Vingt mille lieues sous les mers beq Jules Vernes
Jules Verne
mi Vingt mille lieues sous les mers
BeQ
Jules Verne
1828-1905
Vingt mille lieues sous les mers
roman
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 48 : version 2.0
2
Du même auteur, à la Bibliothèque :
Famille-sans-nom
Le pays des fourrures
Un drame au Mexique,
et autres nouvelles
Docteur Ox
Une ville flottante
Maître du monde
Les tribulations dun
Chinois en Chine
Michel Strogoff
De la terre à la lune
Sans dessus dessous
LArchipel en feu
Les Indes noires
Le chemin de France
Lîle à hélice
Lécole des Robinsons
César Cascabel
Le pilote du Danube
Hector Servadac
Mathias Sandorf
Le sphinx des glaces
Voyages et aventures
du capitaine Hatteras
Un billet de loterie
Le Chancellor
Face au drapeau
Le Rayon-Vert
La Jangada
Lîle mystérieuse
La maison à vapeur
Le village aérien
Clovis Dardentor
3
Vingt mille lieues sous les mers
4
Première partie
5
I
Un écueil fuyant
Lannée 1866 fut marquée par un événement
bizarre, un phénomène inexpliqué et inexplicable
que personne na sans doute oublié. Sans parler
des rumeurs qui agitaient les populations des
ports et surexcitaient lesprit public à lintérieur
des continents, les gens de mer furent
particulièrement émus. Les négociants,
armateurs, capitaines de navires, skippers et
masters de lEurope et de lAmérique, officiers
des marines militaires de tous pays, et, après eux,
les gouvernements des divers États des deux
continents, se préoccupèrent de ce fait au plus
haut point.
En effet, depuis quelque temps, plusieurs
navires sétaient rencontrés sur mer avec « une
chose énorme », un objet long, fusiforme, parfois
6
phosphorescent, infiniment plus vaste et plus
rapide quune baleine.
Les faits relatifs à cette apparition, consignés
aux divers livres de bord, saccordaient assez
exactement sur la structure de lobjet ou de lêtre
en question, la vitesse inouïe de ses mouvements,
la puissance surprenante de sa locomotion, la vie
particulière dont il semblait doué. Si cétait un
cétacé, il surpassait en volume tous ceux que la
science avait classés jusqualors. Ni Cuvier, ni
Lacépède, ni M. Dumeril, ni M. de Quatrefages
neussent admis lexistence dun tel monstre à
moins de lavoir vu, ce qui sappelle vu de leurs
propres yeux de savants.
À prendre la moyenne des observations faites
à diverses reprises en rejetant les évaluations
timides qui assignaient à cet objet une longueur
de deux cents pieds, et en repoussant les opinions
exagérées qui le disaient large dun mille et long
de trois , on pouvait affirmer, cependant, que cet
être phénoménal dépassait de beaucoup toutes les
dimensions admises jusquà ce jour par les
ichtyologistes sil existait toutefois.
7
Or, il existait, le fait en lui-même nétait plus
niable, et, avec ce penchant qui pousse au
merveilleux la cervelle humaine, on comprendra
lémotion produite dans le monde entier par cette
surnaturelle apparition. Quant à la rejeter au rang
des fables, il fallait y renoncer.
En effet, le 20 juillet 1866, le steamer
Governor Higginson, de Calcutta and Burnach
Steam Navigation Company, avait rencontré cette
masse mouvante à cinq milles dans lest des côtes
de lAustralie. Le capitaine Baker se crut, tout
dabord, en présence dun écueil inconnu ; il se
disposait même à en déterminer la situation
exacte, quand deux colonnes deau, projetées par
linexplicable objet, sélancèrent en sifflant à cent
cinquante pieds dans lair. Donc, à moins que cet
écueil ne fût soumis aux expansions
intermittentes dun geyser, le Governor
Higginson avait affaire bel et bien à quelque
mammifère aquatique, inconnu jusque-là, qui
rejetait par ses évents des colonnes deau,
mélangées dair et de vapeur.
Pareil fait fut également observé le 23 juillet
8
de la même année, dans les mers du Pacifique,
par le Cristobal Colon, de West India and Pacific
Steam Navigation Company. Donc, ce cétacé
extraordinaire pouvait se transporter dun endroit
à un autre avec une vélocité surprenante, puisque,
à trois jours dintervalle, le Governor Higginson
et le Cristobal Colon lavaient observé en deux
points de la carte séparés par une distance de plus
de sept cents lieues marines.
Quinze jours plus tard, à deux mille lieues de
là, lHelvetia, de la Compagnie Nationale, et le
Shannon, du Royal Mail, marchant à contrebord
dans cette portion de lAtlantique comprise entre
les États-Unis et lEurope, se signalèrent
respectivement le monstre par 42° 15 de latitude
nord, et 60° 35 de longitude à louest du
méridien de Greenwich. Dans cette observation
simultanée, on crut pouvoir évaluer la longueur
minimum du mammifère à plus de trois cent
cinquante pieds anglais1, puisque le Shannon et
lHelvetia étaient de dimension inférieure à lui,
bien quils mesurassent cent mètres de létrave à
1 Environ 106 mètres. Le pied anglais nest que de 30,40
centimètres.
9
létambot. Or, les plus vastes baleines, celles qui
fréquentent les parages des îles Aléoutiennes, le
Kulammak et lUmgullick, nont jamais dépassé
la longueur de cinquante-six mètres si même
elles latteignent.
Ces rapports arrivés coup sur coup, de
nouvelles observations faites à bord du
transatlantique Le Péreire, un abordage entre
LEtna, de la ligne Inman, et le monstre, un
procès-verbal dressé par les officiers de la frégate
française La Normandie, un très sérieux
relèvement obtenu par létat-major du
commodore Fitz-James à bord du Lord Clyde,
émurent profondément lopinion publique. Dans
les pays dhumeur légère, on plaisanta le
phénomène, mais les pays graves et pratiques,
lAngleterre, lAmérique, lAllemagne, sen
préoccupèrent vivement.
Partout dans les grands centres, le monstre
devint à la mode ; on le chanta dans les cafés, on
le bafoua dans les journaux, on le joua sur les
théâtres. Les canards eurent là une belle occasion
de pondre des oeufs de toute couleur. On vit
10
réapparaître dans les journaux à court de copie
tous les êtres imaginaires et gigantesques,
depuis la baleine blanche, le terrible « Moby
Dick » des régions hyperboréennes, jusquau
Kraken démesuré, dont les tentacules peuvent
enlacer un bâtiment de cinq cents tonneaux et
lentraîner dans les abîmes de locéan. On
reproduisit même les procès-verbaux des temps
anciens, les opinions dAristote et de Pline, qui
admettaient lexistence de ces monstres, puis les
récits norvégiens de lévêque Pontoppidan, les
relations de Paul Heggede, et enfin les rapports
de M. Harrington, dont la bonne foi ne peut être
soupçonnée, quand il affirme avoir vu, étant à
bord du Castillan, en 1857, cet énorme serpent
qui navait jamais fréquenté jusqualors que les
mers de lancien Constitutionnel.
Alors éclata linterminable polémique des
crédules et des incrédules dans les sociétés
savantes et les journaux scientifiques. La
« question du monstre » enflamma les esprits.
Les journalistes qui font profession de science, en
lutte avec ceux qui font profession desprit,
versèrent des flots dencre pendant cette
11
mémorable campagne ; quelques-uns même, deux
ou trois gouttes de sang, car du serpent de mer, ils
en vinrent aux personnalités les plus offensantes.
Six mois durant, la guerre se poursuivit avec
des chances diverses. Aux articles de fond de
lInstitut géographique du Brésil, de lAcadémie
royale des sciences de Berlin, de lAssociation
britannique, de linstitution smithsonienne de
Washington, aux discussions de The Indian
Archipelago, du Cosmos de labbé Moigno, des
Mittheilungen de Petermann, aux chroniques
scientifiques des grands journaux de la France et
de létranger, la petite presse ripostait avec une
verve intarissable. Ses spirituels écrivains
parodiant un mot de Linné, cité par les
adversaires du monstre, soutinrent en effet que
« la nature ne faisait pas de sots », et ils
adjurèrent leurs contemporains de ne point
donner un démenti à la nature, en admettant
lexistence des Krakens, des serpents de mer, des
« Moby Dick » et autres élucubrations de marins
en délire. Enfin, dans un article dun journal
satirique très redouté, le plus aimé de ses
rédacteurs, brochant sur le tout, poussa au
12
monstre, comme Hippolyte, lui porta un dernier
coup, et lacheva au milieu dun éclat de rire
universel. Lesprit avait vaincu la science.
Pendant les premiers mois de lannée 1867, la
question parut être enterrée, et elle ne semblait
pas devoir renaître, quand de nouveaux faits
furent portés à la connaissance du public. Il ne
sagit plus alors dun problème scientifique à
résoudre, mais bien dun danger réel, sérieux, à
éviter. La question prit une tout autre face. Le
monstre redevint îlot, rocher, écueil, mais écueil
fuyant, indéterminable, insaisissable.
Le 5 mars 1867, le Moravian, de Montreal
Ocean Company, se trouvant pendant la nuit par
27° 30 de latitude et 72° 15 de longitude, heurta
de sa hanche de tribord un roc quaucune carte ne
marquait dans ces parages. Sous leffort combiné
du vent et de ses quatre cents chevaux-vapeur, il
marchait à la vitesse de treize noeuds. Nul doute
que sans la qualité supérieure de sa coque, le
Moravian, ouvert au choc, ne se fût englouti avec
les deux cent trente-sept passagers quil ramenait
du Canada.
13
Laccident était arrivé vers cinq heures du
matin, lorsque le jour commençait à poindre. Les
officiers de quart se précipitèrent à larrière du
bâtiment. Ils examinèrent locéan avec la plus
scrupuleuse attention. Ils ne virent rien, si ce
nest un fort remous qui brisait à trois encablures,
comme si les nappes liquides eussent été
violemment battues. Le relèvement du lieu fut
exactement pris, et le Moravian continua sa route
sans avaries apparentes. Avait-il heurté une roche
sous-marine, ou quelque énorme épave dun
naufrage ? on ne put le savoir ; mais, examen fait
de sa carène dans les bassins de radoub, il fut
reconnu quune partie de la quille avait été brisée.
Ce fait, extrêmement grave en lui-même, eût
peut-être été oublié comme tant dautres, si, trois
semaines après, il ne se fût reproduit dans des
conditions identiques. Seulement, grâce à la
nationalité du navire victime de ce nouvel
abordage, grâce à la réputation de la compagnie à
laquelle ce navire appartenait, lévénement eut un
retentissement immense.
Personne nignore le nom du célèbre armateur
14
anglais Cunard. Cet intelligent industriel fonda,
en 1840, un service postal entre Liverpool et
Halifax, avec trois navires en bois et à roues
dune force de quatre cents chevaux, et dune
jauge de onze cent soixante-deux tonneaux. Huit
ans après, le matériel de la Compagnie
saccroissait de quatre navires de six cent
cinquante chevaux et de dix-huit cent vingt
tonnes, et, deux ans plus tard, de deux autres
bâtiments supérieurs en puissance et en tonnage.
En 1853, la compagnie Cunard, dont le privilège
pour le transport des dépêches venait dêtre
renouvelé, ajouta successivement à son matériel
LArabia, Le Persia, Le China, Le Scotia, Le
Java, Le Russia, tous navires de première
marche, et les plus vastes qui, après le Great
Eastern, eussent jamais sillonné les mers. Ainsi
donc, en 1867, la Compagnie possédait douze
navires, dont huit à roues et quatre à hélices.
Si je donne ces détails très succincts, cest afin
que chacun sache bien quelle est limportance de
cette compagnie de transports maritimes, connue
du monde entier pour son intelligente gestion.
Nulle entreprise de navigation transocéanienne
15
na été conduite avec plus dhabileté ; nulle
affaire na été couronnée de plus de succès.
Depuis vingt-six ans, les navires Cunard ont
traversé deux mille fois lAtlantique, et jamais un
voyage na été manqué, jamais un retard na eu
lieu, jamais ni une lettre, ni un homme, ni un
bâtiment nont été perdus. Aussi les passagers
choisissent-ils encore, malgré la concurrence
puissante que lui fait la France, la ligne Cunard
de préférence à toute autre, ainsi quil appert dun
relevé fait sur les documents officiels des
dernières années. Ceci dit, personne ne sétonnera
du retentissement que provoqua laccident arrivé
à lun de ses plus beaux steamers.
Le 13 avril 1867, la mer étant belle, la brise
maniable, le Scotia se trouvait par 15° 12 de
longitude et 45° 37 de latitude. Il marchait avec
une vitesse de treize noeuds quarante-trois
centièmes sous la poussée de ses mille chevauxvapeur.
Ses roues battaient la mer avec une
régularité parfaite. Son tirant deau était alors de
six mètres soixante-dix centimètres, et son
déplacement de six mille six cent vingt-quatre
mètres cubes.
16
À quatre heures dix-sept minutes du soir,
pendant le lunch des passagers réunis dans le
grand salon, un choc, peu sensible, en somme, se
produisit sur la coque du Scotia, par sa hanche et
un peu en arrière de la roue de bâbord.
Le Scotia navait pas heurté, il avait été
heurté, et plutôt par un instrument tranchant ou
perforant que contondant. Labordage avait
semblé si léger que personne ne sen fût inquiété
à bord, sans le cri des caliers qui remontèrent sur
le pont en sécriant :
« Nous coulons ! nous coulons ! »
Tout dabord, les passagers furent très effrayés
mais le capitaine Anderson se hâta de les
rassurer. En effet, le danger ne pouvait être
imminent. Le Scotia, divisé en sept
compartiments par des cloisons étanches, devait
braver impunément une voie deau.
Le capitaine Anderson se rendit
immédiatement dans la cale. Il reconnut que le
cinquième compartiment avait été envahi par la
mer, et la rapidité de lenvahissement prouvait
que la voie deau était considérable. Fort
17
heureusement, ce compartiment ne renfermait pas
les chaudières, car les feux se fussent subitement
éteints.
Le capitaine Anderson fit stopper
immédiatement, et lun des matelots plongea
pour reconnaître lavarie. Quelques instants
après, on constatait lexistence dun trou large de
deux mètres dans la carène du steamer. Une telle
voie deau ne pouvait être aveuglée, et le Scotia,
ses roues à demi noyées, dut continuer ainsi son
voyage. Il se trouvait alors à trois cents milles du
cap Clear, et après trois jours dun retard qui
inquiéta vivement Liverpool, il entra dans les
bassins de la Compagnie.
Les ingénieurs procédèrent alors à la visite du
Scotia, qui fut mis en cale sèche. Ils ne purent en
croire leurs yeux. À deux mètres et demi audessous
de la flottaison souvrait une déchirure
régulière, en forme de triangle isocèle. La cassure
de la tôle était dune netteté parfaite, et elle neût
pas été frappée plus sûrement à lemporte-pièce.
Il fallait donc que loutil perforant qui lavait
produite fût dune trempe peu commune et
18
après avoir été lancé avec une force prodigieuse,
ayant ainsi percé une tôle de quatre centimètres,
il avait dû se retirer de lui-même par un
mouvement rétrograde et vraiment inexplicable.
Tel était ce dernier fait, qui eut pour résultat
de passionner à nouveau lopinion publique.
Depuis ce moment, en effet, les sinistres
maritimes qui navaient pas de cause déterminée
furent mis sur le compte du monstre. Ce
fantastique animal endossa la responsabilité de
tous ces naufrages, dont le nombre est
malheureusement considérable ; car sur trois
mille navires dont la perte est annuellement
relevée au Bureau Veritas, le chiffre des navires à
vapeur ou à voiles, supposés perdus corps et
biens par suite dabsence de nouvelles, ne sélève
pas à moins de deux cents !
Or, ce fut le « monstre » qui, justement ou
injustement, fut accusé de leur disparition, et,
grâce à lui, les communications entre les divers
continents devenant de plus en plus dangereuses,
le public se déclara et demanda catégoriquement
que les mers fussent enfin débarrassées et à tout
19
prix de ce formidable cétacé.
20
II
Le pour et le contre
À lépoque où ces événements se produisirent,
je revenais dune exploration scientifique
entreprise dans les mauvaises terres du Nebraska,
aux États-Unis. En ma qualité de professeur
suppléant au Muséum dhistoire naturelle de
Paris, le gouvernement français mavait joint à
cette expédition. Après six mois passés dans le
Nebraska, chargé de précieuses collections,
jarrivai à New York vers la fin de mars. Mon
départ pour la France était fixé aux premiers jours
de mai. Je moccupais donc, en attendant, de
classer mes richesses minéralogiques, botaniques
et zoologiques, quand arriva lincident du Scotia.
Jétais parfaitement au courant de la question à
lordre du jour, et comment ne laurais-je pas
été ? Javais lu et relu tous les journaux
21
américains et européens sans être plus avancé. Ce
mystère mintriguait. Dans limpossibilité de me
former une opinion, je flottais dun extrême à
lautre. Quil y eût quelque chose, cela ne pouvait
être douteux, et les incrédules étaient invités à
mettre le doigt sur la plaie du Scotia.
À mon arrivée à New York, la question
brûlait. Lhypothèse de lîlot flottant, de lécueil
insaisissable, soutenue par quelques esprits peu
compétents, était absolument abandonnée. Et, en
effet, à moins que cet écueil neût une machine
dans le ventre, comment pouvait-il se déplacer
avec une rapidité si prodigieuse ?
De même fut repoussée lexistence dune
coque flottante, dune énorme épave, et toujours
à cause de la rapidité du déplacement.
Restaient donc deux solutions possibles de la
question, qui créaient deux clans très distincts de
partisans : dun côté, ceux qui tenaient pour un
monstre dune force colossale ; de lautre, ceux
qui tenaient pour un bateau « sous-marin » dune
extrême puissance motrice.
Or, cette dernière hypothèse, admissible après
22
tout, ne put résister aux enquêtes qui furent
poursuivies dans les deux mondes. Quun simple
particulier eût à sa disposition un tel engin
mécanique, cétait peu probable. Où et quand
leût-il fait construire, et comment aurait-il tenu
cette construction secrète ?
Seul, un gouvernement pouvait posséder une
pareille machine destructive, et, en ces temps
désastreux où lhomme singénie à multiplier la
puissance des armes de guerre, il était possible
quun État essayât à linsu des autres ce
formidable engin. Après les chassepots, les
torpilles, après les torpilles, les béliers sousmarins,
puis, la réaction. Du moins, je lespère.
Mais lhypothèse dune machine de guerre
tomba encore devant la déclaration des
gouvernements. Comme il sagissait là dun
intérêt public, puisque les communications
transocéaniennes en souffraient, la franchise des
gouvernements ne pouvait être mise en doute.
Dailleurs, comment admettre que la construction
de ce bateau sous-marin eût échappé aux yeux du
public ? Garder le secret dans ces circonstances
23
est très difficile pour un particulier, et
certainement impossible pour un État dont tous
les actes sont obstinément surveillés par les
puissances rivales.
Donc, après enquêtes faites en Angleterre, en
France, en Russie, en Prusse, en Espagne, en
Italie, en Amérique, voire même en Turquie,
lhypothèse dun Monitor sous-marin fut
définitivement rejetée.
Le monstre revint donc à flot, en dépit des
incessantes plaisanteries dont le lardait la petite
presse et, dans cette voie, les imaginations se
laissèrent bientôt aller aux plus absurdes rêveries
dune ichtyologie fantastique.
À mon arrivée à New York, plusieurs
personnes mavaient fait lhonneur de me
consulter sur le phénomène en question. Javais
publié en France un ouvrage in-quarto en deux
volumes intitulé : Les Mystères des grands fonds
sous-marins. Ce livre, particulièrement goûté du
monde savant, faisait de moi un spécialiste dans
cette partie assez obscure de lhistoire naturelle.
Mon avis me fut demandé. Tant que je pus nier la
24
réalité du fait, je me renfermai dans une absolue
négation. Mais bientôt, collé au mur, je dus
mexpliquer catégoriquement. Et même,
« lhonorable Pierre Aronnax, professeur au
Muséum de Paris », fut mis en demeure par le
New York Herald de formuler une opinion
quelconque.
Je mexécutai. Je parlai, faute de pouvoir me
taire. Je discutai la question sous toutes ses faces,
politiquement et scientifiquement, et je donne ici
un extrait dun article très nourri que je publiai
dans le numéro du 30 avril.
« Ainsi donc, disais-je, après avoir examiné
une à une les diverses hypothèses, toute autre
supposition étant rejetée, il faut nécessairement
admettre lexistence dun animal marin dune
puissance excessive.
« Les grandes profondeurs de locéan nous
sont totalement inconnues. La sonde na su les
atteindre. Que se passe-t-il dans ces abîmes
reculés ? Quels êtres habitent et peuvent habiter à
douze ou quinze milles au-dessous de la surface
des eaux ? Quel est lorganisme de ces animaux ?
25
On saurait à peine le conjecturer.
« Cependant, la solution du problème qui
mest soumis peut affecter la forme du dilemme.
« Ou nous connaissons toutes les variétés
dêtres qui peuplent notre planète, ou nous ne les
connaissons pas.
« Si nous ne les connaissons pas toutes, si la
nature a encore des secrets pour nous en
ichtyologie, rien de plus acceptable que
dadmettre lexistence de poissons ou de cétacés,
despèces ou même de genres nouveaux, dune
organisation essentiellement « fondrière », qui
habitent les couches inaccessibles à la sonde, et
quun événement quelconque, une fantaisie, un
caprice, si lon veut, ramène à de longs
intervalles vers le niveau supérieur de locéan.
« Si, au contraire, nous connaissons toutes les
espèces vivantes, il faut nécessairement chercher
lanimal en question parmi les êtres marins déjà
catalogués, et dans ce cas, je serais disposé à
admettre lexistence dun Narval géant.
« Le narval vulgaire ou licorne de mer atteint
26
souvent une longueur de soixante pieds.
Quintuplez, décuplez même cette dimension,
donnez à ce cétacé une force proportionnelle à sa
taille, accroissez ses armes offensives, et vous
obtenez lanimal voulu. Il aura les proportions
déterminées par les officiers du Shannon,
linstrument exigé par la perforation du Scotia, et
la puissance nécessaire pour entamer la coque
dun steamer.
« En effet, le narval est armé dune sorte
dépée divoire, dune hallebarde, suivant
lexpression de certains naturalistes. Cest une
dent principale qui a la dureté de lacier. On a
trouvé quelques-unes de ces dents implantées
dans le corps des baleines que le narval attaque
toujours avec succès. Dautres ont été arrachées,
non sans peine, de carènes de vaisseaux quelles
avaient percées doutre en outre, comme un foret
perce un tonneau. Le musée de la Faculté de
médecine de Paris possède une de ces défenses
longue de deux mètres vingt-cinq centimètres, et
large de quarante-huit centimètres à sa base !
27
« Eh bien ! supposez larme dix fois plus forte,
et lanimal dix fois plus puissant, lancez-le avec
une rapidité de vingt milles à lheure, multipliez
sa masse par sa vitesse, et vous obtenez un choc
capable de produire la catastrophe demandée.
« Donc, jusquà plus amples informations,
jopinerais pour une licorne de mer, de
dimensions colossales, armée, non plus dune
hallebarde, mais dun véritable éperon comme les
frégates cuirassées ou les « rams » de guerre,
dont elle aurait à la fois la masse et la puissance
motrice.
« Ainsi sexpliquerait ce phénomène
inexplicable à moins quil ny ait rien, en dépit
de ce quon a entrevu, vu, senti et ressenti, ce qui
est encore possible ! »
Ces derniers mots étaient une lâcheté de ma
part ; mais je voulais jusquà un certain point
couvrir ma dignité de professeur, et ne pas trop
prêter à rire aux Américains, qui rient bien, quand
ils rient. Je me réservais une échappatoire. Au
fond, jadmettais lexistence du « monstre ».
Mon article fut chaudement discuté, ce qui lui
28
valut un grand retentissement. Il rallia un certain
nombre de partisans. La solution quil proposait,
dailleurs, laissait libre carrière à limagination.
Lesprit humain se plaît à ces conceptions
grandioses dêtres surnaturels. Or la mer est
précisément leur meilleur véhicule, le seul milieu
où ces géants près desquels les animaux
terrestres, éléphants ou rhinocéros, ne sont que
des nains puissent se produire et se développer.
Les masses liquides transportent les plus grandes
espèces connues de mammifères, et peut-être
recèlent-elles des mollusques dune incomparable
taille, des crustacés effrayants à contempler, tels
que seraient des homards de cent mètres ou des
crabes pesant deux cents tonnes ! Pourquoi non ?
Autrefois, les animaux terrestres, contemporains
des époques géologiques, les quadrupèdes, les
quadrumanes, les reptiles, les oiseaux étaient
construits sur des gabarits gigantesques. Le
Créateur les avait jetés dans un moule colossal
que le temps a réduit peu à peu. Pourquoi la mer,
dans ses profondeurs ignorées, naurait-elle pas
gardé ces vastes échantillons de la vie dun autre
âge, elle qui ne se modifie jamais, alors que le
29
noyau terrestre change presque incessamment ?
Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les
dernières variétés de ces espèces titanesques,
dont les années sont des siècles, et les siècles des
millénaires ?
Mais je me laisse entraîner à des rêveries quil
ne mappartient plus dentretenir ! Trêve à ces
chimères que le temps a changées pour moi en
réalités terribles. Je le répète, lopinion se fit alors
sur la nature du phénomène, et le public admit
sans conteste lexistence dun être prodigieux qui
navait rien de commun avec les fabuleux
serpents de mer.
Mais si les uns ne virent là quun problème
purement scientifique à résoudre, les autres, plus
positifs, surtout en Amérique et en Angleterre,
furent davis de purger locéan de ce redoutable
monstre, afin de rassurer les communications
transocéaniennes. Les journaux industriels et
commerciaux traitèrent la question
principalement à ce point de vue. La Shipping
and Mercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la
Revue maritime et coloniale, toutes les feuilles
30
dévouées aux compagnies dassurances qui
menaçaient délever le taux de leurs primes,
furent unanimes sur ce point.
Lopinion publique sétant prononcée, les
États de lUnion se déclarèrent les premiers. On
fit à New York les préparatifs dune expédition
destinée à poursuivre le narval. Une frégate de
grande marche, lAbraham Lincoln, se mit en
mesure de prendre la mer au plus tôt. Les
arsenaux furent ouverts au commandant Farragut,
qui pressa activement larmement de sa frégate.
Précisément, et ainsi que cela arrive toujours,
du moment que lon se fut décidé à poursuivre le
monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant
deux mois, personne nen entendit parler. Aucun
navire ne le rencontra. Il semblait que cette
licorne eût connaissance des complots qui se
tramaient contre elle. On en avait tant causé, et
même par le câble transatlantique ! Aussi les
plaisants prétendaient-ils que cette fine mouche
avait arrêté au passage quelque télégramme dont
elle faisait maintenant son profit.
Donc, la frégate armée pour une campagne
31
lointaine et pourvue de formidables engins de
pêche, on ne savait plus où la diriger. Et
limpatience allait croissant, quand, le 2 juillet,
on apprit quun steamer de la ligne de San
Francisco de Californie à Shangaï avait revu
lanimal, trois semaines auparavant, dans les
mers septentrionales du Pacifique.
Lémotion causée par cette nouvelle fut
extrême. On naccorda pas vingt-quatre heures de
répit au commandant Farragut. Ses vivres étaient
embarqués. Ses soutes regorgeaient de charbon.
Pas un homme ne manquait à son rôle
déquipage. Il navait quà allumer ses fourneaux,
à chauffer, à démarrer ! On ne lui eût pas
pardonné une demi-journée de retard ! Dailleurs,
le commandant Farragut ne demandait quà
partir.
Trois heures avant que lAbraham Lincoln ne
quittât le pier1 de Brooklyn, je reçus une lettre
libellée en ces termes :
Monsieur Aronnax, professeur au Muséum de
1 Sorte de quai spécial à chaque bâtiment.
32
Paris, Fifth Avenue Hotel.
New York.
Monsieur,
Si vous voulez vous joindre à lexpédition de
lAbraham Lincoln, le gouvernement de lUnion
verra avec plaisir quela France soit représentée
par vous dans cette entreprise. Le commandant
Farragut tient une cabine à votre disposition.
Très cordialement,
votre
J. B. HOBSON,
Secrétaire de la
Marine.
33
III
Comme il plaira à Monsieur
Trois secondes avant larrivée de la lettre de
J.B. Hobson, je ne songeais pas plus à poursuivre
la licorne quà tenter le passage du Nord-Ouest.
Trois secondes après avoir lu la lettre de
lhonorable secrétaire de la marine, je comprenais
enfin que ma véritable vocation, lunique but de
ma vie, était de chasser ce monstre inquiétant et
den purger le monde.
Cependant, je revenais dun pénible voyage,
fatigué, avide de repos. Je naspirais plus quà
revoir mon pays, mes amis, mon petit logement
du Jardin des Plantes, mes chères et précieuses
collections ! Mais rien ne put me retenir.
Joubliai tout, fatigues, amis, collections, et
jacceptai sans plus de réflexion loffre du
gouvernement américain.
34
« Dailleurs, pensai-je, tout chemin ramène en
Europe, et la licorne sera assez aimable pour
mentraîner vers les côtes de France ! Ce digne
animal se laissera prendre dans les mers dEurope
pour mon agrément personnel et je ne veux
pas rapporter moins dun demi-mètre de sa
hallebarde divoire au Muséum dhistoire
naturelle. »
Mais, en attendant, il me fallait chercher ce
narval dans le nord de locéan Pacifique ; ce qui,
pour revenir en France, était prendre le chemin
des antipodes.
« Conseil ! » criai-je dune voix impatiente.
Conseil était mon domestique. Un garçon
dévoué qui maccompagnait dans tous mes
voyages ; un brave Flamand que jaimais et qui
me le rendait bien ; un être flegmatique par
nature, régulier par principe, zélé par habitude,
sétonnant peu des surprises de la vie, très adroit
de ses mains, apte à tout service, et, en dépit de
son nom, ne donnant jamais de conseils même
quand on ne lui en demandait pas.
À se frotter aux savants de notre petit monde
35
du Jardin des Plantes, Conseil en était venu à
savoir quelque chose. Javais en lui un
spécialiste, très ferré sur la classification en
histoire naturelle, parcourant avec une agilité
dacrobate toute léchelle des embranchements,
des groupes, des classes, des sous-classes, des
ordres, des familles, des genres, des sous-genres,
des espèces et des variétés. Mais sa science
sarrêtait là. Classer, cétait sa vie, et il nen
savait pas davantage. Très versé dans la théorie
de la classification, peu dans la pratique, il neût
pas distingué, je crois, un cachalot dune baleine !
Et cependant, quel brave et digne garçon !
Conseil, jusquici et depuis dix ans, mavait
suivi partout où mentraînait la science. Jamais
une réflexion de lui sur la longueur ou la fatigue
dun voyage. Nulle objection à boucler sa valise
pour un pays quelconque, Chine ou Congo, si
éloigné quil fût. Il allait là comme ici, sans en
demander davantage. Dailleurs dune belle santé
qui défiait toutes les maladies ; des muscles
solides, mais pas de nerfs, pas lapparence de
nerfs au moral, sentend.
36
Ce garçon avait trente ans, et son âge était à
celui de son maître comme quinze est à vingt.
Quon mexcuse de dire ainsi que javais
quarante ans.
Seulement, Conseil avait un défaut. Formaliste
enragé, il ne me parlait jamais quà la troisième
personne au point den être agaçant.
« Conseil ! » répétai-je, tout en commençant
dune main fébrile mes préparatifs de départ.
Certainement, jétais sûr de ce garçon si
dévoué. Dordinaire, je ne lui demandais jamais
sil lui convenait ou non de me suivre dans mes
voyages ; mais cette fois, il sagissait dune
expédition qui pouvait indéfiniment se prolonger,
dune entreprise hasardeuse, à la poursuite dun
animal capable de couler une frégate comme une
coque de noix ! Il y avait là matière à réflexion,
même pour lhomme le plus impassible du
monde ! Quallait dire Conseil ?
« Conseil ! » criai-je une troisième fois.
Conseil parut.
« Monsieur mappelle ? dit-il en entrant.
37
Oui, mon garçon. Prépare-moi, prépare-toi.
Nous partons dans deux heures.
Comme il plaira à monsieur, répondit
tranquillement Conseil.
Pas un instant à perdre. Serre dans ma malle
tous mes ustensiles de voyage, des habits, des
chemises, des chaussettes, sans compter mais le
plus que tu pourras, et hâte-toi !
Et les collections de monsieur ? fit observer
Conseil.
On sen occupera plus tard.
Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium,
les oréodons, les chéropotamus et autres
carcasses de monsieur ?
On les gardera à lhôtel.
Et le babiroussa vivant de monsieur ?
On le nourrira pendant notre absence.
Dailleurs, je donnerai lordre de nous expédier
en France notre ménagerie.
Nous ne retournons donc pas à Paris ?
demanda Conseil.
38
Si... certainement..., répondis-je
évasivement, mais en faisant un crochet.
Le crochet qui plaira à monsieur.
Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un
peu moins direct, voilà tout. Nous prenons
passage sur lAbraham Lincoln.
Comme il conviendra à monsieur, répondit
paisiblement Conseil.
Tu sais, mon ami, il sagit du monstre... du
fameux narval... Nous allons en purger les
mers !... Lauteur dun ouvrage in-quarto en deux
volumes sur les Mystères des grands fonds sousmarins
ne peut se dispenser de sembarquer avec
le commandant Farragut. Mission glorieuse,
mais... dangereuse aussi ! On ne sait pas où lon
va ! Ces bêtes-là peuvent être très capricieuses !
Mais nous irons quand même ! Nous avons un
commandant qui na pas froid aux yeux !...
Comme fera monsieur, je ferai, répondit
Conseil.
Et songes-y bien ! car je ne veux rien te
cacher. Cest là un de ces voyages dont on ne
39
revient pas toujours !
Comme il plaira à monsieur. »
Un quart dheure après, nos malles étaient
prêtes. Conseil les avait faites en un tour de main,
et jétais sûr que rien ne manquait, car ce garçon
classait les chemises et les habits aussi bien que
les oiseaux ou les mammifères.
Lascenseur de lhôtel nous déposa au grand
vestibule de lentresol. Je descendis les quelques
marches qui conduisaient au rez-de-chaussée. Je
réglai ma note à ce vaste comptoir toujours
assiégé par une foule considérable. Je donnai
lordre dexpédier pour Paris (France) mes ballots
danimaux empaillés et de plantes desséchées. Je
fis ouvrir un crédit suffisant au babiroussa, et,
Conseil me suivant, je sautai dans une voiture.
Le véhicule à vingt francs la course descendit
Broadway jusquà Union Square, suivit Fourth
Avenue jusquà sa jonction avec Bowery Street,
prit Katrin Street et sarrêta au trente-quatrième
pier. Là, le Katrin ferry-boat nous transporta,
hommes, chevaux et voiture, à Brooklyn, la
grande annexe de New York, située sur la rive
40
gauche de la rivière de lEst, et en quelques
minutes, nous arrivions au quai près duquel
lAbraham Lincoln vomissait par ses deux
cheminées des torrents de fumée noire.
Nos bagages furent immédiatement
transbordés sur le pont de la frégate. Je me
précipitai à bord. Je demandai le commandant
Farragut. Un des matelots me conduisit sur la
dunette, où je me trouvai en présence dun
officier de bonne mine qui me tendit la main.
« Monsieur Pierre Aronnax ? me dit-il.
Lui-même, répondis-je. Le commandant
Farragut ?
En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le
professeur. Votre cabine vous attend. »
Je saluai, et laissant le commandant aux soins
de son appareillage, je me fis conduire à la cabine
qui métait destinée.
LAbraham Lincoln avait été parfaitement
choisi et aménagé pour sa destination nouvelle.
Cétait une frégate de grande marche, munie
dappareils surchauffeurs, qui permettaient de
41
porter à sept atmosphères la tension de sa vapeur.
Sous cette pression, lAbraham Lincoln atteignait
une vitesse moyenne de dix-huit milles et trois
dixièmes à lheure, vitesse considérable, mais
cependant insuffisante pour lutter avec le
gigantesque cétacé.
Les aménagements intérieurs de la frégate
répondaient à ses qualités nautiques. Je fus très
satisfait de ma cabine, située à larrière, qui
souvrait sur le carré des officiers.
« Nous serons bien ici, dis-je à Conseil.
Aussi bien, nen déplaise à monsieur,
répondit Conseil, quun bernard-lhermite dans la
coquille dun buccin. »
Je laissai Conseil arrimer convenablement nos
malles, et je remontai sur le pont afin de suivre
les préparatifs de lappareillage.
À ce moment, le commandant Farragut faisait
larguer les dernières amarres qui retenaient
lAbraham Lincoln au pier de Brooklyn. Ainsi
donc, un quart dheure de retard, moins même, et
la frégate partait sans moi, et je manquais cette
42
expédition extraordinaire, surnaturelle,
invraisemblable, dont le récit véridique pourra
bien trouver cependant quelques incrédules.
Mais le commandant Farragut ne voulait
perdre ni un jour ni une heure pour rallier les
mers dans lesquelles lanimal venait dêtre
signalé. Il fit venir son ingénieur.
« Sommes-nous en pression ? lui demanda-til.
Oui, monsieur, répondit lingénieur.
Go ahead », cria le commandant Farragut.
À cet ordre, qui fut transmis à la machine au
moyen dappareils à air comprimé, les
mécaniciens firent agir la roue de la mise en train.
La vapeur siffla en se précipitant dans les tiroirs
entrouverts. Les longs pistons horizontaux
gémirent et poussèrent les bielles de larbre. Les
branches de lhélice battirent les flots avec une
rapidité croissante, et lAbraham Lincoln
savança majestueusement au milieu dune
centaine de ferry-boats et de tenders1 chargés de
1 Petits bateaux à vapeur qui font le service des grands
steamers.
43
spectateurs, qui lui faisaient cortège.
Les quais de Brooklyn et toute la partie de
New York qui borde la rivière de lEst étaient
couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq
cent mille poitrines, éclatèrent successivement.
Des milliers de mouchoirs sagitèrent au-dessus
de la masse compacte et saluèrent lAbraham
Lincoln jusquà son arrivée dans les eaux de
lHudson, à la pointe de cette presquîle allongée
qui forme la ville de New York.
Alors, la frégate, suivant du côté de New
Jersey ladmirable rive droite du fleuve toute
chargée de villas, passa entre les forts qui la
saluèrent de leurs plus gros canons. LAbraham
Lincoln répondit en amenant et en hissant trois
fois le pavillon américain, dont les trente-neuf
étoiles resplendissaient à sa corne dartimon ;
puis, modifiant sa marche pour prendre le chenal
balisé qui sarrondit dans la baie intérieure
formée par la pointe de Sandy Hook, il rasa cette
langue sablonneuse où quelques milliers de
spectateurs lacclamèrent encore une fois.
Le cortège des boats et des tenders suivait
44
toujours la frégate, et il ne la quitta quà la
hauteur du light-boat dont les deux feux
marquent lentrée des passes de New York.
Trois heures sonnaient alors. Le pilote
descendit dans son canot, et rejoignit la petite
goélette qui lattendait sous le vent. Les feux
furent poussés ; lhélice battit plus rapidement les
flots ; la frégate longea la côte jaune et basse de
Long Island, et, à huit heures du soir, après avoir
perdu dans le nord-ouest les feux de Fire Island,
elle courut à toute vapeur sur les sombres eaux de
lAtlantique.
45
IV
Ned Land
Le commandant Farragut était un bon marin,
digne de la frégate quil commandait. Son navire
et lui ne faisaient quun. Il en était lâme. Sur la
question du cétacé, aucun doute ne sélevait dans
son esprit, et il ne permettait pas que lexistence
de lanimal fût discutée à son bord. Il y croyait
comme certaines bonnes femmes croient au
Léviathan par foi, non par raison. Le monstre
existait, il en délivrerait les mers, il lavait juré.
Cétait une sorte de chevalier de Rhodes, un
Dieudonné de Gozon, marchant à la rencontre du
serpent qui désolait son île. Ou le commandant
Farragut tuerait le narval, ou le narval tuerait le
commandant Farragut. Pas de milieu.
Les officiers du bord partageaient lopinion de
leur chef. Il fallait les entendre causer, discuter,
46
disputer, calculer les diverses chances dune
rencontre, et observer la vaste étendue de locéan.
Plus dun simposait un quart volontaire dans les
barres de perroquet, qui eût maudit une telle
corvée en toute autre circonstance. Tant que le
soleil décrivait son arc diurne, la mâture était
peuplée de matelots auxquels les planches du
pont brûlaient les pieds, et qui ny pouvaient tenir
en place ! Et cependant, lAbraham Lincoln ne
tranchait pas encore de son étrave les eaux
suspectes du Pacifique.
Quant à léquipage, il ne demandait quà
rencontrer la licorne, à la harponner, à la hisser à
bord, à la dépecer. Il surveillait la mer avec une
scrupuleuse attention. Dailleurs, le commandant
Farragut parlait dune certaine somme de deux
mille dollars, réservée à quiconque, mousse ou
matelot, maître ou officier, signalerait lanimal.
Je laisse à penser si les yeux sexerçaient à bord
de lAbraham Lincoln.
Pour mon compte, je nétais pas en reste avec
les autres, et je ne laissais à personne ma part
dobservations quotidiennes. La frégate aurait eu
47
cent fois raison de sappeler lArgus. Seul entre
tous, Conseil protestait par son indifférence
touchant la question qui nous passionnait, et
détonnait sur lenthousiasme général du bord.
Jai dit que le commandant Farragut avait
soigneusement pourvu son navire dappareils
propres à pêcher le gigantesque cétacé. Un
baleinier neût pas été mieux armé. Nous
possédions tous les engins connus, depuis le
harpon qui se lance à la main, jusquaux flèches
barbelées des espingoles et aux balles explosibles
des canardières. Sur le gaillard davant
sallongeait un canon perfectionné, se chargeant
par la culasse, très épais de parois, très étroit
dâme, et dont le modèle doit figurer à
lexposition universelle de 1867. Ce précieux
instrument, dorigine américaine, envoyait, sans
se gêner, un projectile conique de quatre
kilogrammes à une distance moyenne de seize
kilomètres.
Donc, lAbraham Lincoln ne manquait
daucun moyen de destruction. Mais il avait
mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des
48
harponneurs.
Ned Land était un Canadien, dune habileté de
main peu commune, et qui ne connaissait pas
dégal dans son périlleux métier. Adresse et sangfroid,
audace et ruse, il possédait ces qualités à un
degré supérieur, et il fallait être une baleine bien
maligne, ou un cachalot singulièrement astucieux
pour échapper à son coup de harpon.
Ned Land avait environ quarante ans. Cétait
un homme de grande taille plus de six pieds
anglais, vigoureusement bâti, lair grave, peu
communicatif, violent parfois, et très rageur
quand on le contrariait. Sa personne provoquait
lattention, et surtout la puissance de son regard
qui accentuait singulièrement sa physionomie.
Je crois que le commandant Farragut avait
sagement fait dengager cet homme à son bord. Il
valait tout léquipage, à lui seul, pour loeil et le
bras. Je ne saurais le mieux comparer quà un
télescope puissant qui serait en même temps un
canon toujours prêt à partir.
Qui dit Canadien, dit Français, et, si peu
communicatif que fût Ned Land, je dois avouer
49
quil se prit dune certaine affection pour moi.
Ma nationalité lattirait sans doute. Cétait une
occasion pour lui de parler, et pour moi
dentendre cette vieille langue de Rabelais qui est
encore en usage dans quelques provinces
canadiennes. La famille du harponneur était
originaire de Québec, et formait déjà une tribu de
hardis pêcheurs à lépoque où cette ville
appartenait à la France.
Peu à peu, Ned prit goût à causer, et jaimais à
entendre le récit de ses aventures dans les mers
polaires. Il racontait ses pêches et ses combats
avec une grande poésie naturelle. Son récit
prenait une forme épique, et je croyais écouter
quelque Homère canadien, chantant lIliade des
régions hyperboréennes.
Je dépeins maintenant ce hardi compagnon, tel
que je le connais actuellement. Cest que nous
sommes devenus de vieux amis, unis de cette
inaltérable amitié qui naît et se cimente dans les
plus effrayantes conjonctures ! Ah ! brave Ned !
je ne demande quà vivre cent ans encore, pour
me souvenir plus longtemps de toi !
50
Et maintenant, quelle était lopinion de Ned
Land sur la question du monstre marin ? Je dois
avouer quil ne croyait guère à la licorne, et que,
seul à bord, il ne partageait pas la conviction
générale. Il évitait même de traiter ce sujet, sur
lequel je crus devoir lentreprendre un jour.
Par une magnifique soirée du 30 juillet, cestà-
dire trois semaines après notre départ, la frégate
se trouvait à la hauteur du cap Blanc, à trente
milles sous le vent des côtes patagonnes. Nous
avions dépassé le tropique du Capricorne, et le
détroit de Magellan souvrait à moins de sept
cents milles dans le sud. Avant huit jours,
lAbraham Lincoln sillonnerait les flots du
Pacifique.
Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous
causions de choses et dautres, regardant cette
mystérieuse mer dont les profondeurs sont restées
jusquici inaccessibles aux regards de lhomme.
Jamenai tout naturellement la conversation sur la
licorne géante, et jexaminai les diverses chances
de succès ou dinsuccès de notre expédition. Puis,
voyant que Ned me laissait parler sans trop rien
51
dire, je le poussai plus directement.
« Comment, Ned, lui demandai-je, comment
pouvez-vous ne pas être convaincu de lexistence
du cétacé que nous poursuivons ? Avez-vous
donc des raisons particulières de vous montrer si
incrédule ? »
Le harponneur me regarda pendant quelques
instants avant de répondre, frappa de sa main son
large front par un geste qui lui était habituel,
ferma les yeux comme pour se recueillir, et dit
enfin :
« Peut-être bien, monsieur Aronnax.
Cependant, Ned, vous, un baleinier de
profession, vous qui êtes familiarisé avec les
grands mammifères marins, vous dont
limagination doit aisément accepter lhypothèse
de cétacés énormes, vous devriez être le dernier à
douter en de pareilles circonstances !
Cest ce qui vous trompe, monsieur le
professeur, répondit Ned. Que le vulgaire croie à
des comètes extraordinaires qui traversent
lespace, ou à lexistence de monstres
52
antédiluviens qui peuplent lintérieur du globe,
passe encore, mais ni lastronome, ni le géologue
nadmettent de telles chimères. De même, le
baleinier. Jai poursuivi beaucoup de cétacés, jen
ai harponné un grand nombre, jen ai tué
plusieurs, mais si puissants et si bien armés quils
fussent, ni leurs queues, ni leurs défenses
nauraient pu entamer les plaques de tôle dun
steamer.
Cependant, Ned, on cite des bâtiments que la
dent du narval a traversés de part en part.
Des navires en bois, cest possible, répondit
le Canadien, et encore, je ne les ai jamais vus.
Donc, jusquà preuve contraire, je nie que
baleines, cachalots ou licornes puissent produire
un pareil effet.
Écoutez-moi, Ned...
Non, monsieur le professeur, non. Tout ce
que vous voudrez excepté cela. Un poulpe
gigantesque, peut-être ?...
Encore moins, Ned. Le poulpe nest quun
mollusque, et ce nom même indique le peu de
53
consistance de ses chairs. Eût-il cinq cents pieds
de longueur, le poulpe, qui nappartient point à
lembranchement des vertébrés, est tout à fait
inoffensif pour des navires tels que le Scotia ou
lAbraham Lincoln. Il faut donc rejeter au rang
des fables les prouesses des Krakens ou autres
monstres de cette espèce.
Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned
Land dun ton assez narquois, vous persistez à
admettre lexistence dun énorme cétacé... ?
Oui, Ned, je vous le répète avec une
conviction qui sappuie sur la logique des faits. Je
crois à lexistence dun mammifère, puissamment
organisé, appartenant à lembranchement des
vertébrés, comme les baleines, les cachalots ou
les dauphins, et muni dune défense cornée dont
la force de pénétration est extrême.
Hum ! fit le harponneur, en secouant la tête
de lair dun homme qui ne veut pas se laisser
convaincre.
Remarquez, mon digne Canadien, repris-je,
que si un tel animal existe, sil habite les
profondeurs de locéan, sil fréquente les couches
54
liquides situées à quelques milles au-dessous de
la surface des eaux, il possède nécessairement un
organisme dont la solidité défie toute
comparaison.
Et pourquoi cet organisme si puissant ?
demanda Ned.
Parce quil faut une force incalculable pour
se maintenir dans les couches profondes et
résister à leur pression.
Vraiment ? dit Ned qui me regardait en
clignant de loeil.
Vraiment, et quelques chiffres vous le
prouveront sans peine.
Oh ! les chiffres répliqua Ned. On fait ce
quon veut avec les chiffres !
En affaires, Ned, mais non en
mathématiques. Écoutez-moi. Admettons que la
pression dune atmosphère soit représentée par la
pression dune colonne deau haute de trentedeux
pieds. En réalité, la colonne deau serait
dune moindre hauteur, puisquil sagit de leau
de mer dont la densité est supérieure à celle de
55
leau douce. Eh bien, quand vous plongez, Ned,
autant de fois trente-deux pieds deau au-dessus
de vous, autant de fois votre corps supporte une
pression égale à celle de latmosphère, cest-àdire
de kilogrammes par chaque centimètre carré
de sa surface. Il suit de là quà trois cent vingt
pieds cette pression est de dix atmosphères, de
cent atmosphères à trois mille deux cents pieds,
et de mille atmosphères à trente-deux mille pieds,
soit deux lieues et demie environ. Ce qui
équivaut à dire que si vous pouviez atteindre cette
profondeur dans locéan, chaque centimètre carré
de la surface de votre corps subirait une pression
de mille kilogrammes. Or, mon brave Ned, savezvous
ce que vous avez de centimètres carrés en
surface ?
Je ne men doute pas, monsieur Aronnax.
Environ dix-sept mille.
Tant que cela ?
Et comme en réalité la pression
atmosphérique est un peu supérieure au poids
dun kilogramme par centimètre carré, vos dixsept
mille centimètres carrés supportent en ce
56
moment une pression de dix-sept mille cinq cent
soixante-huit kilogrammes.
Sans que je men aperçoive ?
Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous
nêtes pas écrasé par une telle pression, cest que
lair pénètre à lintérieur de votre corps avec une
pression égale. De là un équilibre parfait entre la
poussée intérieure et la poussée extérieure, qui se
neutralisent, ce qui vous permet de les supporter
sans peine. Mais dans leau, cest autre chose.
Oui, je comprends, répondit Ned, devenu
plus attentif, parce que leau mentoure et ne me
pénètre pas.
Précisément, Ned. Ainsi donc, à trente-deux
pieds au-dessous de la surface de la mer, vous
subiriez une pression de dix-sept mille cinq cent
soixante-huit kilogrammes ; à trois cent vingt
pieds, dix fois cette pression, soit cent soixantequinze
mille six cent quatre-vingts kilogrammes ;
à trois mille deux cents pieds, cent fois cette
pression, soit dix-sept cent cinquante-six mille
huit cents kilogrammes ; à trente-deux mille
pieds, enfin, mille fois cette pression, soit dix-
57
sept millions cinq cent soixante-huit mille
kilogrammes ; cest-à-dire que vous seriez aplati
comme si lon vous retirait des plateaux dune
machine hydraulique !
Diable ! fit Ned.
Eh bien, mon digne harponneur, si des
vertébrés, longs de plusieurs centaines de mètres
et gros à proportion, se maintiennent à de
pareilles profondeurs, eux dont la surface est
représentée par des millions de centimètres
carrés, cest par milliards de kilogrammes quil
faut estimer la poussée quils subissent. Calculez
alors quelle doit être la résistance de leur
charpente osseuse et la puissance de leur
organisme pour résister à de telles pressions !
Il faut, répondit Ned Land, quils soient
fabriqués en plaques de tôle de huit pouces,
comme les frégates cuirassées.
Comme vous dites, Ned, et songez alors aux
ravages que peut produire une pareille masse
lancée avec la vitesse dun express contre la
coque dun navire.
58
Oui... en effet... peut-être, répondit le
Canadien, ébranlé par ces chiffres, mais qui ne
voulait pas se rendre.
Eh bien, vous ai-je convaincu ?
Vous mavez convaincu dune chose,
monsieur le naturaliste, cest que si de tels
animaux existent au fond des mers, il faut
nécessairement quils soient aussi forts que vous
le dites.
Mais sils nexistent pas, entêté harponneur,
comment expliquez-vous laccident arrivé au
Scotia ?
Cest peut-être.... dit Ned hésitant.
Allez donc !
Parce que... ça nest pas vrai ! » répondit le
Canadien, en reproduisant sans le savoir une
célèbre réponse dArago.
Mais cette réponse prouvait lobstination du
harponneur et pas autre chose. Ce jour-là, je ne le
poussai pas davantage. Laccident du Scotia
nétait pas niable. Le trou existait si bien quil
avait fallu le boucher, et je ne pense pas que
59
lexistence dun trou puisse se démontrer plus
catégoriquement. Or, ce trou ne sétait pas fait
tout seul, et puisquil navait pas été produit par
des roches sous-marines ou des engins sousmarins,
il était nécessairement dû à loutil
perforant dun animal.
Or, suivant moi, et pour toutes les raisons
précédemment déduites, cet animal appartenait à
lembranchement des vertébrés, à la classe des
mammifères, au groupe des pisciformes, et
finalement à lordre des cétacés. Quant à la
famille dans laquelle il prenait rang, baleine,
cachalot ou dauphin, quant au genre dont il faisait
partie, quant à lespèce dans laquelle il convenait
de le ranger, cétait une question à élucider
ultérieurement. Pour la résoudre, il fallait
disséquer ce monstre inconnu, pour le disséquer
le prendre, pour le prendre le harponner ce qui
était laffaire de Ned Land , pour le harponner le
voir ce qui était laffaire de léquipage , et
pour le voir le rencontrer ce qui était laffaire
du hasard.
60
V
À laventure !
Le voyage de lAbraham Lincoln, pendant
quelque temps, ne fut marqué par aucun incident.
Cependant une circonstance se présenta, qui mit
en relief la merveilleuse habileté de Ned Land, et
montra quelle confiance on devait avoir en lui.
Au large des Malouines, le 30 juin, la frégate
communiqua avec des baleiniers américains, et
nous apprîmes quils navaient eu aucune
connaissance du narval. Mais lun deux, le
capitaine du Monroe, sachant que Ned Land était
embarqué à bord de lAbraham Lincoln, demanda
son aide pour chasser une baleine qui était en
vue. Le commandant Farragut, désireux de voir
Ned Land à loeuvre, lautorisa à se rendre à bord
du Monroe. Et le hasard servit si bien notre
Canadien, quau lieu dune baleine, il en
61
harponna deux dun coup double, frappant lune
droit au coeur, et semparant de lautre après une
poursuite de quelques minutes !
Décidément, si le monstre a jamais affaire au
harpon de Ned Land, je ne parierai pas pour le
monstre.
La frégate prolongea la côte sud-est de
lAmérique avec une rapidité prodigieuse. Le 3
juillet, nous étions à louvert du détroit de
Magellan, à la hauteur du cap des Vierges. Mais
le commandant Farragut ne voulut pas prendre ce
sinueux passage, et manoeuvra de manière à
doubler le cap Horn.
Léquipage lui donna raison à lunanimité. Et,
en effet, était-il probable que lon pût rencontrer
le narval dans ce détroit resserré ? Bon nombre
de matelots affirmaient que le monstre ny
pouvait passer, « quil était trop gros pour cela ! »
Le 6 juillet, vers trois heures du soir,
lAbraham Lincoln, à quinze milles dans le sud,
doubla cet îlot solitaire, ce roc perdu à lextrémité
du continent américain, auquel des marins
hollandais imposèrent le nom de leur ville natale,
62
le cap Horn. La route fut donnée vers le nordouest,
et le lendemain, lhélice de la frégate battit
enfin les eaux du Pacifique.
« Ouvre loeil ! ouvre loeil ! » répétaient les
matelots de lAbraham Lincoln.
Et ils louvraient démesurément. Les yeux et
les lunettes, un peu éblouis, il est vrai, par la
perspective de deux mille dollars, ne restèrent pas
un instant au repos. Jour et nuit, on observait la
surface de locéan, et les nyctalopes, dont la
faculté de voir dans lobscurité accroissait les
chances de cinquante pour cent, avaient beau jeu
pour gagner la prime.
Moi, que lappât de largent nattirait guère, je
nétais pourtant pas le moins attentif du bord. Ne
donnant que quelques minutes aux repas,
quelques heures au sommeil, indifférent au soleil
ou à la pluie, je ne quittais plus le pont du navire.
Tantôt penché sur les bastingages du gaillard
davant, tantôt appuyé à la lisse de larrière, je
dévorais dun oeil avide le cotonneux sillage qui
blanchissait la mer jusquà perte de vue Et que de
fois jai partagé lémotion de létat-major, de
63
léquipage, lorsque quelque capricieuse baleine
élevait son dos noirâtre au-dessus des flots. Le
pont de la frégate se peuplait en un instant. Les
capots vomissaient un torrent de matelots et
dofficiers. Chacun, la poitrine haletante, loeil
trouble, observait la marche du cétacé. Je
regardais, je regardais à en user ma rétine, à en
devenir aveugle, tandis que Conseil, toujours
flegmatique, me répétait dun ton calme :
« Si monsieur voulait avoir la bonté de moins
écarquiller ses yeux, monsieur verrait bien
davantage ! »
Mais, vaine émotion ! LAbraham Lincoln
modifiait sa route, courait sur lanimal signalé,
simple baleine ou cachalot vulgaire, qui
disparaissait bientôt au milieu dun concert
dimprécations !
Cependant, le temps restait favorable. Le
voyage saccomplissait dans les meilleures
conditions. Cétait alors la mauvaise saison
australe, car le juillet de cette zone correspond à
notre janvier dEurope ; mais la mer se
maintenait belle, et se laissait facilement observer
64
dans un vaste périmètre.
Ned Land montrait toujours la plus tenace
incrédulité ; il affectait même de ne point
examiner la surface des flots en dehors de son
temps de bordée du moins quand aucune
baleine nétait en vue. Et pourtant sa merveilleuse
puissance de vision aurait rendu de grands
services. Mais, huit heures sur douze, cet entêté
Canadien lisait ou dormait dans sa cabine. Cent
fois, je lui reprochai son indifférence.
« Bah ! répondait-il, il ny a rien, monsieur
Aronnax, et, y eût-il quelque animal, quelle
chance avons-nous de lapercevoir ? Est-ce que
nous ne courons pas à laventure ? On a revu, diton,
cette bête introuvable dans les hautes mers du
Pacifique, je veux bien ladmettre ; mais deux
mois déjà se sont écoulés depuis cette rencontre,
et à sen rapporter au tempérament de votre
narval, il naime point à moisir longtemps dans
les mêmes parages ! Il est doué dune prodigieuse
facilité de déplacement. Or, vous le savez mieux
que moi, monsieur le professeur, la nature ne fait
rien à contresens, et elle ne donnerait pas à un
65
animal lent de sa nature la faculté de se mouvoir
rapidement, sil navait pas besoin de sen servir.
Donc, si la bête existe, elle est déjà loin ! »
À cela, je ne savais que répondre.
Évidemment, nous marchions en aveugles. Mais
le moyen de procéder autrement ? Aussi, nos
chances étaient-elles fort limitées. Cependant,
personne ne doutait encore du succès, et pas un
matelot du bord neût parié contre le narval et
contre sa prochaine apparition.
Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut
coupé par 105° de longitude, et le 27 du même
mois, nous franchissions léquateur sur le cent
dixième méridien. Ce relèvement fait, la frégate
prit une direction plus décidée vers louest, et
sengagea dans les mers centrales du Pacifique.
Le commandant Farragut pensait, avec raison,
quil valait mieux fréquenter les eaux profondes,
et séloigner des continents ou des îles dont
lanimal avait toujours paru éviter lapproche,
« sans doute parce quil ny avait pas assez deau
pour lui ! » disait le maître déquipage. La frégate
passa donc au large des Pomotou, des Marquises,
66
des Sandwich, coupa le tropique du Cancer par
132° de longitude, et se dirigea vers les mers de
Chine.
Nous étions enfin sur le théâtre des derniers
ébats du monstre ! Et, pour tout dire, on ne vivait
plus à bord. Les coeurs palpitaient
effroyablement, et se préparaient pour lavenir
dincurables anévrismes. Léquipage entier
subissait une surexcitation nerveuse, dont je ne
saurais donner lidée. On ne mangeait pas, on ne
dormait plus. Vingt fois par jour, une erreur
dappréciation, une illusion doptique de quelque
matelot perché sur les barres, causaient
dintolérables douleurs, et ces émotions, vingt
fois répétées, nous maintenaient dans un état
déréthisme trop violent pour ne pas amener une
réaction prochaine.
Et en effet, la réaction ne tarda pas à se
produire. Pendant trois mois, trois mois dont
chaque jour durait un siècle ! lAbraham Lincoln
sillonna toutes les mers septentrionales du
Pacifique, courant aux baleines signalées, faisant
de brusques écarts de route, virant subitement
67
dun bord sur lautre, sarrêtant soudain, forçant
ou renversant sa vapeur, coup sur coup, au risque
de déniveler sa machine, et il ne laissa pas un
point inexploré des rivages du Japon à la côte
américaine. Et rien ! rien que limmensité des
flots déserts ! rien qui ressemblât à un narval
gigantesque, ni à un îlot sous-marin, ni à une
épave de naufrage, ni à un écueil fuyant, ni à quoi
que ce fût de surnaturel !
La réaction se fit donc. Le découragement
sempara dabord des esprits, et ouvrit une brèche
à lincrédulité. Un nouveau sentiment se produisit
à bord, qui se composait de trois dixièmes de
honte contre sept dixièmes de fureur. On était
« tout bête » de sêtre laissé prendre à une
chimère, mais encore plus furieux ! Les
montagnes darguments entassés depuis un an
sécroulèrent à la fois, et chacun ne songea plus
quà se rattraper, aux heures de repas ou de
sommeil, du temps quil avait si sottement
sacrifié.
Avec la mobilité naturelle à lesprit humain,
dun excès on se jeta dans un autre. Les plus
68
chauds partisans de lentreprise devinrent
fatalement ses plus ardents détracteurs. La
réaction monta des fonds du navire, du poste des
soutiers jusquau carré de létat-major, et
certainement, sans un entêtement très particulier
du commandant Farragut, la frégate eût
définitivement remis le cap au sud.
Cependant, cette recherche inutile ne pouvait
se prolonger plus longtemps. LAbraham Lincoln
navait rien à se reprocher, ayant tout fait pour
réussir. Jamais équipage dun bâtiment de la
marine américaine ne montra plus de patience et
plus de zèle ; son insuccès ne saurait lui être
imputé ; il ne restait plus quà revenir.
Une représentation dans ce sens fut faite au
commandant. Le commandant tint bon. Les
matelots ne cachèrent point leur mécontentement,
et le service en souffrit. Je ne veux pas dire quil
y eut révolte à bord, mais après une raisonnable
période dobstination, le commandant Farragut,
comme autrefois Colomb, demanda trois jours de
patience. Si dans le délai de trois jours, le
monstre navait pas paru, lhomme de barre
69
donnerait trois tours de roue, et lAbraham
Lincoln ferait route vers les mers européennes.
Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle
eut tout dabord pour résultat de ranimer les
défaillances de léquipage. Locéan fut observé
avec une nouvelle attention. Chacun voulait lui
jeter ce dernier coup doeil dans lequel se résume
tout le souvenir. Les lunettes fonctionnèrent avec
une activité fiévreuse. Cétait un suprême défi
porté au narval géant, et celui-ci ne pouvait
raisonnablement se dispenser de répondre à cette
sommation « à comparaître » !
Deux jours se passèrent. LAbraham Lincoln
se tenait sous petite vapeur. On employait mille
moyens pour éveiller lattention ou stimuler
lapathie de lanimal, au cas où il se fût rencontré
dans ces parages. Dénormes quartiers de lard
furent mis à la traîne pour la plus grande
satisfaction des requins, je dois le dire. Les
embarcations rayonnèrent dans toutes les
directions autour de lAbraham Lincoln, pendant
quil mettait en panne, et ne laissèrent pas un
point de mer inexploré. Mais le soir du 4
70
novembre arriva sans que se fût dévoilé ce
mystère sous-marin.
Le lendemain, 5 novembre, à midi, expirait le
délai de rigueur. Après le point, le commandant
Farragut, fidèle à sa promesse, devait donner la
route au sud-est, et abandonner définitivement les
régions septentrionales du Pacifique.
La frégate se trouvait alors par 31° 15 de
latitude nord et par 136° 42 de longitude est. Les
terres du Japon nous restaient à moins de deux
cents milles sous le vent. La nuit approchait. On
venait de piquer huit heures. De gros nuages
voilaient le disque de la lune, alors dans son
premier quartier. La mer ondulait paisiblement
sous létrave de la frégate.
En ce moment, jétais appuyé à lavant, sur le
bastingage de tribord. Conseil, posté près de moi,
regardait devant lui. Léquipage, juché dans les
haubans, examinait lhorizon qui se rétrécissait et
sobscurcissait peu à peu. Les officiers, armés de
leur lorgnette de nuit, fouillaient lobscurité
croissante. Parfois le sombre océan étincelait
sous un rayon que la lune dardait entre la frange
71
de deux nuages. Puis, toute trace lumineuse
sévanouissait dans les ténèbres.
En observant Conseil, je constatai que ce
brave garçon subissait tant soit peu linfluence
générale. Du moins, je le crus ainsi. Peut-être, et
pour la première fois, ses nerfs vibraient-ils sous
laction dun sentiment de curiosité.
« Allons, Conseil, lui dis-je, voilà une dernière
occasion dempocher deux mille dollars.
Que monsieur me permette de le lui dire,
répondit Conseil, je nai jamais compté sur cette
prime, et le gouvernement de lUnion pouvait
promettre cent mille dollars, il nen aurait pas été
plus pauvre.
Tu as raison, Conseil. Cest une sotte affaire,
après tout, et dans laquelle nous nous sommes
lancés trop légèrement. Que de temps perdu, que
démotions inutiles ! Depuis six mois déjà, nous
serions rentrés en France...
Dans le petit appartement de monsieur,
répliqua Conseil, dans le muséum de monsieur !
Et jaurais déjà classé les fossiles de monsieur !
72
Et le babiroussa de monsieur serait installé dans
sa cage du Jardin des Plantes, et il attirerait tous
les curieux de la capitale !
Comme tu dis, Conseil, et sans compter,
jimagine, que lon se moquera de nous !
Effectivement, répondit tranquillement
Conseil, je pense que lon se moquera de
monsieur. Et, faut-il le dire... ?
Il faut le dire, Conseil.
Eh bien, monsieur naura que ce quil
mérite !
Vraiment !
Quand on a lhonneur dêtre un savant
comme monsieur, on ne sexpose pas... »
Conseil ne put achever son compliment. Au
milieu du silence général, une voix venait de se
faire entendre. Cétait la voix de Ned Land, et
Ned Land sécriait :
« Ohé ! la chose en question, sous le vent, par
le travers à nous ! »
73
VI
À toute vapeur
À ce cri, léquipage entier se précipita vers le
harponneur, commandant, officiers, maîtres,
matelots, mousses, jusquaux ingénieurs qui
quittèrent leur machine, jusquaux chauffeurs qui
abandonnèrent leurs fourneaux. Lordre de
stopper avait été donné, et la frégate ne courait
plus que sur son erre.
Lobscurité était profonde alors, et quelque
bons que fussent les yeux du Canadien, je me
demandais comment il avait vu et ce quil avait
pu voir. Mon coeur battait à se rompre.
Mais Ned Land ne sétait pas trompé, et tous,
nous aperçûmes lobjet quil indiquait de la main.
À deux encablures de lAbraham Lincoln et de
sa hanche de tribord, la mer semblait être
74
illuminée par-dessous. Ce nétait point un simple
phénomène de phosphorescence, et lon ne
pouvait sy tromper. Le monstre, immergé à
quelques toises de la surface des eaux, projetait
cet éclat très intense, mais inexplicable, que
mentionnaient les rapports de plusieurs
capitaines. Cette magnifique irradiation devait
être produite par un agent dune grande puissance
éclairante. La partie lumineuse décrivait sur la
mer un immense ovale très allongé, au centre
duquel se condensait un foyer ardent dont
linsoutenable éclat séteignait par dégradations
successives.
« Ce nest quune agglomération de molécules
phosphorescentes, sécria lun des officiers.
Non, monsieur, répliquai-je avec conviction.
Jamais les pholades ou les salpes ne produisent
une si puissante lumière. Cet éclat est de nature
essentiellement électrique... Dailleurs, voyez,
voyez ! il se déplace ! il se meut en avant, en
arrière ! il sélance sur nous ! »
Un cri général séleva de la frégate.
« Silence ! dit le commandant Farragut. La
75
barre au vent, toute ! Machine en arrière ! »
Les matelots se précipitèrent à la barre, les
ingénieurs à leur machine. La vapeur fut
immédiatement renversée, et lAbraham Lincoln,
abattant sur bâbord, décrivit un demi-cercle.
« La barre droite ! Machine en avant ! » cria le
commandant Farragut.
Ces ordres furent exécutés, et la frégate
séloigna rapidement du foyer lumineux.
Je me trompe. Elle voulut séloigner, mais le
surnaturel animal se rapprocha avec une vitesse
double de la sienne.
Nous étions haletants. La stupéfaction, bien
plus que la crainte, nous tenait muets et
immobiles. Lanimal nous gagnait en se jouant. Il
fit le tour de la frégate qui filait alors quatorze
noeuds, et lenveloppa de ses nappes électriques
comme dune poussière lumineuse. Puis il
séloigna de deux ou trois milles, laissant une
traînée phosphorescente comparable aux
tourbillons de vapeur que jette en arrière la
locomotive dun express. Tout dun coup, des
76
obscures limites de lhorizon, où il alla prendre
son élan, le monstre fonça subitement vers
lAbraham Lincoln avec une effrayante rapidité,
sarrêta brusquement à vingt pieds de ses
préceintes, séteignit non pas en sabîmant sous
les eaux, puisque son éclat ne subit aucune
dégradation, mais soudainement et comme si la
source de son brillant effluve se fût subitement
tarie ! Puis, il reparut de lautre côté du navire,
soit quil leût tourné, soit quil eût glissé sous sa
coque. À chaque instant, une collision pouvait se
produire, qui nous eût été fatale.
Cependant, je métonnais des manoeuvres de la
frégate. Elle fuyait et nattaquait pas. Elle était
poursuivie, elle qui devait poursuivre, et jen fis
lobservation au commandant Farragut. Sa figure,
dordinaire si impassible, était empreinte dun
indéfinissable étonnement.
« Monsieur Aronnax, me répondit-il, je ne sais
à quel être formidable jai affaire, et je ne veux
pas risquer imprudemment ma frégate au milieu
de cette obscurité. Dailleurs, comment attaquer
linconnu, comment sen défendre ? Attendons le
77
jour et les rôles changeront.
Vous navez plus de doute, commandant, sur
la nature de lanimal ?
Non, monsieur, cest évidemment un narval
gigantesque, mais aussi un narval électrique.
Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus
lapprocher quun gymnote ou une torpille !
En effet, répondit le commandant, et sil
possède en lui une puissance foudroyante, cest à
coup sûr le plus terrible animal qui soit jamais
sorti de la main du Créateur. Cest pourquoi,
monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. »
Tout léquipage resta sur pied pendant la nuit.
Personne ne songea à dormir. LAbraham
Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait
modéré sa marche et se tenait sous petite vapeur.
De son côté, le narval, imitant la frégate, se
laissait bercer au gré des lames, et semblait
décidé à ne point abandonner le théâtre de la
lutte.
Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour
employer une expression plus juste, il
78
« séteignit » comme un gros ver luisant. Avait-il
fui ? il fallait le craindre, non pas lespérer. Mais
à une heure moins sept minutes du matin, un
sifflement assourdissant se fit entendre,
semblable à celui que produit une colonne deau,
chassée avec une extrême violence.
Le commandant Farragut, Ned Land et moi,
nous étions alors sur la dunette, jetant davides
regards à travers les profondes ténèbres.
« Ned Land, demanda le commandant, vous
avez souvent entendu rugir des baleines ?
Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles
baleines dont la vue mait rapporté deux mille
dollars.
En effet, vous avez droit à la prime. Mais,
dites-moi, ce bruit nest-il pas celui que font les
cétacés rejetant leau par leurs évents ?
Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est
incomparablement plus fort. Aussi ne peut-on sy
tromper. Cest bien un cétacé qui se tient là dans
nos eaux. Avec votre permission, monsieur,
ajouta le harponneur, nous lui dirons deux mots
79
demain au lever du jour.
Sil est dhumeur à vous entendre, maître
Land, répondis-je dun ton peu convaincu.
Que je lapproche à quatre longueurs de
harpon, riposta le Canadien, et il faudra bien quil
mécoute !
Mais pour lapprocher, reprit le
commandant, je devrai mettre une baleinière à
votre disposition ?
Sans doute, monsieur.
Ce sera jouer la vie de mes hommes ?
Et la mienne ! » répondit simplement le
harponneur.
Vers deux heures du matin, le foyer lumineux
reparut, non moins intense, à cinq milles au vent
de lAbraham Lincoln. Malgré la distance, malgré
le bruit du vent et de la mer, on entendait
distinctement les formidables battements de
queue de lanimal, et jusquà sa respiration
haletante. Il semblait quau moment où lénorme
narval venait respirer à la surface de locéan, lair
sengouffrait dans ses poumons, comme fait la
80
vapeur dans les vastes cylindres dune machine
de deux mille chevaux.
« Hum ! pensai-je, une baleine qui aurait la
force dun régiment de cavalerie, ce serait une
jolie baleine ! »
On resta sur le qui-vive jusquau jour, et lon
se prépara au combat. Les engins de pêche furent
disposés le long des bastingages. Le second fit
charger ces espingoles qui lancent un harpon à
une distance de un mille, et de longues
canardières à balles explosives dont la blessure
est mortelle, même aux plus puissants animaux.
Ned Land sétait contenté daffûter son harpon,
arme terrible dans sa main.
À six heures, laube commença à poindre, et
avec les premières lueurs de laurore disparut
léclat électrique du narval. À sept heures, le jour
était suffisamment fait, mais une brume matinale
très épaisse rétrécissait lhorizon et les meilleures
lorgnettes ne pouvaient la percer. De là,
désappointement et colère.
Je me hissai jusquaux barres dartimon.
Quelques officiers sétaient déjà perchés à la tête
81
des mâts.
À huit heures, la brume roula lourdement sur
les flots, et ses grosses volutes se levèrent peu à
peu. Lhorizon sélargissait et se purifiait à la
fois.
Soudain, et comme la veille, la voix de Ned
Land se fit entendre.
« La chose en question, par bâbord derrière ! »
cria le harponneur.
Tous les regards se dirigèrent vers le point
indiqué.
Là, à un mille et demi de la frégate, un long
corps noirâtre émergeait dun mètre au-dessus
des flots. Sa queue, violemment agitée, produisait
un remous considérable. Jamais appareil caudal
ne battit la mer avec une telle puissance. Un
immense sillage, dune blancheur éclatante,
marquait le passage de lanimal et décrivait une
courbe allongée.
La frégate sapprocha du cétacé. Je lexaminai
en toute liberté desprit. Les rapports du Shannon
et de lHelvetia avaient un peu exagéré ses
82
dimensions, et jestimai sa longueur à deux cent
cinquante pieds seulement. Quant à sa grosseur,
je ne pouvais que difficilement lapprécier ; mais,
en somme, lanimal me parut être admirablement
proportionné dans ses trois dimensions.
Pendant que jobservais cet être phénoménal,
deux jets de vapeur et deau sélancèrent de ses
évents, et montèrent à une hauteur de quarante
mètres, ce qui me fixa sur son mode de
respiration. Jen conclus définitivement quil
appartenait à lembranchement des vertébrés,
classe des mammifères, sous-classe des
monodelphiens, groupe des pisciformes, ordre
des cétacés, famille... Ici, je ne pouvais encore
me prononcer. Lordre des cétacés comprend
trois familles : les baleines, les cachalots et les
dauphins, et cest dans cette dernière que sont
rangés les narvals. Chacune de ces familles se
divise en plusieurs genres, chaque genre en
espèces, chaque espèce en variétés. Variété,
espèce, genre et famille me manquaient encore,
mais je ne doutais pas de compléter ma
classification avec laide du Ciel et du
commandant Farragut.
83
Léquipage attendait impatiemment les ordres
de son chef. Celui-ci, après avoir attentivement
observé lanimal, fit appeler lingénieur.
Lingénieur accourut.
« Monsieur, dit le commandant, vous avez de
la pression ?
Oui, monsieur, répondit lingénieur.
Bien. Forcez vos feux, et à toute vapeur ! »
Trois hurrahs accueillirent cet ordre. Lheure
de la lutte avait sonné. Quelques instants après,
les deux cheminées de la frégate vomissaient des
torrents de fumée noire, et le pont frémissait sous
le tremblotement des chaudières.
LAbraham Lincoln, chassé en avant par sa
puissante hélice, se dirigea droit sur lanimal.
Celui-ci le laissa indifféremment sapprocher à
une demi-encablure ; puis, dédaignant de plonger,
il prit une petite allure de fuite, et se contenta de
maintenir sa distance.
Cette poursuite se prolongea pendant trois
quarts dheure environ, sans que la frégate gagnât
deux toises sur le cétacé. Il était donc évident
84
quà marcher ainsi, on ne latteindrait jamais.
Le commandant Farragut tordait avec rage
lépaisse touffe de poils qui foisonnait sous son
menton.
« Ned Land ? » cria-t-il.
Le Canadien vint à lordre.
« Eh bien, maître Land, demanda le
commandant, me conseillez-vous encore de
mettre mes embarcations à la mer ?
Non, monsieur, répondit Ned Land, car cette
bête-là ne se laissera prendre que si elle le veut
bien.
Que faire alors ?
Forcer de vapeur si vous le pouvez,
monsieur. Pour moi, avec votre permission,
sentend, je vais minstaller sur les sous-barbes
de beaupré, et si nous arrivons à longueur de
harpon, je harponne.
Allez, Ned, répondit le commandant
Farragut. Ingénieur, cria-t-il, faites monter la
pression. »
85
Ned Land se rendit à son poste. Les feux
furent plus activement poussés ; lhélice donna
quarante-trois tours à la minute, et la vapeur fusa
par les soupapes. Le loch jeté, on constata que
lAbraham Lincoln marchait à raison de dix-huit
milles cinq dixièmes à lheure.
Mais le maudit animal filait aussi avec une
vitesse de dix-huit milles cinq dixièmes.
Pendant une heure encore, la frégate se
maintint sous cette allure, sans gagner une toise !
Cétait humiliant pour lun des plus rapides
marcheurs de la marine américaine. Une sourde
colère courait parmi léquipage. Les matelots
injuriaient le monstre, qui, dailleurs, dédaignait
de leur répondre. Le commandant Farragut ne se
contentait plus de tordre sa barbiche, il la
mordait.
Lingénieur fut encore une fois appelé.
« Vous avez atteint votre maximum de
pression ? lui demanda le commandant.
Oui, monsieur, répondit lingénieur.
Et vos soupapes sont chargées ?...
86
À six atmosphères et demie.
Chargez-les à dix atmosphères. »
Voilà un ordre américain sil en fut. On neût
pas mieux fait sur le Mississippi pour distancer
« une concurrence » !
« Conseil, dis-je à mon brave serviteur qui se
trouvait près de moi, sais-tu bien que nous allons
probablement sauter ?
Comme il plaira à monsieur ! » répondit
Conseil.
Eh bien ! je lavouerai, cette chance, il ne me
déplaisait pas de la risquer.
Les soupapes furent chargées. Le charbon
sengouffra dans les fourneaux. Les ventilateurs
envoyèrent des torrents dair sur les brasiers. La
rapidité de lAbraham Lincoln saccrut. Ses mâts
tremblaient jusque dans leurs emplantures, et les
tourbillons de fumée pouvaient à peine trouver
passage par les cheminées trop étroites.
On jeta le loch une seconde fois.
« Eh bien ! timonier ? demanda le
commandant Farragut.
87
Dix-neuf milles trois dixièmes, monsieur.
Forcez les feux. »
Lingénieur obéit. Le manomètre marqua dix
atmosphères. Mais le cétacé « chauffa » lui aussi,
sans doute, car, sans se gêner, il fila ses dix-neuf
milles et trois dixièmes.
Quelle poursuite ! Non, je ne puis décrire
lémotion qui faisait vibrer tout mon être. Ned
Land se tenait à son poste, le harpon à la main.
Plusieurs fois, lanimal se laissa approcher.
« Nous le gagnons ! nous le gagnons ! »
sécria le Canadien.
Puis, au moment où il se disposait à frapper, le
cétacé se dérobait avec une rapidité que je ne puis
estimer à moins de trente milles à lheure. Et
même, pendant notre maximum de vitesse, ne se
permit-il pas de narguer la frégate en en faisant le
tour ! Un cri de fureur séchappa de toutes les
poitrines !
À midi, nous nétions pas plus avancés quà
huit heures du matin.
Le commandant Farragut se décida alors à
88
employer des moyens plus directs.
« Ah ! dit-il, cet animal-là va plus vite que
lAbraham Lincoln ! Eh bien ! nous allons voir
sil distancera ses boulets coniques. Maître, des
hommes à la pièce de lavant. »
Le canon de gaillard fut immédiatement
chargé et braqué. Le coup partit, mais le boulet
passa à quelques pieds au-dessus du cétacé, qui
se tenait à un demi-mille.
« À un autre plus adroit ! cria le commandant,
et cinq cents dollars à qui percera cette infernale
bête ! »
Un vieux canonnier à barbe grise que je vois
encore , loeil calme, la physionomie froide,
sapprocha de sa pièce, la mit en position et visa
longtemps. Une forte détonation éclata, à laquelle
se mêlèrent les hurrahs de léquipage.
Le boulet atteignit son but, il frappa lanimal,
mais non pas normalement, et glissant sur sa
surface arrondie, il alla se perdre à deux milles en
mer.
« Ah çà ! dit le vieux canonnier, rageant, ce
89
gueux-là est donc blindé avec des plaques de six
pouces !
Malédiction ! » sécria le commandant
Farragut.
La chasse recommença, et le commandant
Farragut, se penchant vers moi, me dit :
« Je poursuivrai lanimal jusquà ce que ma
frégate éclate !
Oui, répondis-je, et vous aurez raison ! »
On pouvait espérer que lanimal sépuiserait,
et quil ne serait pas indifférent à la fatigue
comme une machine à vapeur. Mais il nen fut
rien. Les heures sécoulèrent, sans quil donnât
aucun signe dépuisement.
Cependant, il faut dire à la louange de
lAbraham Lincoln quil lutta avec une
infatigable ténacité. Je nestime pas à moins de
cinq cents kilomètres la distance quil parcourut
pendant cette malencontreuse journée du 6
novembre ! Mais la nuit vint et enveloppa de ses
ombres le houleux océan.
En ce moment, je crus que notre expédition
90
était terminée, et que nous ne reverrions plus
jamais le fantastique animal. Je me trompais.
À dix heures cinquante minutes du soir, la
clarté électrique réapparut, à trois milles au vent
de la frégate, aussi pure, aussi intense que
pendant la nuit dernière.
Le narval semblait immobile. Peut-être,
fatigué de sa journée, dormait-il, se laissant aller
à londulation des lames ? Il y avait là une chance
dont le commandant Farragut résolut de profiter.
Il donna ses ordres. LAbraham Lincoln fut
tenu sous petite vapeur, et savança prudemment
pour ne pas éveiller son adversaire. Il nest pas
rare de rencontrer en plein océan des baleines
profondément endormies que lon attaque alors
avec succès, et Ned Land en avait harponné plus
dune pendant son sommeil. Le Canadien alla
reprendre son poste dans les sous-barbes du
beaupré.
La frégate sapprocha sans bruit, stoppa à
deux encablures de lanimal, et courut sur son
erre. On ne respirait plus à bord. Un silence
profond régnait sur le pont. Nous nétions pas à
91
cent pieds du foyer ardent, dont léclat grandissait
et éblouissait nos yeux.
En ce moment, penché sur la lisse du gaillard
davant, je voyais au-dessous de moi Ned Land,
accroché dune main à la martingale, de lautre
brandissant son terrible harpon. Vingt pieds à
peine le séparaient de lanimal immobile.
Tout dun coup, son bras se détendit
violemment, et le harpon fut lancé. Jentendis le
choc sonore de larme, qui semblait avoir heurté
un corps dur.
La clarté électrique séteignit soudain, et deux
énormes trombes deau sabattirent sur le pont de
la frégate, courant comme un torrent de lavant à
larrière, renversant les hommes, brisant les
saisines des dromes.
Un choc effroyable se produisit, et, lancé pardessus
la lisse, sans avoir le temps de me retenir,
je fus précipité à la mer.
92
VII
Une baleine despèce inconnue
Bien que jeusse été surpris par cette chute
inattendue, je nen conservai pas moins une
impression très nette de mes sensations.
Je fus dabord entraîné à une profondeur de
vingt pieds environ. Je suis bon nageur, sans
prétendre égaler Byron et Edgar Poe, qui sont des
maîtres, et ce plongeon ne me fit point perdre la
tête. Deux vigoureux coups de talon me
ramenèrent à la surface de la mer.
Mon premier soin fut de chercher des yeux la
frégate. Léquipage sétait-il aperçu de ma
disparition ? LAbraham Lincoln avait-il viré de
bord ? Le commandant Farragut mettait-il une
embarcation à la mer ? Devais-je espérer dêtre
sauvé ?
93
Les ténèbres étaient profondes. Jentrevis une
masse noire qui disparaissait vers lest, et dont les
feux de position séteignirent dans léloignement.
Cétait la frégate. Je me sentis perdu.
« À moi ! à moi ! » criai-je, en nageant vers
lAbraham Lincoln dun bras désespéré.
Mes vêtements membarrassaient. Leau les
collait à mon corps, ils paralysaient mes
mouvements. Je coulais ! je suffoquais ! ...
« À moi ! »
Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche
semplit deau. Je me débattis, entraîné dans
labîme...
Soudain, mes habits furent saisis par une main
vigoureuse, je me sentis violemment ramené à la
surface de la mer, et jentendis, oui, jentendis
ces paroles prononcées à mon oreille :
« Si monsieur veut avoir lextrême obligeance
de sappuyer sur mon épaule, monsieur nagera
beaucoup plus à son aise. »
Je saisis dune main le bras de mon fidèle
Conseil.
94
« Toi ! dis-je, toi !
Moi-même, répondit Conseil, et aux ordres
de monsieur.
Et ce choc ta précipité en même temps que
moi à la mer ?
Nullement. Mais étant au service de
monsieur, jai suivi monsieur ! »
Le digne garçon trouvait cela tout naturel !
« Et la frégate ? demandai-je.
La frégate ! répondit Conseil en se
retournant sur le dos, je crois que monsieur fera
bien de ne pas trop compter sur elle !
Tu dis ?
Je dis quau moment où je me précipitai à la
mer, jentendis les hommes de barre sécrier :
« Lhélice et le gouvernail sont brisés... »
Brisés ?
Oui ! brisés par la dent du monstre. Cest la
seule avarie, je pense, que lAbraham Lincoln ait
éprouvée. Mais, circonstance fâcheuse pour nous,
il ne gouverne plus.
95
Alors, nous sommes perdus !
Peut-être, répondit tranquillement Conseil.
Cependant, nous avons encore quelques heures
devant nous, et en quelques heures, on fait bien
des choses ! »
Limperturbable sang-froid de Conseil me
remonta. Je nageai plus vigoureusement ; mais,
gêné par mes vêtements qui me serraient comme
une chape de plomb, jéprouvais une extrême
difficulté à me soutenir. Conseil sen aperçut.
« Que monsieur me permette de lui faire une
incision », dit-il.
Et glissant un couteau ouvert sous mes habits,
il les fendit de haut en bas dun coup rapide. Puis,
il men débarrassa lestement, tandis que je
nageais pour tous deux.
À mon tour, je rendis le même service à
Conseil, et nous continuâmes de « naviguer »
lun près de lautre.
Cependant, la situation nen était pas moins
terrible. Peut-être notre disparition navait-elle
pas été remarquée, et leût-elle été, la frégate ne
96
pouvait revenir sous le vent à nous, étant
démontée de son gouvernail. Il ne fallait donc
compter que sur ses embarcations.
Conseil raisonna froidement dans cette
hypothèse et fit son plan en conséquence.
Etonnante nature ! ce flegmatique garçon était là
comme chez lui !
Il fut donc décidé que notre seule chance de
salut étant dêtre recueillis par les embarcations
de lAbraham Lincoln, nous devions nous
organiser de manière à les attendre le plus
longtemps possible. Je résolus alors de diviser
nos forces afin de ne pas les épuiser
simultanément, et voici ce qui fut convenu :
pendant que lun de nous, étendu sur le dos, se
tiendrait immobile, les bras croisés, les jambes
allongées, lautre nagerait et le pousserait en
avant. Ce rôle de remorqueur ne devait pas durer
plus de dix minutes, et, nous relayant ainsi, nous
pouvions surnager pendant quelques heures, et
peut-être jusquau lever du jour.
Faible chance ! mais lespoir est si fortement
enraciné au coeur de lhomme ! Puis, nous étions
97
deux. Enfin, je laffirme bien que cela paraisse
improbable , si je cherchais à détruire en moi
toute illusion, si je voulais « désespérer », je ne le
pouvais pas !
La collision de la frégate et du cétacé sétait
produite vers onze heures du soir environ. Je
comptais donc sur huit heures de nage jusquau
lever du soleil. Opération rigoureusement
praticable, en nous relayant. La mer, assez belle,
nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais à percer
du regard ces épaisses ténèbres que rompait seule
la phosphorescence provoquée par nos
mouvements. Je regardais ces ondes lumineuses
qui se brisaient sur ma main et dont la nappe
miroitante se tachait de plaques livides. On eût
dit que nous étions plongés dans un bain de
mercure.
Vers une heure du matin, je fus pris dune
extrême fatigue. Mes membres se raidirent sous
létreinte de crampes violentes. Conseil dut me
soutenir, et le soin de notre conservation reposa
sur lui seul. Jentendis bientôt haleter le pauvre
garçon ; sa respiration devint courte et pressée. Je
98
compris quil ne pouvait résister longtemps.
« Laisse-moi ! laisse-moi ! lui dis-je.
Abandonner monsieur jamais ! répondit-il.
Je compte bien me noyer avant lui ! »
En ce moment, la lune apparut à travers les
franges dun gros nuage que le vent entraînait
dans lest. La surface de la mer étincela sous ses
rayons. Cette bienfaisante lumière ranima nos
forces. Ma tête se redressa. Mes regards se
portèrent à tous les points de lhorizon. Japerçus
la frégate. Elle était à cinq milles de nous, et ne
formait plus quune masse sombre, à peine
appréciable. Mais dembarcations, point !
Je voulus crier. À quoi bon, à pareille
distance ! Mes lèvres gonflées ne laissèrent
passer aucun son. Conseil put articuler quelques
mots, et je lentendis répéter à plusieurs reprises :
« À nous ! à nous ! »
Nos mouvements un instant suspendus, nous
écoutâmes. Et, fut-ce un de ces bourdonnements
dont le sang oppressé emplit loreille, mais il me
sembla quun cri répondait au cri de Conseil.
99
« As-tu entendu ? murmurai-je.
Oui ! oui ! »
Et Conseil jeta dans lespace un nouvel appel
désespéré.
Cette fois, pas derreur possible ! Une voix
humaine répondait à la nôtre ! Était-ce la voix de
quelque infortuné, abandonné au milieu de
locéan, quelque autre victime du choc éprouvé
par le navire ? Ou plutôt une embarcation de la
frégate ne nous hélait-elle pas dans lombre ?
Conseil fit un suprême effort, et, sappuyant
sur mon épaule, tandis que je résistais dans une
dernière convulsion, il se dressa à demi hors de
leau et retomba épuisé.
« Quas-tu vu ?
Jai vu... murmura-t-il, jai vu... mais ne
parlons pas... gardons toutes nos forces !... »
Quavait-il vu ? Alors, je ne sais pourquoi, la
pensée du monstre me vint pour la première fois
à lesprit ! Mais cette voix cependant ?... Les
temps ne sont plus où les Jonas se réfugient dans
le ventre des baleines !
100
Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il
relevait parfois la tête, regardait devant lui, et
jetait un cri de reconnaissance auquel répondait
une voix de plus en plus rapprochée. Je
lentendais à peine. Mes forces étaient à bout ;
mes doigts sécartaient ; ma main ne me
fournissait plus un point dappui ma bouche,
convulsivement ouverte, semplissait deau
salée ; le froid menvahissait. Je relevai la tête
une dernière fois, puis, je mabimai...
En cet instant, un corps dur me heurta. Je my
cramponnai. Puis, je sentis quon me retirait,
quon me ramenait à la surface de leau, que ma
poitrine se dégonflait, et je mévanouis...
Il est certain que je revins promptement à moi,
grâce à de vigoureuses frictions qui me
sillonnèrent le corps. Jentrouvris les yeux...
« Conseil ! murmurai-je.
Monsieur ma sonné ? » répondit Conseil.
En ce moment, aux dernières clartés de la lune
qui sabaissait vers lhorizon, japerçus une
figure qui nétait pas celle de Conseil, et que je
101
reconnus aussitôt.
« Ned ! mécriai-je.
En personne, monsieur, et qui court après sa
prime ! répondit le Canadien.
Vous avez été précipité à la mer au choc de
la frégate ?
Oui, monsieur le professeur, mais plus
favorisé que vous, jai pu prendre pied presque
immédiatement sur un îlot flottant.
Un îlot ?
Ou, pour mieux dire, sur notre narval
gigantesque.
Expliquez-vous, Ned.
Seulement, jai bientôt compris pourquoi
mon harpon navait pu lentamer et sétait
émoussé sur sa peau.
Pourquoi, Ned, pourquoi ?
Cest que cette bête-là, monsieur le
professeur, est faite en tôle dacier ! »
Il faut ici que je reprenne mes esprits, que je
revivifie mes souvenirs, que je contrôle moi-
102
même mes assertions.
Les dernières paroles du Canadien avaient
produit un revirement subit dans mon cerveau. Je
me hissai rapidement au sommet de lêtre ou de
lobjet à demi immergé qui nous servait de
refuge. Je léprouvai du pied. Cétait évidemment
un corps dur, impénétrable, et non pas cette
substance molle qui forme la masse des grands
mammifères marins.
Mais ce corps dur pouvait être une carapace
osseuse, semblable à celle des animaux
antédiluviens, et jen serais quitte pour classer le
monstre parmi les reptiles amphibies, tels que les
tortues ou les aligators.
Eh bien ! non ! Le dos noirâtre qui me
supportait était lisse, poli, non imbriqué. Il
rendait au choc une sonorité métallique, et, si
incroyable que cela fût, il semblait, que dis-je, il
était fait de plaques boulonnées.
Le doute nétait pas possible ! Lanimal, le
monstre, le phénomène naturel qui avait intrigué
le monde savant tout entier, bouleversé et
fourvoyé limagination des marins des deux
103
hémisphères, il fallait bien le reconnaître, cétait
un phénomène plus étonnant encore, un
phénomène de main dhomme.
La découverte de lexistence de lêtre le plus
fabuleux, le plus mythologique, neût pas, au
même degré, surpris ma raison. Que ce qui est
prodigieux vienne du Créateur, cest tout simple.
Mais trouver tout à coup, sous ses yeux,
limpossible mystérieusement et humainement
réalisé, cétait à confondre lesprit !
Il ny avait pas à hésiter cependant. Nous
étions étendus sur le dos dune sorte de bateau
sous-marin, qui présentait, autant que jen
pouvais juger, la forme dun immense poisson
dacier. Lopinion de Ned Land était faite sur ce
point. Conseil et moi, nous ne pûmes que nous y
ranger.
« Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en
lui un mécanisme de locomotion et un équipage
pour le manoeuvrer ?
Évidemment, répondit le harponneur, et
néanmoins, depuis trois heures que jhabite cette
île flottante, elle na pas donné signe de vie.
104
Ce bateau na pas marché ?
Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer
au gré des lames, mais il ne bouge pas.
Nous savons, à nen pas douter, cependant,
quil est doué dune grande vitesse. Or, comme il
faut une machine pour produire cette vitesse et un
mécanicien pour conduire cette machine, jen
conclu... que nous sommes sauvés.
Hum ! » fit Ned Land dun ton réservé.
En ce moment, et comme pour donner raison à
mon argumentation, un bouillonnement se fit à
larrière de cet étrange appareil, dont le
propulseur était évidemment une hélice, et il se
mit en mouvement. Nous neûmes que le temps
de nous accrocher à sa partie supérieure qui
émergeait de quatre-vingts centimètres environ.
Très heureusement sa vitesse nétait pas
excessive.
« Tant quil navigue horizontalement,
murmura Ned Land, je nai rien à dire. Mais sil
lui prend la fantaisie de plonger, je ne donnerais
pas deux dollars de ma peau ! »
105
Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il
devenait donc urgent de communiquer avec les
êtres quelconques renfermés dans les flancs de
cette machine. Je cherchai à sa surface une
ouverture, un panneau, un « trou dhomme »,
pour employer lexpression technique ; mais les
lignes de boulons, solidement rabattues sur la
jointure des tôles, étaient nettes et uniformes.
Dailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa
dans une obscurité profonde. Il fallut attendre le
jour pour aviser aux moyens de pénétrer à
lintérieur de ce bateau sous-marin.
Ainsi donc, notre salut dépendait uniquement
du caprice des mystérieux timoniers qui
dirigeaient cet appareil, et, sils plongeaient, nous
étions perdus ! Ce cas excepté, je ne doutais pas
de la possibilité dentrer en relation avec eux. Et,
en effet, sils ne faisaient pas eux-mêmes leur air,
il fallait nécessairement quils revinssent de
temps en temps à la surface de locéan pour
renouveler leur provision de molécules
respirables. Donc, nécessité dune ouverture qui
mettait lintérieur du bateau en communication
106
avec latmosphère.
Quant à lespoir dêtre sauvé par le
commandant Farragut, il fallait y renoncer
complètement. Nous étions entraînés vers louest,
et jestimai que notre vitesse, relativement
modérée, atteignait douze milles à lheure.
Lhélice battait les flots avec une régularité
mathématique, émergeant quelquefois et faisant
jaillir leau phosphorescente à une grande
hauteur.
Vers quatre heures du matin, la rapidité de
lappareil saccrut. Nous résistions difficilement à
ce vertigineux entraînement, lorsque les lames
nous battaient de plein fouet. Heureusement, Ned
rencontra sous sa main un large organeau fixé à
la partie supérieure du dos de tôle, et nous
parvînmes à nous y accrocher solidement.
Enfin cette longue nuit sécoula. Mon souvenir
incomplet ne permet pas den retracer toutes les
impressions. Un seul détail me revient à lesprit.
Pendant certaines accalmies de la mer et du vent,
je crus entendre plusieurs fois des sons vagues,
une sorte dharmonie fugitive produite par des
107
accords lointains. Quel était donc le mystère de
cette navigation sous-marine dont le monde entier
cherchait vainement lexplication ? Quels êtres
vivaient dans cet étrange bateau ? Quel agent
mécanique lui permettait de se déplacer avec une
si prodigieuse vitesse ?
Le jour parut. Les brumes du matin nous
enveloppaient, mais elles ne tardèrent pas à se
déchirer. Jallais procéder à un examen attentif de
la coque qui formait à sa partie supérieure une
sorte de plate-forme horizontale, quand je la
sentis senfoncer peu à peu.
« Eh ! mille diables ! sécria Ned Land,
frappant du pied la tôle sonore, ouvrez donc,
navigateurs peu hospitaliers ! »
Mais il était difficile de se faire entendre au
milieu des battements assourdissants de lhélice.
Heureusement, le mouvement dimmersion
sarrêta.
Soudain un bruit de ferrures violemment
poussées se produisit à lintérieur du bateau. Une
plaque se souleva, un homme parut, jeta un cri
bizarre et disparut aussitôt.
108
Quelques instants après, huit solides gaillards,
le visage voilé, apparaissaient silencieusement, et
nous entraînaient dans leur formidable machine.
109
VIII
Mobilis in mobile
Cet enlèvement, si brutalement exécuté, sétait
accompli avec la rapidité de léclair. Mes
compagnons et moi, nous, navions pas eu le
temps de nous reconnaître. Je ne sais ce quils
éprouvèrent en se sentant introduits dans cette
prison flottante ; mais, pour mon compte, un
rapide frisson me glaça lépiderme. À qui avionsnous
affaire ? Sans doute à quelques pirates dune
nouvelle espèce qui exploitaient la mer à leur
façon.
À peine létroit panneau fut-il refermé sur
moi, quune obscurité profonde menveloppa.
Mes yeux, imprégnés de la lumière extérieure, ne
purent rien percevoir. Je sentis mes pieds nus se
cramponner aux échelons dune échelle de fer.
Ned Land et Conseil, vigoureusement saisis, me
110
suivaient. Au bas de léchelle, une porte souvrit
et se referma immédiatement sur nous avec un
retentissement sonore.
Nous étions seuls. Où ? je ne pouvais le dire, à
peine limaginer. Tout était noir, mais dun noir
si absolu, quaprès quelques minutes, mes yeux
navaient encore pu saisir une de ces lueurs
indéterminées qui flottent dans les plus profondes
nuits.
Cependant, Ned Land, furieux de ces façons
de procéder, donnait un libre cours à son
indignation.
« Mille diables ! sécriait-il, voilà des gens qui
en remontreraient aux Calédoniens pour
lhospitalité ! Il ne leur manque plus que dêtre
anthropophages ! Je nen serais pas surpris, mais
je déclare que lon ne me mangera pas sans que je
proteste !
Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous,
répondit tranquillement Conseil. Ne vous
emportez pas avant lheure. Nous ne sommes pas
encore dans la rôtissoire !
111
Dans la rôtissoire, non, riposta le Canadien,
mais dans le four, à coup sûr ! Il y fait assez noir.
Heureusement, mon bowie-knife1 ne ma pas
quitté, et jy vois toujours assez clair pour men
servir. Le premier de ces bandits qui met la main
sur moi...
Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au
harponneur, et ne nous compromettez point par
dinutiles violences. Qui sait si on ne nous écoute
pas ! Tâchons plutôt de savoir où nous
sommes ! »
Je marchai en tâtonnant. Après cinq pas, je
rencontrai une muraille de fer, faite de tôles
boulonnées. Puis, me retournant, je heurtai une
table de bois, près de laquelle étaient rangés
plusieurs escabeaux. Le plancher de cette prison
se dissimulait sous une épaisse natte de
phormium qui assourdissait le bruit des pas. Les
murs nus ne révélaient aucune trace de porte ni
de fenêtre. Conseil, faisant un tour en sens
inverse, me rejoignit, et nous revînmes au milieu
1 Couteau à large lame quun Américain porte toujours sur
lui.
112
de cette cabine, qui devait avoir vingt pieds de
long sur dix pieds de large. Quant à sa hauteur,
Ned Land, malgré sa grande-taille, ne put la
mesurer.
Une demi-heure sétait déjà écoulée sans que
la situation se fût modifiée, quand, dune extrême
obscurité, nos yeux passèrent subitement à la plus
violente lumière. Notre prison séclaira soudain,
cest-à-dire quelle semplit dune matière
lumineuse tellement vive que je ne pus dabord
en supporter léclat. À sa blancheur, à son
intensité, je reconnus cet éclairage électrique, qui
produisait autour du bateau sous-marin comme
un magnifique phénomène de phosphorescence.
Après avoir involontairement fermé les yeux, je
les rouvris, et je vis que lagent lumineux
séchappait dun demi-globe dépoli qui
sarrondissait à la partie supérieure de la cabine.
« Enfin ! on y voit clair ! sécria Ned Land,
qui, son couteau à la main, se tenait sur la
défensive.
Oui, répondis-je, risquant lantithèse, mais la
situation nen est pas moins obscure.
113
Que monsieur prenne patience », dit
limpassible Conseil.
Le soudain éclairage de la cabine mavait
permis den examiner les moindres détails. Elle
ne contenait que la table et les cinq escabeaux. La
porte invisible devait être hermétiquement
fermée. Aucun bruit narrivait à notre oreille.
Tout semblait mort à lintérieur de ce bateau.
Marchait-il, se maintenait-il à la surface de
locéan, senfonçait-il dans ses profondeurs ? Je
ne pouvais le deviner.
Cependant, le globe lumineux ne sétait pas
allumé sans raison. Jespérais donc que les
hommes de léquipage ne tarderaient pas à se
montrer. Quand on veut oublier les gens, on
néclaire pas les oubliettes.
Je ne me trompais pas. Un bruit de verrous se
fit entendre, la porte souvrit, deux hommes
parurent.
Lun était de petite taille, vigoureusement
musclé, large dépaules, robuste de membres, la
tête forte, la chevelure abondante et noire, la
moustache épaisse, le regard vif et pénétrant, et
114
toute sa personne empreinte de cette vivacité
méridionale qui caractérise en France les
populations provençales. Diderot a très justement
prétendu que le geste de lhomme est
métaphorique, et ce petit homme en était
certainement la preuve vivante. On sentait que
dans son langage habituel, il devait prodiguer les
prosopopées, les métonymies et les hypallages.
Ce que, dailleurs, je ne fus jamais à même de
vérifier, car il employa toujours devant moi un
idiome singulier et absolument incompréhensible.
Le second inconnu mérite une description plus
détaillée. Un disciple de Gratiolet ou dEngel eût
lu sur sa physionomie à livre ouvert. Je reconnus
sans hésiter ses qualités dominantes : la
confiance en lui, car sa tête se dégageait
noblement sur larc formé par la ligne de ses
épaules, et ses yeux noirs regardaient avec une
froide assurance ; le calme, car sa peau, pâle
plutôt que colorée, annonçait la tranquillité du
sang ; lénergie, que démontrait la rapide
contraction de ses muscles sourciliers ; le
courage enfin, car sa vaste respiration dénotait
une grande expansion vitale.
115
Jajouterai que cet homme était fier, que son
regard ferme et calme semblait refléter de hautes
pensées, et que de tout cet ensemble, de
lhomogénéité des expressions dans les gestes du
corps et du visage, suivant lobservation des
physionomistes, résultait une indiscutable
franchise.
Je me sentis « involontairement » rassuré en sa
présence, et jaugurai bien de notre entrevue.
Ce personnage avait-il trente-cinq ou
cinquante ans, je naurais pu le préciser. Sa taille
était haute, son front large, son nez droit, sa
bouche nettement dessinée, ses dents
magnifiques, ses mains fines, allongées,
éminemment « psychiques », pour employer un
mot de la chirognomonie, cest-à-dire dignes de
servir une âme haute et passionnée. Cet homme
formait certainement le plus admirable type que
jeusse jamais rencontré. Détail particulier, ses
yeux, un peu écartés lun de autre, pouvaient
embrasser simultanément près dun quart de
lhorizon. Cette faculté je lai vérifié plus tard
se doublait dune puissance de vision encore
116
supérieure à celle de Ned Land. Lorsque cet
inconnu fixait un objet, la ligne de ses sourcils se
fronçait, ses larges paupières se rapprochaient de
manière à circonscrire la pupille de ses yeux et à
rétrécir ainsi létendue du champ visuel, et il
regardait ! Quel regard ! comme il grossissait les
objets rapetissés par léloignement ! comme il
vous pénétrait jusquà lâme ! comme il perçait
ces nappes liquides, si opaques à nos yeux, et
comme il lisait au plus profond des mers !...
Les deux inconnus, coiffés de bérets faits
dune fourrure de loutre marine, et chaussés de
bottes de. mer en peau de phoque, portaient des
vêtements dun tissu particulier, qui dégageaient
la taille et laissaient une grande liberté de
mouvements.
Le plus grand des deux évidemment le chef
du bord nous examina avec une extrême
attention, sans prononcer une parole. Puis, se
retournant vers son compagnon, il sentretint
avec lui dans une langue que je ne pus
reconnaître. Cétait un idiome sonore,
harmonieux, flexible, dont les voyelles
117
semblaient soumises à une accentuation très
variée.
Lautre répondit par un hochement de tête, et
ajouta deux ou trois mots parfaitement
incompréhensibles. Puis du regard il parut
minterroger directement.
Je répondis, en bon français, que je
nentendais point son langage ; mais il ne sembla
pas me comprendre, et la situation devint assez
embarrassante.
« Que monsieur raconte toujours notre
histoire, me dit Conseil. Ces messieurs en
saisiront peut-être quelques mots ! »
Je recommençai le récit de nos aventures,
articulant nettement toutes mes syllabes, et sans
omettre un seul détail. Je déclinai nos noms et
qualités ; puis, je présentai dans les formes le
professeur Aronnax, son domestique Conseil, et
maître Ned Land, le harponneur.
Lhomme aux yeux doux et calmes mécouta
tranquillement, poliment même, et avec une
attention remarquable. Mais rien dans sa
118
physionomie nindiqua quil eût compris mon
histoire. Quand jeus fini, il ne prononça pas un
seul mot.
Restait encore la ressource de parler anglais.
Peut-être se ferait-on entendre dans cette langue
qui est à peu près universelle. Je la connaissais,
ainsi que la langue allemande, dune manière
suffisante pour la lire couramment, mais non pour
la parler correctement. Or, ici, il fallait surtout se
faire comprendre.
« Allons, à votre tour, dis-je au harponneur. À
vous, maître Land, tirez de votre sac le meilleur
anglais quait jamais parlé un Anglo-Saxon, et
tâchez dêtre plus heureux que moi. »
Ned ne se fit pas prier et recommença mon
récit que je compris à peu près. Le fond fut le
même, mais la forme différa. Le Canadien,
emporté par son caractère, y mit beaucoup
danimation. Il se plaignit violemment dêtre
emprisonné au mépris du droit des gens, demanda
en vertu de quelle loi on le retenait ainsi, invoqua
lhabeas corpus, menaça de poursuivre ceux qui
le séquestraient indûment, se démena, gesticula,
119
cria, et finalement, il fit comprendre par un geste
expressif que nous mourions de faim.
Ce qui était parfaitement vrai, mais nous
lavions à peu près oublié.
À sa grande stupéfaction, le harponneur ne
parut pas avoir été plus intelligible que moi. Nos
visiteurs ne sourcillèrent pas. Il était évident
quils ne comprenaient ni la langue dArago ni
celle de Faraday.
Fort embarrassé, après avoir épuisé vainement
nos ressources philologiques, je ne savais plus
quel parti prendre, quand Conseil me dit :
« Si monsieur my autorise, je raconterai la
chose en allemand.
Comment ! tu sais lallemand ? mécriai-je.
Comme un Flamand, nen déplaise à
monsieur.
Cela me plaît, au contraire. Va, mon
garçon. »
Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour
la troisième fois les diverses péripéties de notre
histoire. Mais, malgré les élégantes tournures et
120
la belle accentuation du narrateur, la langue
allemande neut aucun succès.
Enfin, poussé à bout, je rassemblai tout ce qui
me restait de mes premières études, et jentrepris
de narrer nos aventures en latin. Cicéron se fût
bouché les oreilles et meût renvoyé à la cuisine,
mais cependant, je parvins à men tirer. Même
résultat négatif.
Cette dernière tentative définitivement
avortée, les deux inconnus échangèrent quelques
mots dans leur incompréhensible langage, et se
retirèrent, sans même nous avoir adressé un de
ces gestes rassurants qui ont cours dans tous les
pays du monde. La porte se referma.
« Cest une infamie ! sécria Ned Land, qui
éclata pour la vingtième fois. Comment ! on leur
parle français, anglais, allemand, latin, à ces
coquins-là, et il nen est pas un qui ait la civilité
de répondre !
Calmez-vous, Ned, dis-je au bouillant
harponneur, la colère ne mènerait à rien.
Mais savez-vous, monsieur le professeur,
121
reprit notre irascible compagnon, que lon
mourrait parfaitement de faim dans cette cage de
fer ?
Bah ! fit Conseil, avec de la philosophie, on
peut encore tenir longtemps !
Mes amis, dis-je, il ne faut pas se désespérer.
Nous nous sommes trouvés dans de plus
mauvaises passes. Faites-moi donc le plaisir
dattendre pour vous former une opinion sur le
commandant et léquipage de ce bateau.
Mon opinion est toute faite, riposta Ned
Land. Ce sont des coquins...
Bon ! et de quel pays ?
Du pays des coquins !
Mon brave Ned, ce pays-là nest pas encore
suffisamment indiqué sur la mappemonde, et
javoue que la nationalité de ces deux inconnus
est difficile à déterminer ! Ni Anglais, ni
Français, ni Allemands, voilà tout ce que lon
peut affirmer. Cependant, je serais tenté
dadmettre que ce commandant et son second
sont nés sous de basses latitudes. Il y a du
122
méridional en eux. Mais sont-ils Espagnols,
Turcs, Arabes ou Indiens, cest ce que leur type
physique ne me permet pas de décider. Quant à
leur langage, il est absolument incompréhensible.
Voilà le désagrément de ne pas savoir toutes
les langues, répondit Conseil, ou le désavantage
de ne pas avoir une langue unique !
Ce qui ne servirait à rien ! répondit Ned
Land. Ne voyez-vous pas que ces gens-là ont un
langage à eux, un langage inventé pour
désespérer les braves gens qui demandent à
dîner ! Mais, dans tous les pays de la terre, ouvrir
la bouche, remuer les mâchoires, happer des
dents et des lèvres, est-ce que cela ne se
comprend pas de reste ? Est-ce que cela ne veut
pas dire à Québec comme aux Pomotou, à Paris
comme aux antipodes : Jai faim ! donnez-moi à
manger ! ...
Oh ! fit Conseil, il y a des natures si
inintelligentes !... »
Comme il disait ces mots, la porte souvrit. Un
steward1 entra. Il nous apportait des vêtements,
1 Domestique à bord dun steamer.
123
vestes et culottes de mer, faites dune étoffe dont
je ne reconnus pas la nature. Je me hâtai de les
revêtir, et mes compagnons mimitèrent.
Pendant ce temps, le steward muet, sourd
peut-être avait disposé la table et placé trois
couverts.
« Voilà quelque chose de sérieux, dit Conseil,
et cela sannonce bien.
Bah ! répondit le rancunier harponneur, que
diable voulez-vous quon mange ici ? du foie de
tortue, du filet de requin, du bifteck de chien de
mer !
Nous verrons bien ! » dit Conseil.
Les plats, recouverts de leur cloche dargent,
furent symétriquement posés sur la nappe, et nous
prîmes place à table. Décidément, nous avions
affaire à des gens civilisés, et sans la lumière
électrique qui nous inondait, je me serais cru dans
la salle à manger de lhôtel Adelphi, à Liverpool,
ou du Grand-Hôtel, à Paris. Je dois dire toutefois
que le pain et le vin manquaient totalement.
Leau était fraîche et limpide, mais cétait de
124
leau ce qui ne fut pas du goût de Ned Land.
Parmi les mets qui nous furent servis, je reconnus
divers poissons délicatement apprêtés ; mais, sur
certains plats, excellents dailleurs, je ne pus me
prononcer, et je naurais même su dire à quel
règne, végétal ou animal, leur contenu
appartenait. Quant au service de table, il était
élégant et dun goût parfait. Chaque ustensile,
cuiller, fourchette, couteau, assiette, portait une
lettre entourée dune devise en exergue, et dont
voici le fac-simile exact :
MOBILIS IN MOBILI
N
Mobile dans lélément mobile ! Cette devise
sappliquait justement à cet appareil sous-marin,
à la condition de traduire la préposition in par
dans et non par sur. La lettre N formait sans
doute linitiale du nom de lénigmatique
personnage qui commandait au fond des mers !
Ned et Conseil ne faisaient pas tant de
125
réflexions. Ils dévoraient, et je ne tardai pas à les
imiter. Jétais, dailleurs, rassuré sur notre sort, et
il me paraissait évident que nos hôtes ne
voulaient pas nous laisser mourir dinanition.
Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, même
la faim de gens qui nont pas mangé depuis
quinze heures. Notre appétit satisfait, le besoin de
sommeil se fit impérieusement sentir. Réaction
bien naturelle, après linterminable nuit pendant
laquelle nous avions lutté contre la mort.
« Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil.
Et moi, je dors ! » répondit Ned Land.
Mes deux compagnons sétendirent sur le tapis
de la cabine, et furent bientôt plongés dans un
profond sommeil.
Pour mon compte, je cédai moins facilement à
ce violent besoin de dormir. Trop de pensées
saccumulaient dans mon esprit, trop de questions
insolubles sy pressaient, trop dimages tenaient
mes paupières entrouvertes ! Où étions-nous ?
Quelle étrange puissance nous emportait ? Je
sentais ou plutôt je croyais sentir lappareil
126
senfoncer vers les couches les plus reculées de la
mer. De violents cauchemars mobsédaient.
Jentrevoyais dans ces mystérieux asiles tout un
monde danimaux inconnus, dont ce bateau sousmarin
semblait être le congénère, vivant, se
mouvant, formidable comme eux !... Puis, mon
cerveau se calma, mon imagination se fondit en
une vague somnolence, et je tombai bientôt dans
un morne sommeil.
127
IX
Les colères de Ned Land
Quelle fut la durée de ce sommeil, je lignore ;
mais il dut être long, car il nous reposa
complètement de nos fatigues. Je me réveillai le
premier. Mes compagnons navaient pas encore
bougé, et demeuraient étendus dans leur coin
comme des masses inertes.
À peine relevé de cette couche passablement
dure, je sentis mon cerveau dégagé, mon esprit
net. Je recommençai alors un examen attentif de
notre cellule.
Rien nétait changé à ses dispositions
intérieures. La prison était restée prison, et les
prisonniers, prisonniers. Cependant le steward,
profitant de notre sommeil, avait desservi la
table. Rien nindiquait donc une modification
128
prochaine dans cette situation, et je me demandai
sérieusement si nous étions destinés à vivre
indéfiniment dans cette cage.
Cette perspective me sembla dautant plus
pénible que, si mon cerveau était libre de ses
obsessions de la veille, je me sentais la poitrine
singulièrement oppressée. Ma respiration se
faisait difficilement. Lair lourd ne suffisait plus
au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fût
vaste, il était évident que nous avions consommé
en grande partie loxygène quelle contenait. En
effet, chaque homme dépense, en une heure,
loxygène renfermé dans cent litres dair, et cet
air, chargé alors dune quantité presque égale
dacide carbonique, devient irrespirable.
Il était donc urgent de renouveler latmosphère
de notre prison, et, sans doute aussi, latmosphère
du bateau sous-marin.
Là se posait une question à mon esprit.
Comment procédait le commandant de cette
demeure flottante ?
Obtenait-il de lair par des moyens chimiques,
en dégageant par la chaleur loxygène contenu
129
dans du chlorate de potasse, et en absorbant
lacide carbonique par la potasse caustique ?
Dans ce cas, il devait avoir conservé quelques
relations avec les continents, afin de se procurer
les matières nécessaires à cette opération. Se
bornait-il seulement à emmagasiner lair sous de
hautes pressions dans des réservoirs, puis à le
répandre suivant les besoins de son équipage ?
Peut-être. Ou, procédé plus commode, plus
économique, et par conséquent plus probable, se
contentait-il de revenir respirer à la surface des
eaux, comme un cétacé, et de renouveler pour
vingt-quatre heures sa provision datmosphère ?
Quoi quil en soit, et quelle que fût la méthode, il
me paraissait prudent de lemployer sans retard.
En effet, jétais déjà réduit à multiplier mes
inspirations pour extraire de cette cellule le peu
doxygène quelle renfermait, quand, soudain, je
fus rafraîchi par un courant dair pur et tout
parfumé démanations salines. Cétait bien la
brise de mer, vivifiante et chargée diode !
Jouvris largement la bouche, et mes poumons se
saturèrent de fraîches molécules. En même
temps, je sentis un balancement, un roulis de
130
médiocre amplitude, mais parfaitement
déterminable. Le bateau, le monstre de tôle venait
évidemment de remonter à la surface de locéan
pour y respirer à la façon des baleines. Le mode
de ventilation du navire était donc parfaitement
reconnu.
Lorsque jeus absorbé cet air pur à pleine
poitrine, je cherchai le conduit, l« aérifère », si
lon veut, qui laissait arriver jusquà nous ce
bienfaisant effluve, et je ne tardai pas à le
trouver. Au-dessus de la porte souvrait un trou
daérage laissant passer une fraîche colonne dair,
qui renouvelait ainsi latmosphère appauvrie de la
cellule.
Jen étais là de mes observations, quand Ned
et Conseil séveillèrent presque en même temps,
sous linfluence de cette aération revivifiante. Ils
se frottèrent les yeux, se détirèrent les bras et
furent sur pied en un instant.
« Monsieur a bien dormi ? me demanda
Conseil avec sa politesse quotidienne.
Fort bien, mon brave garçon, répondis-je. Et
vous, maître Ned Land ?
131
Profondément, monsieur le professeur. Mais,
je ne sais si je me trompe, il me semble que je
respire comme une brise de mer ? »
Un marin ne pouvait sy méprendre, et je
racontai au Canadien ce qui sétait passé pendant
son sommeil.
« Bon ! dit-il, cela explique parfaitement ces
mugissements que nous entendions, lorsque le
prétendu narval se trouvait en vue de lAbraham
Lincoln.
Parfaitement, maître Land, cétait sa
respiration !
Seulement, monsieur Aronnax, je nai
aucune idée de lheure quil est, à moins que ce
ne soit lheure du dîner ?
Lheure du dîner, mon digne harponneur ?
Dites, au moins, lheure du déjeuner, car nous
sommes certainement au lendemain dhier.
Ce qui démontre, répondit Conseil, que nous
avons pris vingt-quatre heures de sommeil.
Cest mon avis, répondis-je.
Je ne vous contredis point, répliqua Ned
132
Land. Mais dîner ou déjeuner, le steward sera le
bienvenu, quil apporte lun ou lautre.
Lun et lautre, dit Conseil.
Juste, répondit le Canadien, nous avons droit
à deux repas, et pour mon compte, je ferai
honneur à tous les deux.
Eh bien ! Ned, attendons, répondis-je. Il est
évident que ces inconnus nont pas lintention de
nous laisser mourir de faim, car, dans ce cas, le
dîner dhier soir naurait aucun sens.
À moins quon ne nous engraisse ! riposta
Ned.
Je proteste, répondis-je. Nous ne sommes
point tombés entre les mains de cannibales !
Une fois nest pas coutume, répondit
sérieusement le Canadien. Qui sait si ces gens-là
ne sont pas privés depuis longtemps de chair
fraîche, et dans ce cas, trois particuliers sains et
bien constitués comme monsieur le professeur,
son domestique et moi...
Chassez ces idées, maître Land, répondis-je
au harponneur, et surtout, ne partez pas de là pour
133
vous emporter contre nos hôtes, ce qui ne
pourrait quaggraver la situation.
En tout cas, dit le harponneur, jai une faim
de tous les diables, et dîner ou déjeuner, le repas
narrive guère !
Maître Land, répliquai-je, il faut se
conformer au règlement du bord, et je suppose
que notre estomac avance sur la cloche du maître
coq.
Eh bien ! on le mettra à lheure, répondit
tranquillement Conseil.
Je vous reconnais là, ami Conseil, riposta
limpatient Canadien. Vous usez peu votre bile et
vos nerfs ! Toujours calme ! Vous seriez capable
de dire vos grâces avant votre bénédicité, et de
mourir de faim plutôt que de vous plaindre !
À quoi cela servirait-il ? demanda Conseil.
Mais cela servirait à se plaindre ! Cest déjà
quelque chose. Et si ces pirates je dis pirates
par respect, et pour ne pas contrarier monsieur le
professeur qui défend de les appeler cannibales ,
si ces pirates se figurent quils vont me garder
134
dans cette cage où jétouffe, sans apprendre de
quels jurons jassaisonne mes emportements, ils
se trompent ! Voyons, monsieur Aronnax, parlez
franchement. Croyez-vous quils nous tiennent
longtemps dans cette boîte de fer ?
À dire vrai, je nen sais pas plus long que
vous, ami Land.
Mais enfin, que supposez-vous ?
Je suppose que le hasard nous a rendus
maîtres dun secret important. Or, si léquipage
de ce bateau sous-marin a intérêt à le garder, et si
cet intérêt est plus grave que la vie de trois
hommes, je crois notre existence très
compromise. Dans le cas contraire, à la première
occasion, le monstre qui nous a engloutis nous
rendra au monde habité par nos semblables.
À moins quil ne nous enrôle parmi son
équipage, dit Conseil, et quil nous garde ainsi...
Jusquau moment, répliqua Ned Land, où
quelque frégate, plus rapide ou plus adroite que
lAbraham Lincoln, semparera de ce nid de
forbans, et enverra son équipage et nous respirer
135
une dernière fois au bout de sa grand-vergue.
Bien raisonné, maître Land, répliquai-je.
Mais on ne nous a pas encore fait, que je sache,
de proposition à cet égard. Inutile donc de
discuter le parti que nous devrons prendre, le cas
échéant. Je vous le répète, attendons, prenons
conseil des circonstances, et ne faisons rien,
puisquil ny a rien à faire.
Au contraire ! monsieur le professeur,
répondit le harponneur, qui nen voulait pas
démordre, il faut faire quelque chose.
Eh ! quoi donc maître Land ?
Nous sauver.
Se sauver dune prison « terrestre » est
souvent difficile, mais dune prison sous-marine,
cela me paraît absolument impraticable.
Allons, ami Ned, demanda Conseil, que
répondez-vous à lobjection de monsieur ? Je ne
puis croire quun Américain soit jamais à bout de
ressources ! »
Le harponneur, visiblement embarrassé, se
taisait. Une fuite, dans les conditions où le hasard
136
nous avait jetés, était absolument impossible.
Mais un Canadien est à demi Français, et maître
Ned Land le fit bien voir par sa réponse.
« Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il après
quelques instants de réflexion, vous ne devinez
pas ce que doivent faire des gens qui ne peuvent
séchapper de leur prison ?
Non, mon ami.
Cest bien simple, il faut quils sarrangent
de manière à y rester.
Parbleu ! fit Conseil, vaut encore mieux être
dedans que dessus ou dessous !
Mais après avoir jeté dehors geôliers, porteclefs
et gardiens, ajouta Ned Land.
Quoi, Ned ? vous songeriez sérieusement à
vous emparer de ce bâtiment ?
Très sérieusement, répondit le Canadien.
Cest impossible.
Pourquoi donc, monsieur ? Il peut se
présenter quelque chance favorable, et je ne vois
pas ce qui pourrait nous empêcher den profiter.
137
Sils ne sont quune vingtaine dhommes à bord
de cette machine, ils ne feront pas reculer deux
Français et un Canadien, je suppose ! »
Mieux valait admettre la proposition du
harponneur que de la discuter. Aussi me
contentai-je de répondre :
« Laissons venir les circonstances, maître
Land, et nous verrons. Mais, jusque-là, je vous en
prie, contenez votre impatience. On ne peut agir
que par ruse, et ce nest pas en vous emportant
que vous ferez naître des chances favorables.
Promettez-moi donc que vous accepterez la
situation sans trop de colère.
Je vous le promets, monsieur le professeur,
répondit Ned Land dun ton peu rassurant. Pas un
mot violent ne sortira de ma bouche, pas un geste
brutal ne me trahira, quand bien même le service
de la table ne se ferait pas avec toute la régularité
désirable.
Jai votre parole, Ned », répondis-je au
Canadien.
Puis, la conversation fut suspendue, et chacun
138
de nous se mit à réfléchir à part soi. Javouerai
que, pour mon compte, et malgré lassurance du
harponneur, je ne conservais aucune illusion. Je
nadmettais pas ces chances favorables dont Ned
Land avait parlé. Pour être si sûrement
manoeuvré, le bateau sous-marin exigeait un
nombreux équipage, et conséquemment, dans le
cas dune lutte, nous aurions affaire à trop forte
partie. Dailleurs, il fallait, avant tout, être libres,
et nous ne létions pas. Je ne voyais même aucun
moyen de fuir cette cellule de tôle si
hermétiquement fermée. Et pour peu que
létrange commandant de ce bateau eût un secret
à garder ce qui paraissait au moins probable ,
il ne nous laisserait pas agir librement à son bord.
Maintenant, se débarrasserait-il de nous par la
violence, ou nous jetterait-il un jour sur quelque
coin de terre ? cétait là linconnu. Toutes ces
hypothèses me semblaient extrêmement
plausibles, et il fallait être un harponneur pour
espérer de reconquérir sa liberté.
Je compris dailleurs que les idées de Ned
Land saigrissaient avec les réflexions qui
semparaient de son cerveau. Jentendais peu à
139
peu les jurons gronder au fond de son gosier, et je
voyais ses gestes redevenir menaçants. Il se
levait, tournait comme une bête fauve en cage,
frappait les murs du pied et du poing. Dailleurs,
le temps sécoulait, la faim se faisait cruellement
sentir, et, cette fois, le steward ne paraissait pas.
Et cétait oublier trop longtemps notre position de
naufragés, si lon avait réellement de bonnes
intentions à notre égard.
Ned Land, tourmenté par les tiraillements de
son robuste estomac, se montait de plus en plus,
et, malgré sa parole, je craignais véritablement
une explosion, lorsquil se trouverait en présence
de lun des hommes du bord.
Pendant deux heures encore, la colère de Ned
Land sexalta. Le Canadien appelait, il criait,
mais en vain. Les murailles de tôle étaient
sourdes. Je nentendais même aucun bruit à
lintérieur de ce bateau, qui semblait mort. Il ne
bougeait pas, car jaurais évidemment senti les
frémissements de la coque sous limpulsion de
lhélice. Plongé sans doute dans labîme des
eaux, il nappartenait plus à la terre. Tout ce
140
morne silence était effrayant.
Quant à notre abandon, à notre isolement au
fond de cette cellule, je nosais estimer ce quil
pourrait durer. Les espérances que javais
conçues après notre entrevue avec le
commandant du bord seffaçaient peu à peu. La
douceur du regard de cet homme, lexpression
généreuse de sa physionomie, la noblesse de son
maintien, tout disparaissait de mon souvenir. Je
revoyais cet énigmatique personnage tel quil
devait être, nécessairement impitoyable, cruel. Je
le sentais en dehors de lhumanité, inaccessible à
tout sentiment de pitié, implacable ennemi de ses
semblables auxquels il avait dû vouer une
impérissable haine !
Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser
périr dinanition, enfermés dans cette prison
étroite, livrés à ces horribles tentations auxquelles
pousse la faim farouche ? Cette affreuse pensée
prit dans mon esprit une intensité terrible, et,
limagination aidant, je me sentis envahir par une
épouvante insensée. Conseil restait calme, Ned
Land rugissait.
141
En ce moment, un bruit se fit entendre
extérieurement. Des pas résonnèrent sur la dalle
de métal. Les serrures furent fouillées, la porte
souvrit, le steward parut.
Avant que jeusse fait un mouvement pour
len empêcher, le Canadien sétait précipité sur ce
malheureux ; il lavait renversé ; il le tenait à la
gorge. Le steward étouffait sous sa main
puissante.
Conseil cherchait déjà à retirer des mains du
harponneur sa victime à demi suffoquée, et
jallais joindre mes efforts aux siens, quand,
subitement, je fus cloué à ma place par ces mots
prononcés en français :
« Calmez-vous, maître Land, et vous,
monsieur le professeur, veuillez mécouter ! »
142
X
Lhomme des eaux
Cétait le commandant du bord qui parlait
ainsi.
À ces mots, Ned Land se releva subitement.
Le steward, presque étranglé, sortit en chancelant
sur un signe de son maître ; mais tel était lempire
du commandant à son bord, que pas un geste ne
trahit le ressentiment dont cet homme devait être
animé contre le Canadien. Conseil, intéressé
malgré lui, moi stupéfait, nous attendions en
silence le dénouement de cette scène.
Le commandant, appuyé sur langle de la
table, les bras croisés, nous observait avec une
profonde attention. Hésitait-il à parler ?
Regrettait-il ces mots quil venait de prononcer
en français ? On pouvait le croire.
143
Après quelques instants dun silence quaucun
de nous ne songea à interrompre :
« Messieurs, dit-il dune voix calme et
pénétrante, je parle également le français,
langlais, lallemand et le latin. Jaurais donc pu
vous répondre dès notre première entrevue, mais
je voulais vous connaître dabord, réfléchir
ensuite. Votre quadruple récit, absolument
semblable au fond, ma affirmé lidentité de vos
personnes. Je sais maintenant que le hasard a mis
en ma présence M. Pierre Aronnax, professeur
dhistoire naturelle au Muséum de Paris, chargé
dune mission scientifique à létranger, Conseil
son domestique, et Ned Land, dorigine
canadienne, harponneur à bord de la frégate
lAbraham Lincoln, de la marine nationale des
États-Unis dAmérique. »
Je minclinai dun air dassentiment. Ce nétait
pas une question que me posait le commandant.
Donc, pas de réponse à faire. Cet homme
sexprimait avec une aisance parfaite, sans aucun
accent. Sa phrase était nette, ses mots justes, sa
facilité délocution remarquable. Et cependant, je
144
ne « sentais » pas en lui un compatriote.
Il reprit la conversation en ces termes :
« Vous avez trouvé sans doute, monsieur, que
jai longtemps tardé à vous rendre cette seconde
visite. Cest que, votre identité reconnue, je
voulais peser mûrement le parti à prendre envers
vous. Jai beaucoup hésité. Les plus fâcheuses
circonstances vous ont mis en présence dun
homme qui a rompu avec lhumanité. Vous êtes
venu troubler mon existence...
Involontairement, dis-je.
Involontairement ? répondit linconnu, en
forçant un peu sa voix. Est-ce involontairement
que lAbraham Lincoln me chasse sur toutes les
mers ? Est-ce involontairement que vous avez
pris passage à bord de cette frégate ? Est-ce
involontairement que vos boulets ont rebondi sur
la coque de mon navire ? Est-ce involontairement
que maître Ned Land ma frappé de son
harpon ? »
Je surpris dans ces paroles une irritation
contenue. Mais, à ces récriminations, javais une
145
réponse toute naturelle à faire, et je la fis.
« Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les
discussions qui ont eu lieu à votre sujet en
Amérique et en Europe. Vous ne savez pas que
divers accidents, provoqués par le choc de votre
appareil sous-marin, ont ému lopinion publique
dans les deux continents. Je vous fais grâce des
hypothèses sans nombre par lesquelles on
cherchait à expliquer linexplicable phénomène
dont seul vous aviez le secret. Mais sachez quen
vous poursuivant jusque sur les hautes mers du
Pacifique, lAbraham Lincoln croyait chasser
quelque puissant monstre marin dont il fallait à
tout prix délivrer locéan. »
Un demi-sourire détendit les lèvres du
commandant, puis, dun ton plus calme :
« Monsieur Aronnax, répondit-il, oseriez-vous
affirmer que votre frégate naurait pas poursuivi
et canonne un bateau sous-marin aussi bien quun
monstre ? »
Cette question membarrassa, car certainement
le commandant Farragut neût pas hésité. Il eût
cru de son devoir de détruire un appareil de ce
146
genre tout comme un narval gigantesque.
« Vous comprenez donc, monsieur, reprit
linconnu, que jai le droit de vous traiter en
ennemis. »
Je ne répondis rien, et pour cause. À quoi bon
discuter une proposition semblable, quand la
force peut détruire les meilleurs arguments ?
« Jai longtemps hésité, reprit le commandant.
Rien ne mobligeait à vous donner lhospitalité.
Si je devais me séparer de vous, je navais aucun
intérêt à vous revoir. Je vous remettais sur la
plate-forme de ce navire qui vous avait servi de
refuge. Je menfonçais sous les mers, et joubliais
que vous aviez jamais existé. Nétait-ce pas mon
droit ?
Cétait peut-être le droit dun sauvage,
répondis-je, ce nétait pas celui dun homme
civilisé.
Monsieur le professeur, répliqua vivement le
commandant, je ne suis pas ce que vous appelez
un homme civilisé ! Jai rompu avec la société
tout entière pour des raisons que moi seul jai le
147
droit dapprécier. Je nobéis donc point à ses
règles, et je vous engage à ne jamais les invoquer
devant moi ! »
Ceci fut dit nettement. Un éclair de colère et
de dédain avait allumé les yeux de linconnu, et
dans la vie de cet homme, jentrevis un passé
formidable. Non seulement il sétait mis en
dehors des lois humaines, mais il sétait fait
indépendant, libre dans la plus rigoureuse
acception du mot, hors de toute atteinte ! Qui
donc oserait le poursuivre au fond des mers,
puisque, à leur surface, il déjouait les efforts
tentés contre lui ? Quel navire résisterait au choc
de son monitor sous-marin ? Quelle cuirasse, si
épaisse quelle fût, supporterait les coups de son
éperon ? Nul, entre les hommes, ne pouvait lui
demander compte de ses oeuvres. Dieu, sil y
croyait, sa conscience, sil en avait une, étaient
les seuls juges dont il pût dépendre.
Ces réflexions traversèrent rapidement mon
esprit, pendant que létrange personnage se
taisait, absorbé et comme retiré en lui-même. Je
le considérais avec un effroi mélangé dintérêt, et
148
sans doute, ainsi quOedipe considérait le sphinx.
Après un assez long silence, le commandant
reprit la parole.
« Jai donc hésité, dit-il, mais jai pensé que
mon intérêt pouvait saccorder avec cette pitié
naturelle à laquelle tout être humain a droit. Vous
resterez à mon bord, puisque la fatalité vous y a
jetés. Vous y serez libres, et, en échange de cette
liberté, toute relative dailleurs, je ne vous
imposerai quune seule condition. Votre parole
de vous y soumettre me suffira.
Parlez, monsieur, répondis-je, je pense que
cette condition est de celles quun honnête
homme peut accepter ?
Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que
certains événements imprévus mobligent à vous
consigner dans vos cabines pour quelques heures
ou quelques jours, suivant le cas. Désirant ne
jamais employer la violence, jattends de vous,
dans ce cas, plus encore que dans tous les autres,
une obéissance passive. En agissant ainsi, je
couvre votre responsabilité, je vous dégage
entièrement, car cest à moi de vous mettre dans
149
limpossibilité de voir ce qui ne doit pas être vu.
Acceptez-vous cette condition ? »
Il se passait donc à bord des choses tout au
moins singulières, et que ne devaient point voir
des gens qui ne sétaient pas mis hors des lois
sociales ! Entre les surprises que lavenir me
ménageait, celle-ci ne devait pas être la moindre.
« Nous acceptons, répondis-je. Seulement, je
vous demanderai, monsieur, la permission de
vous adresser une question, une seule.
Parlez, monsieur.
Vous avez dit que nous serions libres à votre
bord ?
Entièrement.
Je vous demanderai donc ce que vous
entendez par cette liberté.
Mais la liberté daller, de venir, de voir,
dobserver même tout ce qui se passe ici sauf
en quelques circonstances rares , la liberté enfin
dont nous jouissons nous-mêmes, mes
compagnons et moi. »
150
Il était évident que nous ne nous entendions
point.
« Pardon, monsieur, repris-je, mais cette
liberté, ce nest que celle que tout prisonnier a de
parcourir sa prison. Elle ne peut nous suffire.
Il faudra, cependant, quelle vous suffise !
Quoi ! nous devons renoncer à jamais de
revoir notre patrie, nos amis, nos parents !
Oui, monsieur. Mais renoncer à reprendre
cet insupportable joug de la terre, que les
hommes croient être la liberté, nest peut-être pas
aussi pénible que vous le pensez !
Par exemple, sécria Ned Land, jamais je ne
donnerai ma parole de ne pas chercher à me
sauver !
Je ne vous demande pas de parole, maître
Land, répondit froidement le commandant.
Monsieur, répondis-je, emporté malgré moi,
vous abusez de votre situation envers nous ! Cest
de la cruauté !
Non, monsieur, cest de la clémence ! Vous
êtes mes prisonniers après combat ! Je vous
151
garde, quand je pourrais dun mot vous replonger
dans les abîmes de locéan ! Vous mavez
attaqué ! Vous êtes venus surprendre un secret
que nul homme au monde ne doit pénétrer, le
secret de toute mon existence ! Et vous croyez
que je vais vous renvoyer sur cette terre qui ne
doit plus me connaître ! Jamais ! En vous
retenant, ce nest pas vous que je garde, cest
moi-même ! »
Ces paroles indiquaient de la part du
commandant un parti pris contre lequel ne
prévaudrait aucun argument.
« Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez
tout simplement à choisir entre la vie ou la mort ?
Tout simplement.
Mes amis, dis-je, à une question ainsi posée,
il ny a rien à répondre. Mais aucune parole ne
nous lie au maître de ce bord.
Aucune, monsieur », répondit linconnu.
Puis, dune voix plus douce, il reprit :
« Maintenant, permettez-moi dachever ce que
jai à vous dire. Je vous connais, monsieur
152
Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous
naurez peut-être pas tant à vous plaindre du
hasard qui vous lie à mon sort. Vous trouverez
parmi les livres qui servent à mes études favorites
cet ouvrage que vous avez publié sur les grands
fonds de la mer. Je lai souvent lu. Vous avez
poussé votre oeuvre aussi loin que vous le
permettait la science terrestre. Mais vous ne
savez pas tout, vous navez pas tout vu. Laissezmoi
donc vous dire, monsieur le professeur, que
vous ne regretterez pas le temps passé à mon
bord. Vous allez voyager dans le pays des
merveilles. Létonnement, la stupéfaction seront
probablement létat habituel de votre esprit. Vous
ne vous blaserez pas facilement sur le spectacle
incessamment offert à vos yeux. Je vais revoir
dans un nouveau tour du monde sous-marin qui
sait ? le dernier peut-être tout ce que jai pu
étudier au fond de ces mers tant de fois
parcourues, et vous serez mon compagnon
détudes. À partir de ce jour, vous entrez dans un
nouvel élément, vous verrez ce que na vu encore
aucun homme car moi et les miens nous ne
153
comptons plus , et notre planète, grâce à moi, va
vous livrer ses derniers secrets. »
Je ne puis le nier ; ces paroles du commandant
firent sur moi un grand effet. Jétais pris là par
mon faible, et joubliai, pour un instant, que la
contemplation de ces choses sublimes ne pouvait
valoir la liberté perdue. Dailleurs, je comptais
sur lavenir pour trancher cette grave question.
Aussi, je me contentai de répondre :
« Monsieur, si vous avez brisé avec
lhumanité, je veux croire que vous navez pas
renié tout sentiment humain. Nous sommes des
naufragés charitablement recueillis à votre bord,
nous ne loublierons pas. Quant à moi, je ne
méconnais pas que, si lintérêt de la science
pouvait absorber jusquau besoin de liberté, ce
que me promet notre rencontre moffrirait de
grandes compensations. »
Je pensais que le commandant allait me tendre
la main pour sceller notre traité. Il nen fit rien. Je
le regrettai pour lui.
« Une dernière question, dis-je, au moment où
cet être inexplicable semblait vouloir se retirer.
154
Parlez, monsieur le professeur.
De quel nom dois-je vous appeler ?
Monsieur, répondit le commandant, je ne
suis pour vous que le capitaine Nemo, et vos
compagnons et vous, nêtes pour moi que les
passagers du Nautilus. »
Le capitaine Nemo appela. Un steward parut.
Le capitaine lui donna ses ordres dans cette
langue étrangère que je ne pouvais reconnaître.
Puis, se tournant vers le Canadien et Conseil :
« Un repas vous attend dans votre cabine, leur
dit-il. Veuillez suivre cet homme.
Ça nest pas de refus ! » répondit le
harponneur.
Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule où
ils étaient renfermés depuis plus de trente heures.
« Et maintenant, monsieur Aronnax, notre
déjeuner est prêt. Permettez-moi de vous
précéder.
À vos ordres, capitaine. »
155
Je suivis le capitaine Nemo, et dès que jeus
franchi la porte, je pris une sorte de couloir
électriquement éclairé, semblable aux coursives
dun navire. Après un parcours dune dizaine de
mètres, une seconde porte souvrit devant moi.
Jentrai alors dans une salle à manger, ornée et
meublée avec un goût sévère. De hauts dressoirs
de chêne, incrustés dornements débène,
sélevaient aux deux extrémités de cette salle, et
sur leurs rayons à ligne ondulée étincelaient des
faïences, des porcelaines, des verreries dun prix
inestimable. La vaisselle plate y resplendissait
sous les rayons que versait un plafond lumineux,
dont de fines peintures tamisaient et
adoucissaient léclat.
Au centre de la salle était une table richement
servie. Le capitaine Nemo mindiqua la place que
je devais occuper.
« Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme
un homme qui doit mourir de faim. »
Le déjeuner se composait dun certain nombre
de plats dont la mer seule avait fourni le contenu,
et de quelques mets dont jignorais la nature et la
156
provenance. Javouerai que cétait bon, mais avec
un goût particulier auquel je mhabituai
facilement. Ces divers aliments me parurent
riches en phosphore, et je pensai quils devaient
avoir une origine marine.
Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui
demandai rien, mais il devina mes pensées, et il
répondit de lui-même aux questions que je brûlais
de lui adresser.
« La plupart de ces mets vous sont inconnus,
me dit-il. Cependant, vous pouvez en user sans
crainte. Ils sont sains et nourrissants. Depuis
longtemps, jai renoncé aux aliments de la terre,
et je ne men porte pas plus mal. Mon équipage,
qui est vigoureux, ne se nourrit pas autrement que
moi.
Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des
produits de la mer ?
Oui, monsieur le professeur, la mer fournit à
tous mes besoins. Tantôt je mets mes filets à la
traîne, et je les retire, prêts à se rompre. Tantôt je
vais chasser au milieu de cet élément qui paraît
être inaccessible à lhomme, et je force le gibier
157
qui gîte dans mes forêts sous-marines. Mes
troupeaux, comme ceux du vieux pasteur de
Neptune, paissent sans crainte les immenses
prairies de locéan. Jai là une vaste propriété que
jexploite moi-même et qui est toujours
ensemencée par la main du Créateur de toutes
choses. »
Je regardai le capitaine Nemo avec un certain
étonnement, et je lui répondis :
« Je comprends parfaitement, monsieur, que
vos filets fournissent dexcellents poissons à
votre table ; je comprends moins que vous
poursuiviez le gibier aquatique dans vos forêts
sous-marines ; mais je ne comprends plus du tout
quune parcelle de viande, si petite quelle soit,
figure dans votre menu.
Aussi, monsieur, me répondit le capitaine
Nemo, ne fais-je jamais usage de la chair des
animaux terrestres.
Ceci, cependant, repris-je, en désignant un
plat où restaient encore quelques tranches de filet.
158
Ce que vous croyez être de la viande,
monsieur le professeur, nest autre chose que du
filet de tortue de mer. Voici également quelques
foies de dauphin que vous prendriez pour un
ragoût de porc. Mon cuisinier est un habile
préparateur, qui excelle à conserver ces produits
variés de locéan. Goûtez à tous ces mets. Voici
une conserve dholothuries quun Malais
déclarerait sans rivale au monde, voilà une crème
dont le lait a été fourni par la mamelle des
cétacés, et le sucre par les grands fucus de la mer
du Nord, et enfin, permettez-moi de vous offrir
des confitures danémones qui valent celles des
fruits les plus savoureux. »
Et je goûtais, plutôt en curieux quen gourmet,
tandis que le capitaine Nemo menchantait par
ses invraisemblables récits.
« Mais cette mer, monsieur Aronnax, me ditil,
cette nourrice prodigieuse, inépuisable, elle ne
me nourrit pas seulement ; elle me vêt encore.
Ces étoffes qui vous couvrent sont tissées avec le
byssus de certains coquillages ; elles sont teintes
avec la pourpre des Anciens et nuancées de
159
couleurs violettes que jextrais des aplysies de la
Méditerranée. Les parfums que vous trouverez
sur la toilette de votre cabine sont le produit de la
distillation des plantes marines. Votre lit est fait
du plus doux zostère de locéan. Votre plume
sera un fanon de baleine, votre encre la liqueur
sécrétée par la seiche ou lencornet. Tout me
vient maintenant de la mer comme tout lui
retournera un jour !
Vous aimez la mer, capitaine.
Oui ! je laime ! La mer est tout ! Elle
couvre les sept dixièmes du globe terrestre. Son
souffle est pur et sain. Cest limmense désert où
lhomme nest jamais seul, car il sent frémir la
vie à ses côtés. La mer nest que le véhicule
dune surnaturelle et prodigieuse existence ; elle
nest que mouvement et amour ; cest linfini
vivant, comme la dit un de vos poètes. Et en
effet, monsieur le professeur, la nature sy
manifeste par ses trois règnes, minéral, végétal,
animal. Ce dernier y est largement représenté par
les quatre groupes des zoophytes, par trois classes
des articulés, par cinq classes des mollusques, par
160
trois classes des vertébrés, les mammifères, les
reptiles et ces innombrables légions de poissons,
ordre infini danimaux qui compte plus de treize
mille espèces, dont un dixième seulement
appartient à leau douce. La mer est le vaste
réservoir de la nature. Cest par la mer que le
globe a pour ainsi dire commencé, et qui sait sil
ne finira pas par elle ! Là est la suprême
tranquillité. La mer nappartient pas aux
despotes. À sa surface, ils peuvent encore exercer
des droits iniques, sy battre, sy dévorer, y
transporter toutes les horreurs terrestres. Mais à
trente pieds au-dessous de son niveau, leur
pouvoir cesse, leur influence séteint, leur
puissance disparaît ! Ah ! monsieur, vivez, vivez
au sein des mers ! Là seulement est
lindépendance Là je ne reconnais pas de
maîtres ! Là je suis libre ! »
Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu
de cet enthousiasme qui débordait de lui. Sétaitil
laissé entraîner au-delà de sa réserve
habituelle ? Avait-il trop parlé ? Pendant
quelques instants, il se promena, très agité. Puis
ses nerfs se calmèrent, sa physionomie reprit sa
161
froideur accoutumée, et, se tournant vers moi :
« Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si
vous voulez visiter le Nautilus, je suis à vos
ordres. »
162
XI
Le « Nautilus »
Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une
double porte, ménagée à larrière de la salle,
souvrit, et jentrai dans une chambre de
dimension égale à celle que je venais de quitter.
Cétait une bibliothèque. De hauts meubles en
palissandre noir, incrustés de cuivre, supportaient
sur leurs larges rayons un grand nombre de livres
uniformément reliés. Ils suivaient le contour de la
salle et se terminaient à leur partie inférieure par
de vastes divans, capitonnés de cuir marron, qui
offraient les courbes les plus confortables. De
légers pupitres mobiles, en sécartant ou se
rapprochant à volonté, permettaient dy poser le
livre en lecture. Au centre se dressait une vaste
table, couverte de brochures, entre lesquelles
apparaissaient quelques journaux déjà vieux. La
163
lumière électrique inondait tout cet harmonieux
ensemble, et tombait de quatre globes dépolis à
demi engagés dans les volutes du plafond. Je
regardais avec une admiration réelle cette salle si
ingénieusement aménagée, et je ne pouvais en
croire mes yeux.
« Capitaine Nemo, dis-je à mon hôte, qui
venait de sétendre sur un divan, voilà une
bibliothèque qui ferait honneur à plus dun palais
des continents, et je suis vraiment émerveillé,
quand je songe quelle peut vous suivre au plus
profond des mers.
Où trouverait-on plus de solitude, plus de
silence, monsieur le professeur ? répondit le
capitaine Nemo. Votre cabinet du Muséum vous
offre-t-il un repos aussi complet ?
Non, monsieur, et je dois ajouter quil est
bien pauvre auprès du vôtre. Vous possédez là six
ou sept mille volumes...
Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les
seuls liens qui me rattachent à la terre. Mais le
monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus
sest plongé pour la première fois sous les eaux.
164
Ce jour-là, jai acheté mes derniers volumes, mes
dernières brochures, mes derniers journaux, et
depuis lors, je veux croire que lhumanité na
plus ni pensé, ni écrit. Ces livres, monsieur le
professeur, sont dailleurs à votre disposition, et
vous pourrez en user librement. »
Je remerciai le capitaine Nemo, et je
mapprochai des rayons de la bibliothèque.
Livres de science, de morale et de littérature,
écrits en toutes langues, y abondaient ; mais je ne
vis pas un seul ouvrage déconomie politique ; ils
semblaient être sévèrement proscrits du bord.
Détail curieux, tous ces livres étaient
indistinctement classés, en quelque langue quils
fussent écrits et ce mélange prouvait que le
capitaine du Nautilus devait lire couramment les
volumes que sa main prenait au hasard.
Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefsdoeuvre
des maîtres anciens et modernes, cest-àdire
tout ce que lhumanité a produit de plus beau
dans lhistoire, la poésie, le roman et la science,
depuis Homère jusquà Victor Hugo, depuis
Xénophon jusquà Michelet, depuis Rabelais
165
jusquà Mme Sand. Mais la science, plus
particulièrement, faisait les frais de cette
bibliothèque ; les livres de mécanique, de
balistique, dhydrographie, de météorologie, de
géographie, de géologie, etc., y tenaient une place
non moins importante que les ouvrages dhistoire
naturelle, et je compris quils formaient la
principale étude du capitaine. Je vis là tout le
Humboldt, tout lArago, les travaux de Foucault,
dHenri Sainte-Claire Deville, de Chasles, de
Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de
Faraday, de Berthelot, de labbé Secchi, de
Petermann, du commandant Maury, dAgassiz,
etc., les mémoires de lAcadémie des sciences,
les bulletins des diverses sociétés de géographie,
etc., et, en bon rang, les deux volumes qui
mavaient peut-être valu cet accueil relativement
charitable du capitaine Nemo. Parmi les oeuvres
de Joseph Bertrand, son livre intitulé Les
Fondateurs de lAstronomie me donna même une
date certaine ; et comme je savais quil avait paru
dans le courant de 1865, je pus en conclure que
linstallation du Nautilus ne remontait pas à une
époque postérieure. Ainsi donc, depuis trois ans,
166
au plus, le capitaine Nemo avait commencé son
existence sous-marine. Jespérai, dailleurs, que
des ouvrages plus récents encore me
permettraient de fixer exactement cette époque ;
mais javais le temps de faire cette recherche, et
je ne voulus pas retarder davantage notre
promenade à travers les merveilles du Nautilus.
« Monsieur, dis-je au capitaine, je vous
remercie davoir mis cette bibliothèque à ma
disposition. Il y a là des trésors de science, et jen
profiterai.
Cette salle nest pas seulement une
bibliothèque, dit le capitaine Nemo, cest aussi un
fumoir.
Un fumoir ? mécriai-je. On fume donc à
bord ?
Sans doute.
Alors, monsieur, je suis forcé de croire que
vous avez conservé des relations avec La Havane.
Aucune, répondit le capitaine. Acceptez ce
cigare, monsieur Aronnax, et, bien quil ne
vienne pas de La Havane, vous en serez content,
167
si vous êtes connaisseur. »
Je pris le cigare qui métait offert, et dont la
forme rappelait celle du londrès ; mais il semblait
fabriqué avec des feuilles dor. Je lallumai à un
petit brasero que supportait un élégant pied de
bronze, et jaspirai ses premières bouffées avec la
volupté dun amateur qui na pas fumé depuis
deux jours.
« Cest excellent, dis-je, mais ce nest pas du
tabac.
Non, répondit le capitaine, ce tabac ne vient
ni de La Havane ni de lOrient. Cest une sorte
dalgue, riche en nicotine, que la mer me fournit,
non sans quelque parcimonie. Regrettez-vous les
londrès, monsieur ?
Capitaine, je les méprise à partir de ce jour.
Fumez donc à votre fantaisie, et sans
discuter lorigine de ces cigares. Aucune régie ne
les a contrôlés, mais ils nen sont pas moins bons,
jimagine.
Au contraire. »
À ce moment, le capitaine Nemo ouvrit une
168
porte qui faisait face à celle par laquelle jétais
entré dans la bibliothèque, et je passai dans un
salon immense et splendidement éclairé.
Cétait un vaste quadrilatère, à pans coupés,
long de dix mètres, large de six, haut de cinq. Un
plafond lumineux, décoré de légères arabesques,
distribuait un jour clair et doux sur toutes les
merveilles entassées dans ce musée. Car cétait
réellement un musée dans lequel une main
intelligente et prodigue avait réuni tous les trésors
de la nature et de lart, avec ce pêle-mêle artiste
qui distingue un atelier de peintre.
Une trentaine de tableaux de maîtres, à cadres
uniformes, séparés par détincelantes panoplies,
ornaient les parois tendues de tapisseries dun
dessin sévère. Je vis là des toiles de la plus haute
valeur, et que, pour la plupart, javais admirées
dans les collections particulières de lEurope et
aux expositions de peinture. Les diverses écoles
des maîtres anciens étaient représentées par une
madone de Raphaël, une vierge de Léonard de
Vinci, une nymphe du Corrège, une femme du
Titien, une adoration de Véronèse, une
169
assomption de Murillo, un portrait dHolbein, un
moine de Vélasquez, un martyr de Ribera, une
kermesse de Rubens, deux paysages flamands de
Téniers, trois petits tableaux de genre de Gérard
Dow, de Metsu, de Paul Potter, deux toiles de
Géricault et de Prudhon, quelques marines de
Backhuysen et de Vernet. Parmi les oeuvres de la
peinture moderne, apparaissaient des tableaux
signés Delacroix, Ingres, Decamps, Troyon,
Meissonier, Daubigny, etc., et quelques
admirables réductions de statues de marbre ou de
bronze, daprès les plus beaux modèles de
lAntiquité, se dressaient sur leurs piédestaux
dans les angles de ce magnifique musée. Cet état
de stupéfaction que mavait prédit le
commandant du Nautilus commençait déjà à
semparer de mon esprit.
« Monsieur le professeur, dit alors cet homme
étrange, vous excuserez le sans-gêne avec lequel
je vous reçois, et le désordre qui règne dans ce
salon.
Monsieur, répondis-je, sans chercher à
savoir qui vous êtes, mest-il permis de
170
reconnaître en vous un artiste ?
Un amateur, tout au plus, monsieur. Jaimais
autrefois à collectionner ces belles oeuvres créées
par la main de lhomme. Jétais un chercheur
avide, un fureteur infatigable, et jai pu réunir
quelques objets dun haut prix. Ce sont mes
derniers souvenirs de cette terre qui est morte
pour moi. À mes yeux, vos artistes modernes ne
sont déjà plus que des anciens ; ils ont deux ou
trois mille ans dexistence, et je les confonds
dans mon esprit. Les maîtres nont pas dâge.
Et ces musiciens ? dis-je, en montrant des
partitions de Weber, de Rossini, de Mozart, de
Beethoven, dHaydn, de Meyerbeer, dHerold, de
Wagner, dAuber, de Gounod, et nombre
dautres, éparses sur un piano-orgue de grand
modèle qui occupait un des panneaux du salon.
Ces musiciens, me répondit le capitaine
Nemo, ce sont des contemporains dOrphée, car
les différences chronologiques seffacent dans la
mémoire des morts et je suis mort, monsieur le
professeur, aussi bien mort que ceux de vos amis
qui reposent à six pieds sous terre ! »
171
Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans
une rêverie profonde. Je le considérais avec une
vive émotion, analysant en silence les étrangetés
de sa physionomie. Accoudé sur langle dune
précieuse table de mosaïque, il ne me voyait plus,
il oubliait ma présence.
Je respectai ce recueillement, et je continuai
de passer en revue les curiosités qui
enrichissaient ce salon.
Auprès des oeuvres de lart, les raretés
naturelles tenaient une place très importante.
Elles consistaient principalement en plantes, en
coquilles et autres productions de locéan, qui
devaient être les trouvailles personnelles du
capitaine Nemo. Au milieu du salon, un jet deau,
électriquement éclairé, retombait dans une vasque
faite dun seul tridacne. Cette coquille, fournie
par le plus grand des mollusques acéphales,
mesurait sur ses bords, délicatement festonnés,
une circonférence de six mètres environ ; elle
dépassait donc en grandeur ces beaux tridacnes
qui furent donnés à François Ier, par la
République de Venise, et dont léglise Saint-
172
Sulpice, à Paris, a fait deux bénitiers
gigantesques.
Autour de cette vasque, sous délégantes
vitrines fixées par des armatures de cuivre,
étaient classés et étiquetés les plus précieux
produits de la mer qui eussent jamais été livrés
aux regards dun naturaliste. On conçoit ma joie
de professeur.
Lembranchement des zoophytes offrait de
très curieux spécimens de ses deux groupes des
polypes et des échinodermes. Dans le premier
groupe, des tubïpores, des gorgones disposées en
éventail, des éponges douces de Syrie, des isis
des Moluques, des pennatules, une virgulaire
admirable des mers de Norvège, des
ombellulaires variées, des alcyonnaires, toute une
série de ces madrépores que mon maître Milne-
Edwards a si sagacement classés en sections, et
parmi lesquels je remarquai dadorables
flabellines, des oculines de lîle Bourbon, le
« char de Neptune » des Antilles, de superbes
variétés de coraux, enfin toutes les espèces de ces
curieux polypiers dont lassemblage forme des
173
îles entières qui deviendront un jour des
continents. Dans les échinodermes, remarquables
par leur enveloppe épineuse, les astéries ; les
étoiles de mer, les pantacrines, les comatules, les
astérophons, les oursins, les holothuries, etc.,
représentaient la collection complète des
individus de ce groupe.
Un conchyliologue un peu nerveux se serait
pâmé certainement devant dautres vitrines plus
nombreuses où étaient classés les échantillons de
lembranchement des mollusques. Je vis là une
collection dune valeur inestimable, et que le
temps me manquerait à décrire tout entière. Parmi
ces produits, je citerai, pour mémoire seulement :
lélégant marteau royal de locéan Indien, dont
les régulières taches blanches ressortaient
vivement sur un fond rouge et brun ; un spondyle
impérial, aux vives couleurs, tout hérissé
dépines, rare spécimen dans les muséums
européens, et dont jestimai la valeur à vingt
mille francs ; un marteau commun des mers de la
Nouvelle-Hollande, quon se procure
difficilement ; des bucardes exotiques du
Sénégal, fragiles coquilles blanches à doubles
174
valves, quun souffle eût dissipées comme une
bulle de savon ; plusieurs variétés des arrosoirs
de Java, sortes de tubes calcaires bordés de replis
foliacés, et très disputés par les amateurs toute
une série de troques, les uns jaune verdâtre,
pêchés dans les mers dAmérique, les autres dun
brun roux, amis des eaux de la Nouvelle-
Hollande, ceux-ci, venus du golfe du Mexique, et
remarquables par leur coquille imbriquée, ceuxlà,
des stellaires trouvés dans les mers australes,
et enfin, le plus rare de tous, le magnifique
éperon de la Nouvelle-Zélande ; puis,
dadmirables tellines sulfurées, de précieuses
espèces de cythérées et de vénus, le cadran
treillissé des côtes de Tranquebar, le sabot marbré
à nacre resplendissante, les perroquets verts des
mers de Chine, le cône presque inconnu du genre
Coenodulli, toutes les variétés de porcelaines qui
servent de monnaie dans lInde et en Afrique, la
« Gloire de la mer », la plus précieuse coquille
des Indes orientales ; enfin des littorines, des
dauphinules, des turritelles, des janthines, des
ovules, des volutes, des olives, des mitres, des
casques, des pourpres, des buccins, des harpes,
175
des rochers, des tritons, des cérites, des fuseaux,
des strombes, des ptérocères, des patelles, des
hyales, des cléodores, coquillages délicats et
fragiles, que la science a baptisés de ses noms les
plus charmants.
À part, et dans des compartiments spéciaux, se
déroulaient des chapelets de perles de la plus
grande beauté, que la lumière électrique piquait
de pointes de feu, des perles roses, arrachées aux
pinnes marines de la mer Rouge, des perles vertes
de lhaliotide iris, des perles jaunes, bleues,
noires, curieux produits des divers mollusques de
tous les océans et de certaines moules des cours
deau du Nord, enfin plusieurs échantillons dun
prix inappréciable qui avaient été distillés par les
pintadines les plus rares. Quelques-unes de ces
perles surpassaient en grosseur un oeuf de
pigeon ; elles valaient, et au-delà, celle que le
voyageur Tavernier vendit trois millions au shah
de Perse, et primaient cette autre perle de liman
de Mascate, que je croyais sans rivale au monde.
Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette
collection était, pour ainsi dire, impossible. Le
176
capitaine Nemo avait dû dépenser des millions
pour acquérir ces échantillons divers, et je me
demandais à quelle source il puisait pour
satisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur,
quand je fus interrompu par ces mots :
« Vous examinez mes coquilles, monsieur le
professeur. En effet, elles peuvent intéresser un
naturaliste ; mais, pour moi, elles ont un charme
de plus, car je les ai toutes recueillies de ma
main, et il nest pas une mer du globe qui ait
échappé à mes recherches.
Je comprends, capitaine, je comprends cette
joie de se promener au milieu de telles richesses.
Vous êtes de ceux qui ont fait eux-mêmes leur
trésor. Aucun muséum de lEurope ne possède
une semblable collection des produits de locéan.
Mais si jépuise mon admiration pour elle, que
me restera-t-il pour le navire qui les porte ! Je ne
veux point pénétrer des secrets qui sont les
vôtres ! Cependant, javoue que ce Nautilus, la
force motrice quil renferme en lui, les appareils
qui permettent de le manoeuvrer, lagent si
puissant qui lanime, tout cela excite au plus haut
177
point ma curiosité. Je vois suspendus aux murs de
ce salon des instruments dont la destination mest
inconnue. Puis-je savoir ?...
Monsieur Aronnax, me répondit le capitaine
Nemo, je vous ai dit que vous seriez libre à mon
bord, et par conséquent, aucune partie du
Nautilus ne vous est interdite. Vous pouvez donc
le visiter en détail et je me ferai un plaisir dêtre
votre cicérone.
Je ne sais comment vous remercier,
monsieur, mais je nabuserai pas de votre
complaisance. Je vous demanderai seulement à
quel usage sont destinés ces instruments de
physique...
Monsieur le professeur, ces mêmes
instruments se trouvent dans ma chambre, et cest
là que jaurai le plaisir de vous expliquer leur
emploi. Mais auparavant, venez visiter la cabine
qui vous est réservée. Il faut que vous sachiez
comment vous serez installé à bord du Nautilus. »
Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des
portes percées à chaque pan coupé du salon, me
fit rentrer dans les coursives du navire. Il me
178
conduisit vers lavant, et là je trouvait non pas
une cabine, mais une chambre élégante, avec lit,
toilette et divers autres meubles.
Je ne pus que remercier mon hôte.
« Votre chambre est contiguë à la mienne, me
dit-il, en ouvrant une porte, et la mienne donne
sur le salon que nous venons de quitter. »
Jentrai dans la chambre du capitaine. Elle
avait un aspect sévère, presque cénobitique. Une
couchette de fer, une table de travail, quelques
meubles de toilette. Le tout éclairé par un demijour.
Rien de confortable. Le strict nécessaire,
seulement.
Le capitaine Nemo me montra un siège.
« Veuillez vous asseoir », me dit-il.
Je massis, et il prit la parole en ces termes :
179
XII
Tout par lélectricité
« Monsieur, dit le capitaine Nemo, me
montrant les instruments suspendus aux parois de
sa chambre, voici les appareils exigés par la
navigation du Nautilus. Ici comme dans le salon,
je les ai toujours sous les yeux, et ils mindiquent
ma situation et ma direction exacte au milieu de
locéan. Les uns vous sont connus, tels que le
thermomètre qui donne la température intérieure
du Nautilus ; le baromètre, qui pèse le poids de
lair et prédit les changements de temps ;
lhygromètre, qui marque le degré de sécheresse
de latmosphère ; le storm-glass, dont le mélange,
en se décomposant, annonce larrivée des
tempêtes ; la boussole, qui dirige ma route ; le
sextant, qui par la hauteur du soleil mapprend
ma latitude ; les chronomètres, qui me permettent
180
de calculer ma longitude ; et enfin des lunettes de
jour et de nuit, qui me servent à scruter tous les
points de lhorizon, quand le Nautilus est remonté
à la surface des flots.
Ce sont les instruments habituels au
navigateur, répondis-je, et jen connais lusage.
Mais en voici dautres qui répondent sans doute
aux exigences particulières du Nautilus. Ce
cadran que japerçois et que parcourt une aiguille
mobile, nest-ce pas un manomètre ?
Cest un manomètre, en effet. Mis en
communication avec leau dont il indique la
pression extérieure, il me donne par là même la
profondeur à laquelle se maintient mon appareil.
Et ces sondes dune nouvelle espèce ?
Ce sont des sondes thermométriques qui
rapportent la température des diverses couches
deau.
Et ces autres instruments dont je ne devine
pas lemploi ?
Ici, monsieur le professeur, je dois vous
donner quelques explications, dit le capitaine
181
Nemo. Veuillez donc mécouter. »
Il garda le silence pendant quelques instants,
puis il dit :
« Il est un agent puissant, obéissant, rapide,
facile, qui se plie à tous les usages et qui règne en
maître à mon bord. Tout se fait par lui. Il
méclaire, il méchauffe, il est lâme de mes
appareils mécaniques. Cet agent, cest
lélectricité.
Lélectricité ! mécriai-je assez surpris.
Oui, monsieur.
Cependant, capitaine, vous possédez une
extrême rapidité de mouvements qui saccorde
mal avec le pouvoir de lélectricité. Jusquici, sa
puissance dynamique est restée très restreinte et
na pu produire que de petites forces !
Monsieur le professeur, répondit le capitaine
Nemo, mon électricité nest pas celle de tout le
monde, et cest là tout ce que vous me permettrez
de vous en dire.
Je ninsisterai pas, monsieur, et je me
contenterai dêtre très étonné dun tel résultat.
182
Une seule question, cependant, à laquelle vous ne
répondrez pas si elle est indiscrète. Les éléments
que vous employez pour produire ce merveilleux
agent doivent suser vite. Le zinc, par exemple,
comment le remplacez-vous, puisque vous navez
plus aucune communication avec la terre ?
Votre question aura sa réponse, répondit le
capitaine Nemo. Je vous dirai, dabord, quil
existe au fond des mers des mines de zinc, de fer,
dargent, dor, dont lexploitation serait très
certainement praticable. Mais je nai rien
emprunté à ces métaux de la terre, et jai voulu ne
demander quà la mer elle-même les moyens de
produire mon électricité.
À la mer ?
Oui, monsieur le professeur, et les moyens
ne me manquaient pas. Jaurais pu, en effet, en
établissant un circuit entre des fils plongés à
différentes profondeurs, obtenir lélectricité par la
diversité de températures quils éprouvaient ;
mais jai préféré employer un système plus
pratique.
Et lequel ?
183
Vous connaissez la composition de leau de
mer. Sur mille grammes on trouve quatre-vingtseize
centièmes et demi deau, et deux centièmes
deux tiers environ de chlorure de sodium ; puis,
en petite quantité, des chlorures de magnésium et
de potassium, du bromure de magnésium, du
sulfate de magnésie, du sulfate et du carbonate de
chaux. Vous voyez donc que le chlorure de
sodium sy rencontre dans une proportion
notable. Or, cest ce sodium que jextrais de leau
de mer et dont je compose mes éléments.
Le sodium ?
Oui, monsieur. Mélangé avec le mercure, il
forme un amalgame qui tient lieu du zinc dans les
éléments Bunzen. Le mercure ne suse jamais. Le
sodium seul se consomme, et la mer me le fournit
elle-même. Je vous dirai, en outre, que les piles
au sodium doivent être considérées comme les
plus énergiques, et que leur force électromotrice
est double de celle des piles au zinc.
Je comprends bien, capitaine, lexcellence
du sodium dans les conditions où vous vous
trouvez. La mer le contient. Bien. Mais il faut
184
encore le fabriquer, lextraire en un mot. Et
comment faites-vous ? Vos piles pourraient
évidemment servir à cette extraction ; mais, si je
ne me trompe, la dépense du sodium nécessitée
par les appareils électriques dépasserait la
quantité extraite. Il arriverait donc que vous en
consommeriez pour le produire plus que vous
nen produiriez !
Aussi, monsieur le professeur, je ne lextrais
pas par la pile, et jemploie tout simplement la
chaleur du charbon de terre.
De terre ? dis-je en insistant.
Disons le charbon de mer, si vous voulez,
répondit le capitaine Nemo.
Et vous pouvez exploiter des mines sousmarines
de houille ?
Monsieur Aronnax, vous me verrez à
loeuvre. Je ne vous demande quun peu de
patience, puisque vous avez le temps dêtre
patient. Rappelez-vous seulement ceci : Je dois
tout à locéan ; il produit lélectricité, et
lélectricité donne au Nautilus la chaleur, la
185
lumière, le mouvement, la vie en un mot.
Mais non pas lair que vous respirez ?
Oh ! je pourrais fabriquer lair nécessaire à
ma consommation, mais cest inutile, puisque je
remonte à la surface de la mer, quand il me plaît.
Cependant, si lélectricité ne me fournit pas lair
respirable, elle manoeuvre, du moins, des pompes
puissantes qui lemmagasinent dans des
réservoirs spéciaux, ce qui me permet de
prolonger, au besoin, et aussi longtemps que je le
veux, mon séjour dans les couches profondes.
Capitaine, répondis-je, je me contente
dadmirer. Vous avez évidemment trouvé ce que
les hommes trouveront sans doute un jour, la
véritable puissance dynamique de lélectricité.
Je ne sais sils la trouveront, répondit
froidement le capitaine Nemo. Quoi quil en soit,
vous connaissez déjà la première application que
jai faite de ce précieux agent. Cest lui qui nous
éclaire avec une égalité, une continuité que na
pas la lumière du soleil. Maintenant, regardez
cette horloge ; elle est électrique, et marche avec
une régularité qui défie celle des meilleurs
186
chronomètres. Je lai divisée en vingt-quatre
heures, comme les horloges italiennes, car pour
moi, il nexiste ni nuit, ni jour, ni soleil, ni lune,
mais seulement cette lumière factice que
jentraîne jusquau fond des mers ! Voyez, en ce
moment, il est dix heures du matin.
Parfaitement.
Autre application de lélectricité. Ce cadran,
suspendu devant nos yeux, sert à indiquer la
vitesse du Nautilus. Un fil électrique le met en
communication avec lhélice du loch, et son
aiguille mindique la marche réelle de lappareil.
Et, tenez, en ce moment, nous filons avec une
vitesse modérée de quinze milles à lheure.
Cest merveilleux, répondis-je, et je vois
bien, capitaine, que vous avez eu raison
demployer cet agent, qui est destiné à remplacer
le vent, leau et la vapeur.
Nous navons pas fini, monsieur Aronnax,
dit le capitaine Nemo en se levant, et si vous
voulez me suivre, nous visiterons larrière du
Nautilus. »
187
En effet, je connaissais déjà toute la partie
antérieure de ce bateau sous-marin, dont voici la
division exacte, en allant du centre à léperon : la
salle à manger de cinq mètres, séparée de la
bibliothèque par une cloison étanche, cest-à-dire
ne pouvant être pénétrée par leau ; la
bibliothèque de cinq mètres ; le grand salon de
dix mètres, séparé de la chambre du capitaine par
une seconde cloison étanche ; ladite chambre du
capitaine de cinq mètres ; la mienne de deux
mètres cinquante, et enfin un réservoir dair de
sept mètres cinquante, qui sétendait jusquà
létrave. Total, trente-cinq mètres de longueur.
Les cloisons étanches étaient percées de portes
qui se fermaient hermétiquement au moyen
dobturateurs en caoutchouc, et elles assuraient
toute sécurité à bord du Nautilus, au cas où une
voie deau se fût déclarée.
Je suivis le capitaine Nemo, à travers les
coursives situées en abord, et jarrivai au centre
du navire. Là, se trouvait une sorte de puits qui
souvrait entre deux cloisons étanches. Une
échelle de fer, cramponnée à la paroi, conduisait
à son extrémité supérieure. Je demandai au
188
capitaine à quel usage servait cette échelle.
« Elle aboutit au canot, répondit-il.
Quoi ! vous avez un canot ? répliquai-je,
assez étonné.
Sans doute. Une excellente embarcation,
légère et insubmersible, qui sert à la promenade
et à la pêche.
Mais alors, quand vous voulez vous
embarquer, vous êtes forcé de revenir à la surface
de la mer ?
Aucunement. Ce canot adhère à la partie
supérieure de la coque du Nautilus, et occupe une
cavité disposée pour le recevoir. Il est
entièrement ponté, absolument étanche, et retenu
par de solides boulons. Cette échelle conduit à un
trou dhomme percé dans la coque du Nautilus,
qui correspond à un trou pareil percé dans le
flanc du canot. Cest par cette double ouverture
que je mintroduis dans lembarcation. On
referme lune, celle du Nautilus ; je referme
lautre, celle du canot, au moyen de vis de
pression ; je largue les boulons, et lembarcation
189
remonte avec une prodigieuse rapidité à la
surface de la mer. Jouvre alors le panneau du
pont, soigneusement clos jusque-là, je mâte, je
hisse ma voile ou je prends mes avirons, et je me
promène.
Mais comment revenez-vous à bord ?
Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, cest
le Nautilus qui revient.
À vos ordres ?
À mes ordres. Un fil électrique me rattache à
lui. Je lance un télégramme, et cela suffit.
En effet, dis-je, grisé par ces merveilles, rien
nest plus simple ! »
Après avoir dépassé la cage de lescalier qui
aboutissait à la plate-forme, je vis une cabine
longue de deux mètres, dans laquelle Conseil et
Ned Land, enchantés de leur repas, soccupaient
à le dévorer à belles dents. Puis une porte souvrit
sur la cuisine longue de trois mètres, située entre
les vastes cambuses du bord.
Là, lélectricité, plus énergique et plus
obéissante que le gaz lui-même, faisait tous les
190
frais de la cuisson. Les fils, arrivant sous les
fourneaux, communiquaient à des éponges de
platine une chaleur qui se distribuait et se
maintenait régulièrement. Elle chauffait
également des appareils distillatoires qui, par la
vaporisation, fournissaient une excellente eau
potable. Auprès de cette cuisine souvrait une
salle de bain, confortablement disposée, et dont
les robinets fournissaient leau froide ou leau
chaude, à volonté.
À la cuisine succédait le poste de léquipage,
long de cinq mètres. Mais la porte en était
fermée, et je ne pus voir son aménagement, qui
meût peut-être fixé sur le nombre dhommes
nécessité par la manoeuvre du Nautilus.
Au fond sélevait une quatrième cloison
étanche qui séparait ce poste de la chambre des
machines. Une porte souvrit, et je me trouvai
dans ce compartiment où le capitaine Nemo
ingénieur de premier ordre, à coup sûr avait
disposé ses appareils de locomotion.
Cette chambre des machines, nettement
éclairée, ne mesurait pas moins de vingt mètres
191
en longueur. Elle était naturellement divisée en
deux parties ; la première renfermait les éléments
qui produisaient lélectricité, et la seconde, le
mécanisme qui transmettait le mouvement à
lhélice.
Je fus surpris, tout dabord, de lodeur sui
generis qui emplissait ce compartiment. Le
capitaine Nemo saperçut de mon impression.
« Ce sont, me dit-il, quelques dégagements de
gaz, produits par lemploi du sodium ; mais ce
nest quun léger inconvénient. Tous les matins,
dailleurs, nous purifions le navire en le ventilant
à grand air. »
Cependant, jexaminais avec un intérêt facile à
concevoir la machine du Nautilus.
« Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo,
jemploie des éléments Bunzen, et non des
éléments Ruhmkorff. Ceux-ci eussent été
impuissants. Les éléments Bunzen sont peu
nombreux, mais forts et grands, ce qui vaut
mieux, expérience faite. Lélectricité produite se
rend à larrière, où elle agit par des électroaimants
de grande dimension sur un système
192
particulier de leviers et dengrenages qui
transmettent le mouvement à larbre de lhélice.
Celle-ci, dont le diamètre est de six mètres et le
pas de sept mètres cinquante, peut donner jusquà
cent vingt tours par seconde.
Et vous obtenez alors ?
Une vitesse de cinquante milles à lheure. »
Il y avait là un mystère, mais je ninsistai pas
pour le connaître. Comment lélectricité pouvaitelle
agir avec une telle puissance ? Où cette force
presque illimitée prenait-elle son origine ? Étaitce
dans sa tension excessive obtenue par des
bobines dune nouvelle sorte ? Était-ce dans sa
transmission quun système de leviers inconnus1
pouvait accroître à linfini ? Cest ce que je ne
pouvais comprendre.
« Capitaine Nemo, dis-je, je constate les
résultats et je ne cherche pas à les expliquer. Jai
vu le Nautilus manoeuvrer devant lAbraham
1 Et précisément, on parle dune découverte de ce genre
dans laquelle un nouveau jeu de leviers produit des forces
considérables. Linventeur sest-il donc rencontré avec le
capitaine Nemo?
193
Lincoln, et je sais à quoi men tenir sur sa vitesse.
Mais marcher ne suffit pas. Il faut voir où lon
va ! Il faut pouvoir se diriger à droite, à gauche,
en haut, en bas ! Comment atteignez-vous les
grandes profondeurs, où vous trouvez une
résistance croissante qui sévalue par des
centaines datmosphères ? Comment remontezvous
à la surface de locéan ? Enfin, comment
vous maintenez-vous dans le milieu qui vous
convient ? Suis-je indiscret en vous le
demandant ?
Aucunement, monsieur le professeur, me
répondit le capitaine, après une légère hésitation,
puisque vous ne devez jamais quitter ce bateau
sous-marin. Venez dans le salon. Cest notre
véritable cabinet de travail, et là, vous apprendrez
tout ce que vous devez savoir sur le Nautilus ! »
194
XIII
Quelques chiffres
Un instant après, nous étions assis sur un
divan du salon, le cigare aux lèvres. Le capitaine
mit sous mes yeux une épure qui donnait les plan,
coupe et élévation du Nautilus. Puis il commença
sa description en ces termes :
« Voici, monsieur Aronnax, les diverses
dimensions du bateau qui vous porte. Cest un
cylindre très allongé, à bouts coniques. Il affecte
sensiblement la forme dun cigare, forme déjà
adoptée à Londres dans plusieurs constructions
du même genre. La longueur de ce cylindre, de
tête en tête, est exactement de soixante-dix
mètres, et son bau, à sa plus grande largeur, est
de huit mètres. Il nest donc pas construit tout à
fait au dixième comme vos steamers de grande
marche, mais ses lignes sont suffisamment
195
longues et sa coulée assez prolongée, pour que
leau déplacée séchappe aisément et noppose
aucun obstacle à sa marche.
« Ces deux dimensions vous permettent
dobtenir par un simple calcul la surface et le
volume du Nautilus. Sa surface comprend mille
onze mètres carrés et quarante-cinq centièmes ;
son volume, quinze cents mètres cubes et deux
dixièmes ce qui revient à dire quentièrement
immergé il déplace ou pèse quinze cents mètres
cubes ou tonneaux.
« Lorsque jai fait les plans de ce navire
destiné à une navigation sous-marine, jai voulu
quen équilibre dans leau il plongeât des neuf
dixièmes, et quil émergeât dun dixième
seulement. Par conséquent, il ne devait déplacer
dans ces conditions que les neuf dixièmes de son
volume, soit treize cent cinquante-six mètres
cubes et quarante-huit centièmes, cest-à-dire ne
peser que ce même nombre de tonneaux. Jai
donc dû ne pas dépasser ce poids en le
construisant suivant les dimensions susdites.
« Le Nautilus se compose de deux coques,
196
lune intérieure, lautre extérieure, réunies entre
elles par des fers en T qui lui donnent une rigidité
extrême. En effet, grâce à cette disposition
cellulaire, il résiste comme un bloc, comme sil
était plein. Son bordé ne peut céder ; il adhère par
lui-même et non par le serrage des rivets, et
lhomogénéité de sa construction, due au parfait
assemblage des matériaux, lui permet de défier
les mers les plus violentes.
« Ces deux coques sont fabriquées en tôle
dacier dont la densité par rapport à leau est de
sept, huit dixièmes. La première na pas moins de
cinq centimètres dépaisseur, et pèse trois cent
quatre-vingt-quatorze tonneaux quatre-vingtseize
centièmes. La seconde enveloppe, la quille,
haute de cinquante centimètres et large de vingtcinq,
pesant, à elle seule, soixante-deux tonneaux,
la machine, le lest, les divers accessoires et
aménagements, les cloisons et les étrésillons
intérieurs, ont un poids de neuf cent soixante et
un tonneaux soixante-deux centièmes, qui,
ajoutés aux trois cent quatre-vingt-quatorze
tonneaux et quatre-vingt-seize centièmes,
forment le total exigé de treize cent cinquante-six
197
tonneaux et quarante-huit centièmes. Est-ce
entendu ?
Cest entendu, répondis-je.
Donc, reprit le capitaine, lorsque le Nautilus
se trouve à flot dans ces conditions, il émerge
dun dixième. Or, si jai disposé des réservoirs
dune capacité égale à ce dixiè, soit dune
contenance de cent cinquante tonneaux et
soixante-douze centièmes, et si je les remplis
deau, le bateau déplaçant alors quinze cent sept
tonneaux, ou les pesant, sera complètement
immergé. Cest ce qui arrive, monsieur le
professeur. Ces réservoirs existent en abord dans
les parties inférieures du Nautilus. Jouvre des
robinets, ils se remplissent, et le bateau
senfonçant vient affleurer la surface de leau.
Bien, capitaine, mais nous arrivons alors à la
véritable difficulté. Que vous puissiez affleurer la
surface de locéan, je le comprends. Mais plus
bas, en plongeant au-dessous de cette surface,
votre appareil sous-marin ne va-t-il pas
rencontrer une pression et par conséquent subir
une poussée de bas en haut qui doit être évaluée à
198
une atmosphère par trente pieds deau, soit
environ un kilogramme par centimètre carré ?
Parfaitement, monsieur.
Donc, à moins que vous ne remplissiez le
Nautilus en entier, je ne vois pas comment vous
pouvez lentraîner au sein des masses liquides.
Monsieur le professeur, répondit le capitaine
Nemo, il ne faut pas confondre la statique avec la
dynamique, sans quoi lon sexpose à de graves
erreurs. Il y a très peu de travail à dépenser pour
atteindre les basses régions de locéan, car les
corps ont une tendance à devenir « fondriers ».
Suivez mon raisonnement.
Je vous écoute, capitaine.
Lorsque jai voulu déterminer
laccroissement de poids quil faut donner au
Nautilus pour limmerger, je nai eu à me
préoccuper que de la réduction du volume que
leau de mer éprouve à mesure que ses couches
deviennent de plus en plus profondes.
Cest évident, répondis-je.
Or, si leau nest pas absolument
199
incompressible, elle est, du moins, très peu
compressible. En effet, daprès les calculs les
plus récents, cette réduction nest que de quatre
cent trente-six dix-millionièmes par atmosphère,
ou par chaque trente pieds de profondeur. Sagitil
daller à mille mètres, je tiens compte alors de
la réduction du volume sous une pression
équivalente à celle dune colonne deau de mille
mètres, cest-à-dire sous une pression de cent
atmosphères. Cette réduction sera alors de quatre
cent trente-six cent-millièmes. Je devrai donc
accroître le poids de façon à peser quinze cent
treize tonneaux soixante-dix-sept centièmes, au
lieu de quinze cent sept tonneaux deux dixièmes.
Laugmentation ne sera conséquemment que de
six tonneaux cinquante-sept centièmes.
Seulement ?
Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul
est facile à vérifier. Or, jai des réservoirs
supplémentaires capables dembarquer cent
tonneaux. Je puis donc descendre à des
profondeurs considérables. Lorsque je veux
remonter à la surface et laffleurer, il me suffit de
200
chasser cette eau, et de vider entièrement tous les
réservoirs, si je désire que le Nautilus émerge du
dixième de sa capacité totale. »
À ces raisonnements appuyés sur des chiffres,
je navais rien à objecter.
« Jadmets vos calculs, capitaine, répondis-je,
et jaurais mauvaise grâce à les contester, puisque
lexpérience leur donne raison chaque jour. Mais
je pressens actuellement en présence une
difficulté réelle.
Laquelle, monsieur ?
Lorsque vous êtes par mille mètres de
profondeur, les parois du Nautilus supportent une
pression de cent atmosphères. Si donc, à ce
moment, vous voulez vider les réservoirs
supplémentaires pour alléger votre bateau et
remonter à la surface, il faut que les pompes
vainquent cette pression de cent atmosphères, qui
est de cent kilogrammes par centimètre carré. De
là une puissance...
Que lélectricité seule pouvait me donner, se
hâta de dire le capitaine Nemo. Je vous répète,
201
monsieur, que le pouvoir dynamique de mes
machines est à peu près infini. Les pompes du
Nautilus ont une force prodigieuse, et vous avez
dû le voir, quand leurs colonnes deau se sont
précipitées comme un torrent sur lAbraham
Lincoln. Dailleurs, je ne me sers des réservoirs
supplémentaires que pour atteindre des
profondeurs moyennes de quinze cents à deux
mille mètres, et cela dans le but de ménager mes
appareils. Aussi, lorsque la fantaisie me prend de
visiter les profondeurs de locéan à deux ou trois
lieues au-dessous de sa surface, jemploie des
manoeuvres plus longues, mais non moins
infaillibles.
Lesquelles, capitaine ? demandai-je.
Ceci mamène naturellement à vous dire
comment se manoeuvre le Nautilus.
Je suis impatient de lapprendre.
Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur
bâbord, pour évoluer, en un mot, suivant un plan
horizontal, je me sers dun gouvernail ordinaire à
large safran, fixé sur larrière de létambot, et
quune roue et des palans font agir. Mais je puis
202
aussi mouvoir le Nautilus de bas en haut et de
haut en bas, dans un plan vertical, au moyen de
deux plans inclinés, attachés à ses flancs sur son
centre de flottaison, plans mobiles, aptes à
prendre toutes les positions, et qui se manoeuvrent
de lintérieur au moyen de leviers puissants. Ces
plans sont-ils maintenus parallèles au bateau,
celui-ci se meut horizontalement. Sont-ils
inclinés, le Nautilus, suivant la disposition de
cette inclinaison et sous la poussée de son hélice,
ou senfonce suivant une diagonale aussi allongée
quil me convient, ou remonte suivant cette
diagonale. Et même, si je veux revenir plus
rapidement à la surface, jembraie lhélice, et la
pression des eaux fait remonter verticalement le
Nautilus comme un ballon qui, gonflé
dhydrogène, sélève rapidement dans les airs.
Bravo ! capitaine, mécriai-je. Mais
comment le timonier peut-il suivre la route que
vous lui donnez au milieu des eaux ?
Le timonier est placé dans une cage vitrée,
qui fait saillie à la partie supérieure de la coque
du Nautilus, et que garnissent des verres
203
lenticulaires.
Des verres capables de résister à de telles
pressions ?
Parfaitement. Le cristal, fragile au choc,
offre cependant une résistance considérable. Dans
des expériences de pêche à la lumière électrique
faites en 1864, au milieu des mers du Nord, on a
vu des plaques de cette matière, sous une
épaisseur de sept millimètres seulement, résister à
une pression de seize atmosphères, tout en
laissant passer de puissants rayons calorifiques
qui lui répartissaient inégalement la chaleur. Or,
les verres dont je me sers nont pas moins de
vingt et un centimètres à leur centre, cest-à-dire
trente fois cette épaisseur.
Admis, capitaine Nemo ; mais enfin, pour
voir, il faut que la lumière chasse les ténèbres, et
je me demande comment au milieu de lobscurité
des eaux...
En arrière de la cage du timonier est placé
un puissant réflecteur électrique, dont les rayons
illuminent la mer à un demi-mille de distance.
204
Ah ! bravo, trois fois bravo ! capitaine. Je
mexplique maintenant cette phosphorescence du
prétendu narval, qui a tant intrigué les savants ! À
ce propos, je vous demanderai si labordage du
Nautilus et du Scotia, qui a eu un si grand
retentissement, a été le résultat dune rencontre
fortuite ?
Purement fortuite, monsieur. Je naviguais à
deux mètres au-dessous de la surface des eaux,
quand le choc sest produit. Jai dailleurs vu
quil navait eu aucun résultat fâcheux.
Aucun, monsieur. Mais quant à votre
rencontre avec lAbraham Lincoln ?...
Monsieur le professeur, jen suis fâché pour
lun des meilleurs navires de cette brave marine
américaine, mais on mattaquait et jai dû me
défendre ! Je me suis contenté, toutefois, de
mettre la frégate hors détat de me nuire elle ne
sera pas gênée de réparer ses avaries au port le
plus prochain.
Ah ! commandant, mécriai-je avec
conviction, cest vraiment un merveilleux bateau
que votre Nautilus !
205
Oui, monsieur le professeur, répondit avec
une véritable émotion le capitaine Nemo, et je
laime comme la chair de ma chair ! Si tout est
danger sur un de vos navires soumis aux hasards
de locéan, si, sur cette mer, la première
impression est le sentiment de labîme, comme
la si bien dit le Hollandais Jansen, au-dessous et
à bord du Nautilus, le coeur de lhomme na plus
rien à redouter. Pas de déformation à craindre, car
la double coque de ce bateau a la rigidité du fer ;
pas de gréement que le roulis ou le tangage
fatiguent ; pas de voiles que le vent emporte ; pas
de chaudières que la vapeur déchire ; pas
dincendie à redouter, puisque cet appareil est fait
de tôle et non de bois ; pas de charbon qui
sépuise, puisque lélectricité est son agent
mécanique ; pas de rencontre à redouter, puisquil
est seul à naviguer dans les eaux profondes ; pas
de tempête à braver, puisquil trouve à quelques
mètres au-dessous des eaux labsolue
tranquillité ! Voilà, monsieur. Voilà le navire par
excellence ! Et sil est vrai que lingénieur ait
plus de confiance dans le bâtiment que le
constructeur, et le constructeur plus que le
206
capitaine lui-même, comprenez donc avec quel
abandon je me fie à mon Nautilus, puisque jen
suis tout à la fois le capitaine, le constructeur et
lingénieur ! »
Le capitaine Nemo parlait avec une éloquence
entraînante. Le feu de son regard, la passion de
son geste, le transfiguraient. Oui il aimait son
navire comme un père aime son enfant !
Mais une question, indiscrète peut-être, se
posait naturellement, et je ne pus me retenir de la
lui faire.
« Vous êtes donc ingénieur, capitaine Nemo ?
Oui, monsieur le professeur, me répondit-il,
jai étudié à Londres, à Paris, à New York, du
temps que jétais un habitant des continents de la
terre.
Mais comment avez-vous pu construire, en
secret, cet admirable Nautilus ?
Chacun de ses morceaux, monsieur
Aronnax, mest arrivé dun point différent du
globe, et sous une destination déguisée. Sa quille
a été forgée au Creusot, son arbre dhélice chez
207
Pen et C°, de Londres, les plaques de tôle de sa
coque chez Leard, de Liverpool, son hélice chez
Scott, de Glasgow. Ses réservoirs ont été
fabriqués par Cail et Cie, de Paris, sa machine par
Krupp, en Prusse, son éperon dans les ateliers de
Motala, en Suède, ses instruments de précision
chez Hart frères, de New York, etc., et chacun de
ces fournisseurs a reçu mes plans sous des noms
divers.
Mais, repris-je, ces morceaux ainsi
fabriqués, il a fallu les monter, les ajuster ?
Monsieur le professeur, javais établi mes
ateliers sur un îlot désert, en plein océan. Là, mes
ouvriers, cest-à-dire mes braves compagnons
que jai instruits et formés, et moi, nous avons
achevé notre Nautilus. Puis, lopération terminée,
le feu a détruit toute trace de notre passage sur cet
îlot que jaurais fait sauter, si je lavais pu.
Alors il mest permis de croire que le prix de
revient de ce bâtiment est excessif ?
Monsieur Aronnax, un navire en fer coûte
onze cent vingt-cinq francs par tonneau. Or, le
Nautilus en jauge quinze cents. Il revient donc à
208
seize cent quatre-vingt-sept mille francs, soit
deux millions y compris son aménagement, soit
quatre ou cinq millions avec les oeuvres dart et
les collections quil renferme.
Une dernière question, capitaine Nemo.
Faites, monsieur le professeur.
Vous êtes donc riche ?
Riche à linfini, monsieur, et je pourrais,
sans me gêner, payer les dix milliards de dettes
de la France ! »
Je regardai fixement le bizarre personnage qui
me parlait ainsi. Abusait-il de ma crédulité ?
Lavenir devait me lapprendre.
209
XIV
Le Fleuve-Noir
La portion du globe terrestre occupée par les
eaux est évaluée à trois millions huit cent trentedeux
mille cinq cent cinquante-huit myriamètres
carrés, soit plus de trente-huit millions dhectares.
Cette masse liquide comprend deux milliards
deux cent cinquante millions de milles cubes, et
formerait une sphère dun diamètre de soixante
lieues dont le poids serait de trois quintillions de
tonneaux. Et, pour comprendre ce nombre, il faut
se dire que le quintillion est au milliard ce que le
milliard est à lunité, cest-à-dire quil y a autant
de milliards dans un quintillion que dunités dans
un milliard. Or, cette masse liquide, cest à peu
près la quantité deau que verseraient tous les
fleuves de la terre pendant quarante mille ans.
Durant les époques géologiques, à la période
210
du feu succéda la période de leau. Locéan fut
dabord universel. Puis, peu à peu, dans les temps
siluriens, des sommets de montagnes apparurent,
des îles émergèrent, disparurent sous des déluges
partiels, se montrèrent à nouveau, se soudèrent,
formèrent des continents, et enfin les terres se
fixèrent géographiquement telles que nous les
voyons. Le solide avait conquis sur le liquide
trente-sept millions six cent cinquante-sept milles
carrés, soit douze mille neuf cent seize millions
dhectares.
La configuration des continents permet de
diviser les eaux en cinq grandes parties : locéan
Glacial arctique, locéan Glacial antarctique,
locéan Indien, locéan Atlantique, locéan
Pacifique.
Locéan Pacifique sétend du nord au sud
entre les deux cercles polaires, et de louest à
lest entre lAsie et lAmérique sur une étendue
de cent quarante-cinq degrés en longitude. Cest
la plus tranquille des mers ; ses courants sont
larges et lents, ses marées médiocres, ses pluies
abondantes. Tel était locéan que ma destinée
211
mappelait dabord à parcourir dans les plus
étranges conditions.
« Monsieur le professeur, me dit le capitaine
Nemo, nous allons, si vous le voulez bien, relever
exactement notre position, et fixer le point de
départ de ce voyage. Il est midi moins le quart. Je
vais remonter à la surface des eaux. »
Le capitaine pressa trois fois un timbre
électrique. Les pompes commencèrent à chasser
leau des réservoirs ; laiguille du manomètre
marqua par les différentes pressions le
mouvement ascensionnel du Nautilus, puis elle
sarrêta.
« Nous sommes arrivés », dit le capitaine.
Je me rendis à lescalier central qui aboutissait
à la plate-forme. Je gravis les marches de métal,
et, par les panneaux ouverts, jarrivai sur la partie
supérieure du Nautilus.
La plate-forme émergeait de quatre-vingts
centimètres seulement. Lavant et larrière du
Nautilus présentaient cette disposition fusiforme
qui le faisait justement comparer à un long
212
cigare. Je remarquai que ses plaques de tôle,
imbriquées légèrement, ressemblaient aux
écailles qui revêtent le corps des grands reptiles
terrestres. Je mexpliquai donc très naturellement
que, malgré les meilleures lunettes, ce bateau eût
toujours été pris pour un animal marin.
Vers le milieu de la plate-forme, le canot, à
demi engagé dans la coque du navire, formait une
légère extumescence. En avant et en arrière
sélevaient deux cages de hauteur médiocre, à
parois inclinées, et en partie fermées par dépais
verres lenticulaires : lune destinée au timonier
qui dirigeait le Nautilus, lautre où brillait le
puissant fanal électrique qui éclairait sa route.
La mer était magnifique, le ciel pur. À peine si
le long véhicule ressentait les larges ondulations
de locéan. Une légère brise de lest ridait la
surface des eaux. Lhorizon, dégagé de brumes,
se prêtait aux meilleures observations.
Nous navions rien en vue. Pas un écueil, pas
un îlot. Plus dAbraham Lincoln. Limmensité
déserte.
Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit
213
la hauteur du soleil, qui devait lui donner sa
latitude. Il attendit pendant quelques minutes que
lastre vînt affleurer le bord de lhorizon. Tandis
quil observait, pas un de ses muscles ne
tressaillait, et linstrument neût pas été plus
immobile dans une main de marbre.
« Midi, dit-il. Monsieur le professeur, quand
vous voudrez ?... »
Je jetai un dernier regard sur cette mer un peu
jaunâtre des atterrages japonais, et je redescendis
au grand salon.
Là, le capitaine fit son point et calcula
chronométriquement sa longitude, quil contrôla
par de précédentes observations dangles
horaires. Puis il me dit :
« Monsieur Aronnax, nous sommes par cent
trente-sept degrés et quinze minutes de longitude
à louest...
De quel méridien ? demandai-je vivement,
espérant que la réponse du capitaine
mindiquerait peut-être sa nationalité.
Monsieur, me répondit-il, jai divers
214
chronomètres réglés sur les méridiens de Paris, de
Greenwich et de Washington. Mais, en votre
honneur, je me servirai de celui de Paris. »
Cette réponse ne mapprenait rien. Je
minclinai, et le commandant reprit :
« Trente-sept degrés et quinze minutes de
longitude à louest du méridien de Paris, et par
trente degrés et sept minutes de latitude nord,
cest-à-dire à trois cents milles environ des côtes
du Japon. Cest aujourdhui 8 novembre, à midi,
que commence notre voyage dexploration sous
les eaux.
Dieu nous garde ! répondis-je.
Et maintenant, monsieur le professeur,
ajouta le capitaine, je vous laisse à vos études.
Jai donné la route à lest-nord-est par cinquante
mètres de profondeur. Voici des cartes à grands
points, où vous pourrez la suivre. Le salon est à
votre disposition, et je vous demande la
permission de me retirer. »
Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul,
absorbé dans mes pensées. Toutes se portaient sur
215
ce commandant du Nautilus. Saurais-je jamais à
quelle nation appartenait cet homme étrange qui
se vantait de nappartenir à aucune ? Cette haine
quil avait vouée à lhumanité, cette haine qui
cherchait peut-être des vengeances terribles, qui
lavait provoquée ? Était-il un de ces savants
méconnus, un de ces génies « auxquels on a fait
du chagrin », suivant lexpression de Conseil, un
Galilée moderne, ou bien un de ces hommes de
science comme lAméricain Maury, dont la
carrière a été brisée par des révolutions
politiques ? Je ne pouvais encore le dire. Moi que
le hasard venait de jeter à son bord, moi dont il
tenait la vie entre les mains, il maccueillait
froidement, mais hospitalièrement. Seulement, il
navait jamais pris la main que je lui tendais. Il ne
mavait jamais tendu la sienne.
Une heure entière, je demeurai plongé dans
ces réflexions, cherchant à percer ce mystère si
intéressant pour moi. Puis mes regards se fixèrent
sur le vaste planisphère étalé sur la table, et je
plaçai le doigt sur le point même où se croisaient
la longitude et la latitude observées.
216
La mer a ses fleuves comme les continents. Ce
sont des courants spéciaux, reconnaissables à leur
température, à leur couleur, et dont le plus
remarquable est connu sous le nom de courant du
Gulf Stream. La science a déterminé, sur le
globe, la direction de cinq courants principaux :
un dans lAtlantique nord, un second dans
lAtlantique sud, un troisième dans le Pacifique
nord, un quatrième dans le Pacifique sud, et un
cinquième dans locéan Indien sud. Il est même
probable quun sixième courant existait autrefois
dans locéan Indien nord, lorsque les mers
Caspienne et dAral, réunies aux grands lacs de
lAsie, ne formaient quune seule et même
étendue deau.
Or, au point indiqué sur le planisphère, se
déroulait lun de ces courants, le Kuro-Scivo des
Japonais, le Fleuve-Noir, qui, sorti du golfe du
Bengale où le chauffent les rayons
perpendiculaires du soleil des Tropiques, traverse
le détroit de Malacca, prolonge la côte dAsie,
sarrondit dans le Pacifique nord jusquaux îles
Aléoutiennes, charriant des troncs de camphriers
et autres produits indigènes, et tranchant par le
217
pur indigo de ses eaux chaudes avec les flots de
locéan. Cest ce courant que le Nautilus allait
parcourir. Je le suivais du regard, je le voyais se
perdre dans limmensité du Pacifique, et je me
sentais entraîner avec lui, quand Ned Land et
Conseil apparurent à la porte du salon.
Mes deux braves compagnons restèrent
pétrifiés à la vue des merveilles entassées devant
leurs yeux.
« Où sommes-nous ? où sommes-nous ?
sécria le Canadien. Au muséum de Québec ?
Sil plaît à monsieur, répliqua Conseil, ce
serait plutôt à lhôtel du Sommerard !
Mes amis, répondis-je en leur faisant signe
dentrer, vous nêtes ni au Canada ni en France,
mais bien à bord du Nautilus, et à cinquante
mètres au-dessous du niveau de la mer.
Il faut croire monsieur, puisque monsieur
laffirme, répliqua Conseil ; mais franchement, ce
salon est fait pour étonner même un Flamand
comme moi.
Étonne-toi, mon ami, et regarde, car, pour un
218
classificateur de ta force, il y a de quoi travailler
ici. »
Je navais pas besoin dencourager Conseil. Le
brave garçon, penché sur les vitrines, murmurait
déjà des mots de la langue des naturalistes :
classe des Gastéropodes, famille des
Buccinoïdes, genre des Porcelaines, espèces des
Cyproea Madagascariensis, etc.
Pendant ce temps, Ned Land, assez peu
conchyliologue, minterrogeait sur mon entrevue
avec le capitaine Nemo. Avais-je découvert qui il
était, doù il venait, où il allait, vers quelles
profondeurs il nous entraînait ? enfin mille
questions auxquelles je navais pas le temps de
répondre.
Je lui appris tout ce que je savais, ou plutôt,
tout ce que je ne savais pas, et je lui demandai ce
quil avait entendu ou vu de son côté.
« Rien vu, rien entendu ! répondit le Canadien.
Je nai pas même aperçu léquipage de ce bateau.
Est-ce que, par hasard, il serait électrique aussi,
lui ?
219
Électrique !
Par ma foi ! on serait tenté de le croire. Mais
vous, monsieur Aronnax, demanda Ned Land, qui
avait toujours son idée, vous ne pouvez me dire
combien dhommes il y a à bord ? Dix, vingt,
cinquante, cent ?
Je ne saurais vous répondre, maître Land.
Dailleurs, croyez-moi, abandonnez, pour le
moment, cette idée de vous emparer du Nautilus
ou de le fuir. Ce bateau est un des chef-doeuvre
de lindustrie moderne, et je regretterais de ne pas
lavoir vu ! Bien des gens accepteraient la
situation qui nous est faite, ne fût-ce que pour se
promener à travers ces merveilles. Ainsi, tenezvous
tranquille, et tâchons de voir ce qui se passe
autour de nous.
Voir ! sécria le harponneur, mais on ne voit
rien, on ne verra rien de cette prison de tôle !
Nous marchons, nous naviguons en aveugles... »
Ned Land prononçait ces derniers mots, quand
lobscurité se fit subitement, mais une obscurité
absolue. Le plafond lumineux séteignit, et si
rapidement, que mes yeux en éprouvèrent une
220
impression douloureuse, analogue à celle que
produit le passage contraire des profondes
ténèbres à la plus éclatante lumière.
Nous étions restés muets, ne remuant pas, ne
sachant quelle surprise, agréable ou désagréable,
nous attendait. Mais un glissement se fit
entendre. On eût dit que des panneaux se
manoeuvraient sur les flancs du Nautilus.
« Cest la fin de la fin ! dit Ned Land.
Ordre des Hydroméduses ! » murmura
Conseil.
Soudain, le jour se fit de chaque côté du salon,
à travers deux ouvertures oblongues. Les masses
liquides apparurent vivement éclairées par les
affluences électriques. Deux plaques de cristal
nous séparaient de la mer. Je frémis dabord, à la
pensée que cette fragile paroi pouvait se briser ;
mais de fortes armatures de cuivre la
maintenaient et lui donnaient une résistance
presque infinie.
La mer était distinctement visible dans un
rayon dun mille autour du Nautilus. Quel
221
spectacle ! Quelle plume le pourrait décrire ! Qui
saurait peindre les effets de la lumière à travers
ces nappes transparentes, et la douceur de ses
dégradations successives jusquaux couches
inférieures et supérieures de locéan !
On connaît la diaphanéité de la mer. On sait
que sa limpidité lemporte sur celle de leau de
roche. Les substances minérales et organiques,
quelle tient en suspension, accroissent même sa
transparence. Dans certaines parties de locéan,
aux Antilles, cent quarante-cinq mètres deau
laissent apercevoir le lit de sable avec une
surprenante netteté, et la force de pénétration des
rayons solaires ne paraît sarrêter quà une
profondeur de trois cents mètres. Mais, dans ce
milieu fluide que parcourait le Nautilus, léclat
électrique se produisait au sein même des ondes.
Ce nétait plus de leau lumineuse, mais de la
lumière liquide.
Si lon admet lhypothèse dErhemberg, qui
croit à une illumination phosphorescente des
fonds sous-marins, la nature a certainement
réservé pour les habitants de la mer lun de ses
222
plus prodigieux spectacles, et jen pouvais juger
ici par les mille jeux de cette lumière. De chaque
côté, javais une fenêtre ouverte sur ces abîmes
inexplorés. Lobscurité du salon faisait valoir la
clarté extérieure, et nous regardions comme si ce
pur cristal eût été la vitre dun immense
aquarium.
Le Nautilus ne semblait pas bouger. Cest que
les points de repère manquaient. Parfois,
cependant, les lignes deau, divisées par son
éperon, filaient devant nos regards avec une
vitesse excessive.
Émerveillés, nous étions accoudés devant ces
vitrines, et nul de nous navait encore rompu ce
silence de stupéfaction, quand Conseil dit :
« Vous vouliez voir, ami Ned, eh bien, vous
voyez !
Curieux ! curieux ! faisait le Canadien qui,
oubliant ses colères et ses projets dévasion,
subissait une attraction irrésistible et lon
viendrait de plus loin pour admirer ce spectacle !
Ah ! mécriai-je, je comprends la vie de cet
223
homme ! Il sest fait un monde à part qui lui
réserve ses plus étonnantes merveilles !
Mais les poissons ? fit observer le Canadien.
Je ne vois pas de poissons !
Que vous importe, ami Ned, répondit
Conseil, puisque vous ne les connaissez pas.
Moi ! un pêcheur ! » sécria Ned Land.
Et, sur ce sujet, une discussion séleva entre
les deux amis, car ils connaissaient les poissons,
mais chacun dune façon très différente.
Tout le monde sait que les poissons forment la
quatrième et dernière classe de lembranchement
des vertébrés. On les a très justement définis :
« des vertébrés à circulation double et à sang
froid, respirant par des branchies et destinés à
vivre dans leau. » Ils composent deux séries
distinctes : la série des poissons osseux, cest-àdire
ceux dont lépine dorsale est faite de
vertèbres osseuses, et les poissons cartilagineux,
cest-à-dire ceux dont lépine dorsale est faite de
vertèbres cartilagineuses.
Le Canadien connaissait peut-être cette
224
distinction, mais Conseil en savait bien
davantage, et, maintenant, lié damitié avec Ned,
il ne pouvait admettre quil fût moins instruit que
lui. Aussi lui dit-il :
« Ami Ned, vous êtes un tueur de poissons, un
très habile pêcheur. Vous avez pris un grand
nombre de ces intéressants animaux. Mais je
gagerais que vous ne savez pas comment on les
classe.
Si, répondit sérieusement le harponneur. On
les classe en poissons qui se mangent et en
poissons qui ne se mangent pas !
Voilà une distinction de gourmand, répondit
Conseil. Mais dites-moi si vous connaissez la
différence qui existe entre les poissons osseux et
les poissons cartilagineux ?
Peut-être bien, Conseil.
Et la subdivision de ces deux grandes
classes ?
Je ne men doute pas, répondit le Canadien.
Eh bien ! ami Ned, écoutez et retenez ! Les
poissons osseux se subdivisent en six ordres :
225
Primo, les acanthoptérygiens, dont la mâchoire
supérieure est complète, mobile, et dont les
branchies affectent la forme dun peigne. Cet
ordre comprend quinze familles, cest-à-dire les
trois quarts des poissons connus. Type : la perche
commune.
Assez bonne à manger, répondit Ned Land.
Secundo, reprit Conseil, les abdominaux, qui
ont les nageoires ventrales suspendues sous
labdomen et en arrière des pectorales, sans être
attachées aux os de lépaule ordre qui se divise
en cinq familles, et qui comprend la plus grande
partie des poissons deau douce. Types : la carpe,
le brochet.
Peuh ! fit le Canadien avec un certain
mépris, des poissons deau douce !
Tertio, dit Conseil, les subbrachiens, dont les
ventrales sont attachées sous les pectorales et
immédiatement suspendues aux os de lépaule.
Cet ordre contient quatre familles. Types : plies,
limandes, turbots, barbues, soles, etc.
Excellent ! excellent ! sécriait le
226
harponneur, qui ne voulait considérer les
poissons quau point de vue comestible.
Quarto, reprit Conseil, sans se démonter, les
apodes, au corps allongé, dépourvus de nageoires
ventrales, et revêtus dune peau épaisse et
souvent gluante ordre qui ne comprend quune
famille. Types : languille, le gymnote.
Médiocre ! médiocre ! répondit Ned Land.
Quinto, dit Conseil, les lophobranches, qui
ont les mâchoires complètes et libres, mais dont
les branchies sont formées de petites houppes,
disposées par paires le long des arcs branchiaux.
Cet ordre ne compte quune famille. Types : les
hippocampes, les pégases dragons.
Mauvais ! mauvais ! répliqua le harponneur.
Sexto, enfin, dit Conseil, les plectognathes,
dont los maxillaire est attaché fixement sur le
côté de lintermaxillaire qui forme la mâchoire, et
dont larcade palatine sengrène par suture avec
le crâne, ce qui la rend immobile ordre qui
manque de vraies ventrales, et qui se compose de
deux familles. Types : les tétrodons, les poissons-
227
lunes.
Bons à déshonorer une chaudière ! sécria le
Canadien.
Avez-vous compris, ami Ned ? demanda le
savant Conseil.
Pas le moins du monde, ami Conseil,
répondit le harponneur. Mais allez toujours, car
vous êtes très intéressant.
Quant aux poissons cartilagineux, reprit
imperturbablement Conseil, ils ne comprennent
que trois ordres.
Tant mieux, fit Ned.
Primo, les cyclostomes, dont les mâchoires
sont soudées en un anneau mobile, et dont les
branchies souvrent par des trous nombreux
ordre ne comprenant quune seule famille. Type :
la lamproie.
Faut laimer, répondit Ned Land.
Secundo, les sélaciens, avec branchies
semblables à celles des cyclostomes, mais dont la
mâchoire inférieure est mobile. Cet ordre, qui est
le plus important de la classe, comprend deux
228
familles. Types : la raie et les squales.
Quoi ! sécria Ned, des raies et des requins
dans le même ordre ! Eh bien, ami Conseil, dans
lintérêt des raies, je ne vous conseille pas de les
mettre ensemble dans le même bocal !
Tertio, répondit Conseil, les sturioniens,
dont les branchies sont ouvertes, comme à
lordinaire, par une seule fente garnie dun
opercule ordre qui comprend quatre genres.
Type : lesturgeon.
Ah ! ami Conseil, vous avez gardé le
meilleur pour la fin à mon avis, du moins. Et
cest tout ?
Oui, mon brave Ned, répondit Conseil, et
remarquez que quand on sait cela, on ne sait rien
encore, car les familles se subdivisent en genres,
en sous-genres, en espèces, en variétés...
Eh bien, ami Conseil, dit le harponneur, se
penchant sur la vitre du panneau, voici des
variétés qui passent !
Oui ! des poissons, sécria Conseil. On se
croirait devant un aquarium !
229
Non, répondis-je, car laquarium nest
quune cage, et ces poissons-là sont libres comme
loiseau dans lair.
Eh bien ! ami Conseil, nommez-les donc,
nommez-les donc ! disait Ned Land.
Moi, répondit Conseil, je nen suis pas
capable ! Cela regarde mon maître ! »
Et en effet, le digne garçon, classificateur
enragé, nétait point un naturaliste, et je ne sais
pas sil aurait distingué un thon dune bonite. En
un mot, le contraire du Canadien, qui nommait
tous ces poissons sans hésiter.
« Un baliste, avais-je dit.
Et un baliste chinois ! répondait Ned Land.
Genre des balistes, famille des sclérodermes,
ordre des plectognathes », murmurait Conseil.
Décidément, à eux deux, Ned et Conseil
auraient fait un naturaliste distingué.
Le Canadien ne sétait pas trompé. Une troupe
de balistes, à corps comprimé, à peau grenue,
armés dun aiguillon sur leur dorsale, se jouaient
autour du Nautilus, et agitaient les quatre rangées
230
de piquants qui hérissent chaque côté de leur
queue. Rien de plus admirable que leur
enveloppe, grise par-dessus, blanche par-dessous,
dont les taches dor scintillaient dans le sombre
remous des lames. Entre eux ondulaient des raies,
comme une nappe abandonnée aux vents, et
parmi elles, japerçus, à ma grande joie, cette raie
chinoise, jaunâtre à sa partie supérieure, rose
tendre sous le ventre, et munie de trois aiguillons
en arrière de son oeil ; espèce rare, et même
douteuse au temps de Lacépède, qui ne lavait
jamais vue que dans un recueil de dessins
japonais.
Pendant deux heures, toute une armée
aquatique fit escorte au Nautilus. Au milieu de
leurs jeux, de leurs bonds, tandis quils
rivalisaient de beauté, déclat et de vitesse, je
distinguai le labre vert, le mulle barberin, marqué
dune double raie noire, le gobie éléotre, à
caudale arrondie, blanc de couleur et tacheté de
violet sur le dos, le scombre japonais, admirable
maquereau de ces mers, au corps bleu et à la tête
argentée, de brillants azurors dont le nom seul
emporte toute description, des spares rayés, aux
231
nageoires variées de bleu et de jaune, des spares
fascés, relevés dune bande noire sur leur
caudale, des spares zonéphores élégamment
corsetés dans leurs six ceintures, des aulostones,
véritables bouches en flûte ou bécasses de mer,
dont quelques échantillons atteignaient une
longueur de un mètre, des salamandres du Japon,
des murènes échidnées, longs serpents de six
pieds, aux yeux vifs et petits, et à la vaste bouche
hérissée de dents, etc.
Notre admiration se maintenait toujours au
plus haut point. Nos interjections ne tarissaient
pas. Ned nommait les poissons, Conseil les
classait, moi, je mextasiais devant la vivacité de
leurs allures et la beauté de leurs formes. Jamais
il ne mavait été donné de surprendre ces
animaux vivants, et libres dans leur élément
naturel.
Je ne citerai pas toutes les variétés qui
passèrent ainsi devant nos yeux éblouis, toute
cette collection des mers du Japon et de la Chine.
Ces poissons accouraient, plus nombreux que les
oiseaux dans lair, attirés sans doute par léclatant
232
foyer de lumière électrique.
Subitement, le jour se fit dans le salon. Les
panneaux de tôle se refermèrent. Lenchanteresse
vision disparut. Mais longtemps, je rêvai encore,
jusquau moment où mes regards se fixèrent sur
les instruments suspendus aux parois. La
boussole montrait toujours la direction au nordnord-
est, le manomètre indiquait une pression de
cinq atmosphères correspondant à une profondeur
de cinquante mètres, et le loch électrique donnait
une marche de quinze milles à lheure.
Jattendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut
pas. Lhorloge marquait cinq heures.
Ned Land et Conseil retournèrent à leur
cabine. Moi, je regagnai ma chambre. Mon dîner
sy trouvait préparé. Il se composait dune soupe
à la tortue faite des carets les plus délicats, dun
surmulet à chair blanche, un peu feuilletée, dont
le foie préparé à part fit un manger délicieux, et
de filets de cette viande de lholocante empereur,
dont la saveur me parut supérieure à celle du
saumon.
Je passai la soirée à lire, à écrire, à penser.
233
Puis, le sommeil me gagnant, je métendis sur ma
couche de zostère, et je mendormis
profondément, pendant que le Nautilus se glissait
à travers le rapide courant du Fleuve-Noir.
234
XV
Une invitation par lettre
Le lendemain, 9 novembre, je ne me réveillai
quaprès un long sommeil de douze heures.
Conseil vint, suivant son habitude, savoir
« comment monsieur avait passé la nuit », et lui
offrir ses services. Il avait laissé son ami le
Canadien dormant comme un homme qui naurait
fait que cela toute sa vie.
Je laissai le brave garçon babiller à sa
fantaisie, sans trop lui répondre. Jétais préoccupé
de labsence du capitaine Nemo pendant notre
séance de la veille, et jespérais le revoir
aujourdhui.
Bientôt jeus revêtu mes vêtements de byssus.
Leur nature provoqua plus dune fois les
réflexions de Conseil. Je lui appris quils étaient
235
fabriqués avec les filaments lustrés et soyeux qui
rattachent aux rochers les « jambonneaux »,
sortes de coquilles très abondantes sur les rivages
de la Méditerranée. Autrefois on en faisait de
belles étoffes, des bas, des gants, car ils étaient à
la fois très moelleux et très chauds. Léquipage du
Nautilus pouvait donc se vêtir à bon compte, sans
rien demander ni aux cotonniers, ni aux moutons,
ni aux vers à soie de la terre.
Lorsque je fus habillé, je me rendis au grand
salon. Il était désert.
Je me plongeai dans létude de ces trésors de
conchyliologie, entassés sous les vitrines. Je
fouillai aussi de vastes herbiers, emplis des
plantes marines les plus rares, et qui, quoique
desséchées, conservaient leurs admirables
couleurs. Parmi ces précieuses hydrophytes, je
remarquai des cladostèphes verticillées, des
padines-paons, des caulerpes à feuilles de vigne,
des callithamnes granifères, de délicates céramies
à teintes écarlates, des agares disposées en
éventails, des acétabules, semblables à des
chapeaux de champignons très déprimés, et qui
236
furent longtemps classées parmi les zoophytes,
enfin toute une série de varechs.
La journée entière se passa, sans que je fusse
honoré de la visite du capitaine Nemo. Les
panneaux du salon ne souvrirent pas. Peut-être
ne voulait-on pas nous blaser sur ces belles
choses.
La direction du Nautilus se maintint à lestnord-
est, sa vitesse à douze milles, sa profondeur
entre cinquante et soixante mètres.
Le lendemain, 10 novembre, même abandon,
même solitude. Je ne vis personne de léquipage.
Ned et Conseil passèrent la plus grande partie de
la journée avec moi. Ils sétonnèrent de
linexplicable absence du capitaine. Cet homme
singulier était-il malade ? Voulait-il modifier ses
projets à notre égard ?
Après tout, suivant la remarque de Conseil,
nous jouissions dune entière liberté, nous étions
délicatement et abondamment nourris. Notre hôte
se tenait dans les termes de son traité. Nous ne
pouvions nous plaindre, et dailleurs, la
singularité même de notre destinée nous réservait
237
de si belles compensations, que nous navions pas
encore le droit de laccuser.
Ce jour-là, je commençai le journal de ces
aventures, ce qui ma permis de les raconter avec
la plus scrupuleuse exactitude, et, détail curieux,
je lécrivis sur un papier fabriqué avec la zostère
marine.
Le 11 novembre, de grand matin, lair frais
répandu à lintérieur du Nautilus mapprit que
nous étions revenus à la surface de locéan, afin
de renouveler les provisions doxygène. Je me
dirigeai vers lescalier central, et je montai sur la
plate-forme.
Il était six heures. Je trouvai le temps couvert,
la Mer grise, mais calme. À peine de houle. Le
capitaine Nemo, que jespérais rencontrer là,
viendrait-il ? je naperçus que le timonier,
emprisonné dans sa cage de verre. Assis sur la
saillie produite par la coque du canot, jaspirai
avec délices les émanations salines.
Peu à peu, la brume se dissipa sous laction
des rayons solaires. Lastre radieux débordait de
lhorizon oriental. La mer senflamma sous son
238
regard comme une traînée de poudre. Les nuages,
éparpillés dans les hauteurs, se colorèrent de tons
vifs admirablement nuancés, et de nombreuses
« langues de chat1 » annoncèrent du vent pour
toute la journée.
Mais que faisait le vent à ce Nautilus que les
tempêtes ne pouvaient effrayer !
Jadmirais donc ce joyeux lever de soleil, si
gai, si vivifiant, lorsque jentendis quelquun
monter vers la plate-forme.
Je me préparais à saluer le capitaine Nemo,
mais ce fut son second que javais déjà vu
pendant la première visite du capitaine qui
apparut. Il savança sur la plate-forme, et ne
sembla pas sapercevoir de ma présence. Sa
puissante lunette aux yeux, il scruta tous les
points de lhorizon avec une attention extrême.
Puis, cet examen fait, il sapprocha du panneau,
et prononça une phrase dont voici exactement les
termes. Je lai retenue, car, chaque matin, elle se
reproduisit dans des conditions identiques. Elle
était ainsi conçue :
1 Petits nuages blancs, légers, dentelés sur leurs bords.
239
« Nautron respoc lorni virch. »
Ce quelle signifiait, je ne saurais le dire.
Ces mots prononcés, le second redescendit. Je
pensai que le Nautilus allait reprendre sa
navigation sous-marine. Je regagnai donc le
panneau, et par les coursives je revins à ma
chambre.
Cinq jours sécoulèrent ainsi, sans que la
situation se modifiât. Chaque matin, je montais
sur la plate-forme. La même phrase était
prononcée par le même individu. Le capitaine
Nemo ne paraissait pas.
Javais pris mon parti de ne plus le voir,
quand, le 16 novembre, rentré dans ma chambre
avec Ned et Conseil, je trouvai sur la table un
billet à mon adresse.
Je louvris dune main impatiente. Il était écrit
dune écriture franche et nette, mais un peu
gothique et qui rappelait les types allemands.
Ce billet était libellé en ces termes :
Monsieur le professeur Aronnax, à bord du
240
Nautilus.
16 novembre 1867.
Le capitaine Nemo invite monsieur le
professeur Aronnax à une partie de chasse qui
aura lieu demain matin dans ses forêts de lîle
Crespo. Il espère que rien nempêchera monsieur
le professeur dy assister, et il verra avec plaisir
que ses compagnons se joignent à lui.
Le commandant du Nautilus,
Capitaine NEMO.
« Une chasse ! sécria Ned.
Et dans ses forêts de lîle Crespo ! ajouta
Conseil.
Mais il va donc à terre, ce particulier-là ?
reprit Ned Land.
Cela me paraît clairement indiqué, dis-je en
relisant la lettre.
Eh bien ! il faut accepter, répliqua le
Canadien. Une fois sur la terre ferme, nous
aviserons à prendre un parti. Dailleurs, je ne
241
serai pas fâché de manger quelques morceaux de
venaison fraîche. »
Sans chercher à concilier ce quil y avait de
contradictoire entre lhorreur manifeste du
capitaine Nemo pour les continents et les îles, et
son invitation de chasser en forêt, je me contentai
de répondre :
« Voyons dabord ce que cest que lîle
Crespo. »
Je consultai le planisphère, et, par 32° 40 de
latitude nord et 167° 50 de longitude ouest, je
trouvai un îlot qui fut reconnu en 1801 par le
capitaine Crespo, et que les anciennes cartes
espagnoles nommaient Roca de la Plata, cest-àdire
« Roche dArgent ». Nous étions donc à dixhuit
cents milles environ de notre point de départ,
et la direction un peu modifiée du Nautilus le
ramenait vers le sud-est.
Je montrai à mes compagnons ce petit roc
perdu au milieu du Pacifique nord.
« Si le capitaine Nemo va quelquefois à terre,
leur dis-je, il choisit du moins des îles
242
absolument désertes. »
Ned Land hocha la tête sans répondre, puis
Conseil et lui me quittèrent. Après un souper qui
me fut servi par le steward muet et impassible, je
mendormis, non sans quelque préoccupation.
Le lendemain, 17 novembre, à mon réveil, je
sentis que le Nautilus était absolument immobile.
Je mhabillai lestement, et jentrai dans le grand
salon.
Le capitaine Nemo était là. Il mattendait, se
leva, salua, et me demanda sil me convenait de
laccompagner.
Comme il ne fit aucune allusion à son absence
pendant ces huit jours, je mabstins de lui en
parler, et je répondis simplement que mes
compagnons et moi nous étions prêts à le suivre.
« Seulement, monsieur, ajoutai-je, je me
permettrai de vous adresser une question.
Adressez, monsieur Aronnax, et, si je puis y
répondre, jy répondrai.
Eh bien, capitaine, comment se fait-il que
vous qui avez rompu toute relation avec la terre,
243
vous possédiez des forêts dans lîle Crespo ?
Monsieur le professeur, me répondit le
capitaine, les forêts que je possède ne demandent
au soleil ni sa lumière ni sa chaleur. Ni les lions,
ni les tigres, ni les panthères, ni aucun
quadrupède ne les fréquentent. Elles ne sont
connues que de moi seul. Elles ne poussent que
pour moi seul. Ce ne sont point des forêts
terrestres, mais bien des forêts sous-marines.
Des forêts sous-marines ! mécriai-je.
Oui, monsieur le professeur.
Et vous moffrez de my conduire ?
Précisément.
À pied ?
Et même à pied sec.
En chassant ?
En chassant.
Le fusil à la main ?
Le fusil à la main. »
Je regardai le commandant du Nautilus dun
244
air qui navait rien de flatteur pour sa personne.
« Décidément, il a le cerveau malade, pensaije.
Il a eu un accès qui a duré huit jours, et même
qui dure encore. Cest dommage ! Je laimais
mieux étrange que fou ! »
Cette pensée se lisait clairement sur mon
visage, mais le capitaine Nemo se contenta de
minviter à le suivre, et je le suivis en homme
résigné à tout.
Nous arrivâmes dans la salle à manger, où le
déjeuner se trouvait servi.
« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je
vous prierai de partager mon déjeuner sans façon.
Nous causerons en mangeant. Mais, si je vous ai
promis une promenade en forêt, je ne me suis
point engagé à vous y faire rencontrer un
restaurant. Déjeunez donc en homme qui ne
dînera probablement que fort tard. »
Je fis honneur au repas. Il se composait de
divers poissons et de tranches dholothuries,
excellents zoophytes, relevés dalgues très
apéritives, telles que la Porphyria laciniata et la
245
Laurentia primafetida. La boisson se composait
deau limpide à laquelle, à lexemple du
capitaine, jajoutai quelques gouttes dune liqueur
fermentée, extraite, suivant la mode
kamtchatkienne, de lalgue connue sous le nom
de « Rhodoménie palmée ».
Le capitaine Nemo mangea, dabord, sans
prononcer une seule parole. Puis il me dit :
« Monsieur le professeur, quand je vous ai
proposé de venir chasser dans mes forêts de
Crespo, vous mavez cru en contradiction avec
moi-même. Quand je vous ai appris quil
sagissait de forêts sous-marines, vous mavez
cru fou. Monsieur le professeur, il ne faut jamais
juger les hommes à la légère.
Mais, capitaine, croyez que...
Veuillez mécouter, et vous verrez si vous
devez maccuser de folie ou de contradiction.
Je vous écoute.
Monsieur le professeur, vous le savez aussi
bien que moi, lhomme peut vivre sous leau à la
condition demporter avec lui sa provision dair
246
respirable. Dans les travaux sous-marins,
louvrier, revêtu dun vêtement imperméable et la
tête emprisonnée dans une capsule de métal,
reçoit lair de lextérieur au moyen de pompes
foulantes et de régulateurs découlement.
Cest lappareil des scaphandres, dis-je.
En effet, mais dans ces conditions, lhomme
nest pas libre. Il est rattaché à la pompe qui lui
envoie lair par un tuyau de caoutchouc, véritable
chaîne qui le rive à la terre, et si nous devions
être ainsi retenus au Nautilus, nous ne pourrions
aller loin.
Et le moyen dêtre libre ? demandai-je.
Cest demployer lappareil Rouquayrol-
Denayrouze, imaginé par deux de vos
compatriotes, mais que jai perfectionné pour
mon usage, et qui vous permettra de vous risquer
dans ces nouvelles conditions physiologiques,
sans que vos organes en souffrent aucunement. Il
se compose dun réservoir en tôle épaisse, dans
lequel jemmagasine lair sous une pression de
cinquante atmosphères. Ce réservoir se fixe sur le
dos au moyen de bretelles, comme un sac de
247
soldat. Sa partie supérieure forme une boîte doù
lair, maintenu par un mécanisme à soufflet, ne
peut séchapper quà sa tension normale. Dans
lappareil Rouquayrol, tel quil est employé, deux
tuyaux en caoutchouc, partant de cette boîte,
viennent aboutir à une sorte de pavillon qui
emprisonne le nez et la bouche de lopérateur ;
lun sert à lintroduction de lair inspiré, lautre à
lissue de lair expiré, et la langue ferme celui-ci
ou celui-là, suivant les besoins de la respiration.
Mais, moi qui affronte des pressions
considérables au fond des mers, jai dû enfermer
ma tête, comme celle des scaphandres, dans une
sphère de cuivre, et cest à cette sphère
quaboutissent les deux tuyaux inspirateur et
expirateur.
Parfaitement, capitaine Nemo, mais lair que
vous emportez doit suser vite, et dès quil ne
contient plus que quinze pour cent doxygène, il
devient irrespirable.
Sans doute, mais je vous lai dit, monsieur
Aronnax, les pompes du Nautilus me permettent
de lemmagasiner sous une pression considérable,
248
et, dans ces conditions, le réservoir de lappareil
peut fournir de lair respirable pendant neuf ou
dix heures.
Je nai plus dobjection à faire, répondis-je.
Je vous demanderai seulement, capitaine,
comment vous pouvez éclairer votre route au
fond de locéan ?
Avec lappareil Ruhmkorff, monsieur
Aronnax. Si le premier se porte sur le dos, le
second sattache à la ceinture. Il se compose
dune pile de Bunzen que je mets en activité, non
avec du bichromate de potasse, mais avec du
sodium. Une bobine dinduction recueille
lélectricité produite, et la dirige vers une lanterne
dune disposition particulière. Dans cette lanterne
se trouve un serpentin de verre qui contient
seulement un résidu de gaz carbonique. Quand
lappareil fonctionne, ce gaz devient lumineux,
en donnant une lumière blanchâtre et continue.
Ainsi pourvu, je respire et je vois.
Capitaine Nemo, à toutes mes objections
vous faites de si écrasantes réponses que je nose
plus douter. Cependant, si je suis bien forcé
249
dadmettre les appareils Rouquayrol et
Ruhmkorff, je demande à faire des réserves pour
le fusil dont vous voulez marmer.
Mais ce nest point un fusil à poudre,
répondit le capitaine.
Cest donc un fusil à vent ?
Sans doute. Comment voulez-vous que je
fabrique de la poudre à mon bord, nayant ni
salpêtre, ni soufre, ni charbon ?
Dailleurs, dis-je, pour tirer sous leau, dans
un milieu huit cent cinquante-cinq fois plus dense
que lair, il faudrait vaincre une résistance
considérable.
Ce ne serait pas une raison. Il existe certains
canons, perfectionnés après Fulton par les
Anglais Philippe Coles et Burley, par le Français
Furcy, par litalien Landi, qui sont munis dun
système particulier de fermeture, et qui peuvent
tirer dans ces conditions. Mais, je vous le répète,
nayant pas de poudre, je lai remplacée par de
lair à haute pression, que les pompes du
Nautilus me fournissent abondamment.
250
Mais cet air doit rapidement suser.
Eh bien ! nai-je pas mon réservoir
Rouquayrol, qui peut, au besoin, men fournir ? Il
suffit pour cela dun robinet ad hoc. Dailleurs,
monsieur Aronnax, vous verrez par vous-même
que, pendant ces chasses sous-marines, on ne fait
pas grande dépense dair ni de balles.
Cependant, il me semble que dans cette
demi-obscurité, et au milieu de ce liquide très
dense par rapport à latmosphère, les coups ne
peuvent porter loin et sont difficilement mortels ?
Monsieur, avec ce fusil tous les coups sont
mortels, au contraire, et dès quun animal est
touché, si légèrement que ce soit, il tombe
foudroyé.
Pourquoi ?
Parce que ce ne sont pas des balles
ordinaires que ce fusil lance, mais de petites
capsules de verre inventées par le chimiste
autrichien Leniebroek et dont jai un
approvisionnement considérable. Ces capsules de
verre, recouvertes dune armature dacier, et
251
alourdies par un culot de plomb, sont de
véritables petites bouteilles de Leyde, dans
lesquelles lélectricité est forcée à une très haute
tension. Au plus léger choc, elles se déchargent,
et lanimal, si puissant quil soit, tombe mort.
Jajouterai que ces capsules ne sont pas plus
grosses que du numéro quatre, et que la charge
dun fusil ordinaire pourrait en contenir dix.
Je ne discute plus, répondis-je en me levant
de table, et je nai plus quà prendre mon fusil.
Dailleurs, où vous irez, jirai. »
Le capitaine Nemo me conduisit vers larrière
du Nautilus, et, en passant devant la cabine de
Ned et de Conseil, jappelai mes deux
compagnons qui nous suivirent aussitôt.
Puis, nous arrivâmes à une cellule située en
abord près de la chambre des machines, et dans
laquelle nous devions revêtir nos vêtements de
promenade.
252
XVI
Promenade en plaine
Cette cellule était, à proprement parler,
larsenal et le vestiaire du Nautilus. Une douzaine
dappareils de scaphandres, suspendus à la paroi,
attendaient les promeneurs.
Ned Land, en les voyant, manifesta une
répugnance évidente à sen revêtir.
« Mais, mon brave Ned, lui dis-je, les forêts de
lîle Crespo ne sont que des forêts sous-marines !
Bon ! fit le harponneur désappointé, qui
voyait sévanouir ses rêves de viande fraîche. Et
vous, monsieur Aronnax, vous allez vous
introduire dans ces habits-là ?
Il le faut bien, maître Ned.
Libre à vous, monsieur, répondit le
harponneur, haussant les épaules, mais quant à
253
moi, à moins quon ne my force, je nentrerai
jamais là-dedans.
On ne vous forcera pas, maître Ned, dit le
capitaine Nemo.
Et Conseil va se risquer ? demanda Ned.
Je suis monsieur partout où va monsieur »,
répondit Conseil.
Sur un appel du capitaine, deux hommes de
léquipage vinrent nous aider à revêtir ces lourds
vêtements imperméables, faits en caoutchouc
sans couture, et préparés de manière à supporter
des pressions considérables. On eût dit une
armure à la fois souple et résistante. Ces
vêtements formaient pantalon et veste. Le
pantalon se terminait par dépaisses chaussures,
garnies de lourdes semelles de plomb. Le tissu de
la veste était maintenu par des lamelles de cuivre
qui cuirassaient la poitrine, la défendaient contre
la poussée des eaux, et laissaient les poumons
fonctionner librement ; ses manches finissaient en
forme de gants assouplis, qui ne contrariaient
aucunement les mouvements de la main.
254
Il y avait loin, on le voit, de ces scaphandres
perfectionnés aux vêtements informes, tels que
les cuirasses de liège, les soubrevestes, les habits
de mer, les coffres, etc., qui furent inventés et
prônés dans le XVIIIe siècle.
Le capitaine Nemo, un de ses compagnons.
sorte dHercule qui devait être dune force
prodigieuse , Conseil et moi, nous eûmes bientôt
revêtu ces habits de scaphandres. Il ne sagissait
plus que demboîter notre tête dans sa sphère
métallique. Mais, avant de procéder à cette
opération, je demandai au capitaine la permission
dexaminer les fusils qui nous étaient destinés.
Lun des hommes du Nautilus me présenta un
fusil simple dont la crosse, faite en tôle dacier et
creuse à lintérieur, était dassez grande
dimension. Elle servait de réservoir à lair
comprimé, quune soupape, manoeuvrée par une
gâchette, laissait échapper dans le tube de métal.
Une boîte à projectiles, évidée dans lépaisseur de
la crosse, renfermait une vingtaine de balles
électriques, qui, au moyen dun ressort, se
plaçaient automatiquement dans le canon du
255
fusil. Dès quun coup était tiré, lautre était prêt à
partir.
« Capitaine Nemo, dis-je, cette arme est
parfaite et dun maniement facile. Je ne demande
plus quà lessayer. Mais comment allons-nous
gagner le fond de la mer ?
En ce moment, monsieur le professeur, le
Nautilus est échoué par dix mètres deau, et nous
navons plus quà partir.
Mais comment sortirons-nous ?
Vous lallez voir. »
Le capitaine Nemo introduisit sa tête dans la
calotte sphérique. Conseil et moi, nous en fîmes
autant, non sans avoir entendu le Canadien nous
lancer un « bonne chasse » ironique. Le haut de
notre vêtement était terminé par un collet de
cuivre taraudé, sur lequel se vissait ce casque de
métal. Trois trous, protégés par des verres épais,
permettaient de voir suivant toutes les directions,
rien quen tournant la tête à lintérieur de cette
sphère. Dès quelle fut en place, les appareils
Rouquayrol, placés sur notre dos, commencèrent
256
à fonctionner, et, pour mon compte, je respirai à
laise.
La lampe Ruhmkorff suspendue à ma ceinture,
le fusil à la main, jétais prêt à partir. Mais, pour
être franc, emprisonné dans ces lourds vêtements
et cloué au tillac par mes semelles de plomb, il
meût été impossible de faire un pas.
Mais ce cas était prévu, car je sentis que lon
me poussait dans une petite chambre contiguë au
vestiaire. Mes compagnons, également
remorqués, me suivaient. Jentendis une porte,
munie dobturateurs, se refermer sur nous, et une
profonde obscurité nous enveloppa.
Après quelques minutes, un vif sifflement
parvint à mon oreille. Je sentis une certaine
impression de froid monter de mes pieds à ma
poitrine. Évidemment, de lintérieur du bateau on
avait, par un robinet, donné entrée à leau
extérieure qui nous envahissait, et dont cette
chambre fut bientôt remplie. Une seconde porte,
percée dans le flanc du Nautilus, souvrit alors.
Un demi-jour nous éclaira. Un instant après, nos
pieds foulaient le fond de la mer.
257
Et maintenant, comment pourrais-je retracer
les impressions que ma laissées cette promenade
sous les eaux ? Les mots sont impuissants à
raconter de telles merveilles ! Quand le pinceau
lui-même est inhabile à rendre les effets
particuliers à lélément liquide, comment la
plume saurait-elle les reproduire ?
Le capitaine Nemo marchait en avant, et son
compagnon nous suivait à quelques pas en
arrière. Conseil et moi, nous restions lun près de
lautre, comme si un échange de paroles eût été
possible à travers nos carapaces métalliques. Je
ne sentais déjà plus la lourdeur de mes vêtements,
de mes chaussures, de mon réservoir dair, ni le
poids de cette épaisse sphère, au milieu de
laquelle ma tête ballottait comme une amande
dans sa coquille. Tous ces objets, plongés dans
leau, perdaient une partie de leur poids égale à
celui du liquide déplacé, et je me trouvais très
bien de cette loi physique reconnue par
Archimède. Je nétais plus une masse inerte, et
javais une liberté de mouvement relativement
grande.
258
La lumière, qui éclairait le sol jusquà trente
pieds au-dessous de la surface de locéan,
métonna par sa puissance. Les rayons solaires
traversaient aisément cette masse aqueuse et en
dissipaient la coloration. Je distinguais nettement
les objets à une distance de cent mètres. Au-delà,
les fonds se nuançaient des fines dégradations de
loutremer, puis ils bleuissaient dans les lointains,
et seffaçaient au milieu dune vague obscurité.
Véritablement, cette eau qui mentourait nétait
quune sorte dair, plus dense que latmosphère
terrestre, mais presque aussi diaphane. Au-dessus
de moi, japercevais la calme surface de la mer.
Nous marchions sur un sable fin, uni, non ridé
comme celui des plages qui conserve lempreinte
de la houle. Ce tapis éblouissant, véritable
réflecteur, repoussait les rayons du soleil avec
une surprenante intensité. De là, cette immense
réverbération qui pénétrait toutes les molécules
liquides. Serai-je cru si jaffirme quà cette
profondeur de trente pieds, jy voyais comme en
plein jour ?
Pendant un quart dheure, je foulai ce sable
259
ardent, semé dune impalpable poussière de
coquillages. La coque du Nautilus, dessinée
comme un long écueil, disparaissait peu à peu,
mais son fanal, lorsque la nuit se serait faite au
milieu des eaux, devait faciliter notre retour à
bord, en projetant ses rayons avec une netteté
parfaite. Effet difficile à comprendre pour qui na
vu que sur terre ces nappes blanchâtres si
vivement accusées. Là, la poussière dont lair est
saturé leur donne lapparence dun brouillard
lumineux ; mais sur mer, comme sous mer, ces
traits électriques se transmettent avec une
incomparable pureté.
Cependant, nous allions toujours et la vaste
plaine de sable semblait être sans bornes.
Jécartais de la main les rideaux liquides qui se
refermaient derrière moi, et la trace de mes pas
seffaçait soudain sous la pression de leau.
Bientôt, quelques formes dobjets, à peine
estompées dans léloignement, se dessinèrent à
mes yeux. Je reconnus de magnifiques premiers
plans de rochers, tapissés de zoophytes du plus
bel échantillon, et je fus tout dabord frappé dun
260
effet spécial à ce milieu.
Il était alors dix heures du matin. Les rayons
du soleil frappaient la surface des flots sous un
angle assez oblique, et au contact de leur lumière
décomposée par la réfraction comme à travers un
prisme, fleurs, rochers, plantules, coquillages,
polypes, se nuançaient sur leurs bords des sept
couleurs du spectre solaire. Cétait une merveille,
une fête des yeux, que cet enchevêtrement de
tons colorés, une véritable kaléidoscopie de vert,
de jaune, dorange, de violet, dindigo, de bleu,
en un mot, toute la palette dun coloriste enragé !
Que ne pouvais-je communiquer à Conseil les
vives sensations qui me montaient au cerveau, et
rivaliser avec lui dinterjections admiratives !
Que ne savais-je, comme le capitaine Nemo et
son compagnon, échanger mes pensées au moyen
de signes convenus ! Aussi, faute de mieux, je me
parlais à moi-même, je criais dans la boîte de
cuivre qui coiffait ma tête, dépensant peut-être en
vaines paroles plus dair quil ne convenait.
Devant ce splendide spectacle, Conseil sétait
arrêté comme moi. Évidemment, le digne garçon,
261
en présence de ces échantillons de zoophytes et
de mollusques, classait, classait toujours. Polypes
et échinodermes abondaient sur le sol. Les isis
variées, les cornulaires qui vivent isolément, des
touffes doculines vierges, désignées autrefois
sous le nom de « corail blanc », les fongies
hérissées en forme de champignons, les
anémones adhérant par leur disque musculaire,
figuraient un parterre de fleurs, émaillé de
porpites parées de leur collerette de tentacules
azurés, détoiles de mer qui constellaient le sable,
et dastérophytons verruqueux, fines dentelles
brodées par la main des naïades, dont les festons
se balançaient aux faibles ondulations
provoquées par notre marche. Cétait un véritable
chagrin pour moi décraser sous mes pas les
brillants spécimens de mollusques qui jonchaient
le sol par milliers, les peignes concentriques, les
marteaux, les donaces, véritables coquilles
bondissantes, les troques, les casques rouges, les
strombes aile-dange, les aplysies, et tant dautres
produits de cet inépuisable océan. Mais il fallait
marcher, et nous allions en avant, pendant que
voguaient au-dessus de nos têtes des troupes de
262
physalies, laissant leurs tentacules doutremer
flotter à la traîne, des méduses dont lombrelle
opaline ou rose tendre, festonnée dun liston
dazur, nous abritait des rayons solaires, et des
pélagies panopyres, qui, dans lobscurité, eussent
semé notre chemin de lueurs phosphorescentes !
Toutes ces merveilles, je les entrevis dans
lespace dun quart de mille, marrêtant à peine,
et suivant le capitaine Nemo, qui me rappelait
dun geste. Bientôt, la nature du sol se modifia. À
la plaine de sable succéda une couche de vase
visqueuse que les Américains nomment « oaze »,
uniquement composée de coquilles siliceuses ou
calcaires. Puis, nous parcourûmes une prairie
dalgues, plantes pélagiennes que les eaux
navaient pas encore arrachées, et dont la
végétation était fougueuse. Ces pelouses à tissu
serré, douces au pied, eussent rivalisé avec les
plus moelleux tapis tissés par la main des
hommes. Mais, en même temps que la verdure
sétalait sous nos pas, elle nabandonnait pas nos
têtes. Un léger berceau de plantes marines,
classées dans cette exubérante famille des algues,
dont on connaît plus de deux mille espèces, se
263
croisait à la surface des eaux. Je voyais flotter de
longs rubans de fucus, les uns globuleux, les
autres tubulés, des laurencies, des cladostèphes,
au feuillage si délié, des rhodymènes palmés,
semblables à des éventails de cactus. Jobservai
que les plantes vertes se maintenaient plus près
de la surface de la mer, tandis que les rouges
occupaient une profondeur moyenne, laissant aux
hydrophytes noires ou brunes le soin de former
les jardins et les parterres des couches reculées de
locéan.
Ces algues sont véritablement un prodige de la
création, une des merveilles de la flore
universelle. Cette famille produit à la fois les plus
petits et les plus grands végétaux du globe. Car
de même quon a compté quarante mille de ces
imperceptibles plantules dans un espace de cinq
millimètres carrés, de même on a recueilli des
fucus dont la longueur dépassait cinq cents
mètres.
Nous avions quitté le Nautilus depuis une
heure et demie environ. Il était près de midi. Je
men aperçus à la perpendicularité des rayons
264
solaires qui ne se réfractaient plus. La magie des
couleurs disparut peu à peu, et les nuances de
lémeraude et du saphir seffacèrent de notre
firmament. Nous marchions dun pas régulier qui
résonnait sur le sol avec une intensité étonnante.
Les moindres bruits se transmettaient avec une
vitesse à laquelle loreille nest pas habituée sur
la terre. En effet, leau est pour le son un meilleur
véhicule que lair, et il sy propage avec une
rapidité quadruple.
En ce moment, le sol sabaissa par une pente
prononcée. La lumière prit une teinte uniforme.
Nous atteignîmes une profondeur de cent mètres,
subissant alors une pression de dix atmosphères.
Mais mon vêtement de scaphandre était établi
dans des conditions telles que je ne souffrais
aucunement de cette pression. Je sentais
seulement une certaine gêne aux articulations des
doigts, et encore ce malaise ne tarda-t-il pas à
disparaître. Quant à la fatigue que devait amener
cette promenade de deux heures sous un
harnachement dont javais si peu lhabitude, elle
était nulle. Mes mouvements, aidés par leau, se
produisaient avec une surprenante facilité.
265
Arrivé à cette profondeur de trois cents pieds,
je percevais encore les rayons du soleil, mais
faiblement. À leur éclat intense avait succédé un
crépuscule rougeâtre, moyen terme entre le jour
et la nuit. Cependant, nous voyions suffisamment
à nous conduire, et il nétait pas encore
nécessaire de mettre les appareils Ruhmkorff en
activité.
En ce moment, le capitaine Nemo sarrêta. Il
attendit que je leusse rejoint, et du doigt, il me
montra quelques masses obscures qui
saccusaient dans lombre à une petite distance.
« Cest la forêt de lîle Crespo », pensai-je, et
je ne me trompais pas.
266
XVII
Une forêt sous-marine
Nous étions enfin arrivés à la lisière de cette
forêt, sans doute lune des plus belles de
limmense domaine du capitaine Nemo. Il la
considérait comme étant sienne, et sattribuait sur
elle les mêmes droits quavaient les premiers
hommes aux premiers jours du monde.
Dailleurs, qui lui eût disputé la possession de
cette propriété sous-marine ? Quel autre pionnier
plus hardi serait venu, la hache à la main, en
défricher les sombres taillis ?
Cette forêt se composait de grandes plantes
arborescentes, et, dès que nous eûmes pénétré
sous ses vastes arceaux, mes regards furent tout
dabord frappés dune singulière disposition de
leurs ramures disposition que je navais pas
encore observée jusqualors.
267
Aucune des herbes qui tapissaient le sol,
aucune des branches qui hérissaient les
arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne
sétendait dans un plan horizontal. Toutes
montaient vers la surface de locéan. Pas de
filaments, pas de rubans, si minces quils fussent,
qui ne se tinssent droit comme des tiges de fer.
Les fucus et les lianes se développaient suivant
une ligne rigide et perpendiculaire, commandée
par la densité de lélément qui les avait produits.
Immobiles, dailleurs, lorsque je les écartais de la
main, ces plantes reprenaient aussitôt leur
position première. Cétait ici le règne de la
verticalité.
Bientôt, je mhabituai à cette disposition
bizarre, ainsi quà lobscurité relative qui nous
enveloppait. Le sol de la forêt était semé de blocs
aigus, difficiles à éviter. La flore sous-marine
my parut être assez complète, plus riche même
quelle ne leût été sous les zones arctiques ou
tropicales, où ses produits sont moins nombreux.
Mais, pendant quelques minutes, je confondis
involontairement les règnes entre eux, prenant
des zoophytes pour des hydrophytes, des
268
animaux pour des plantes. Et qui ne sy fût pas
trompé ? La faune et la flore se touchent de si
près dans ce monde sous-marin !
Jobservai que toutes ces productions du règne
végétal ne tenaient au sol que par un empattement
superficiel. Dépourvues de racines, indifférentes
au corps solide, sable, coquillage, test ou galet,
qui les supporte, elles ne lui demandent quun
point dappui, non la vitalité. Ces plantes ne
procèdent que delles-mêmes, et le principe de
leur existence est dans cette eau qui les soutient,
qui les nourrit. La plupart, au lieu de feuilles,
poussaient des lamelles de formes capricieuses,
circonscrites dans une gamme restreinte de
couleurs, qui ne comprenaient que le rose, le
carmin, le vert, lolivâtre, le fauve et le brun. Je
revis là, mais non plus desséchées comme les
échantillons du Nautilus, des padines-paons,
déployées en éventails qui semblaient solliciter la
brise, des céramies écarlates, des laminaires
allongeant leurs jeunes pousses comestibles, des
néréocystées filiformes et flexueuses, qui
sépanouissaient à une hauteur de quinze mètres,
des bouquets dacétabules, dont les tiges
269
grandissent par le sommet, et nombre dautres
plantes pélagiennes, toutes dépourvues de fleurs.
« Curieuse anomalie, bizarre élément, a dit un
spirituel naturaliste, où le règne animal fleurit, et
où le règne végétal ne fleurit pas ! »
Entre ces divers arbrisseaux, grands comme
les arbres des zones tempérées, et sous leur
ombre humide, se massaient de véritables
buissons à fleurs vivantes, des haies de
zoophytes, sur lesquels sépanouissaient des
méandrines zébrées de sillons tortueux, des
cariophylles jaunâtres à tentacules diaphanes, des
touffes gazonnantes de zoanthaires, et pour
compléter lillusion les poissons-mouches
volaient de branches en branches, comme un
essaim de colibris, tandis que de jaunes
lépisacanthes, à la mâchoire hérissée, aux écailles
aiguës, des dactyloptères et des monocentres, se
levaient sous nos pas, semblables à une troupe de
bécassines.
Vers une heure, le capitaine Nemo donna le
signal de la halte. Jen fus assez satisfait pour
mon compte, et nous nous étendîmes sous un
270
berceau dalariées, dont les longues lanières
amincies se dressaient comme des flèches.
Cet instant de repos me parut délicieux. Il ne
nous manquait que le charme de la conversation.
Mais impossible de parler, impossible de
répondre. Japprochai seulement ma grosse tête
de cuivre de la tête de Conseil. Je vis les yeux de
ce brave garçon briller de contentement, et en
signe de satisfaction, il sagita dans sa carapace
de lair le plus comique du monde.
Après quatre heures de cette promenade, je fus
très étonné de ne pas ressentir un violent besoin
de manger. À quoi tenait cette disposition de
lestomac, je ne saurais le dire. Mais, en
revanche, jéprouvais une insurmontable envie de
dormir, ainsi quil arrive à tous les plongeurs.
Aussi mes yeux se fermèrent-ils bientôt derrière
leur épaisse vitre, et je tombai dans une
invincible somnolence, que le mouvement de la
marche avait seul pu combattre jusqualors. Le
capitaine Nemo et son robuste compagnon,
étendus dans ce limpide cristal, nous donnaient
lexemple du sommeil.
271
Combien de temps restai-je ainsi plongé dans
cet assoupissement, je ne pus lévaluer ; mais
lorsque je me réveillai, il me sembla que le soleil
sabaissait vers lhorizon. Le capitaine Nemo
sétait déjà relevé, et je commençais à me détirer
les membres, quand une apparition inattendue me
remit brusquement sur les pieds.
À quelques pas, une monstrueuse araignée de
mer, haute dun mètre, me regardait de ses yeux
louches, prête à sélancer sur moi. Quoique mon
habit de scaphandre fût assez épais pour me
défendre contre les morsures de cet animal, je ne
pus retenir un mouvement dhorreur. Conseil et le
matelot du Nautilus séveillèrent en ce moment.
Le capitaine Nemo montra à son compagnon le
hideux crustacé, quun coup de crosse abattit
aussitôt, et je vis les horribles pattes du monstre
se tordre dans des convulsions terribles.
Cette rencontre me fit penser que dautres
animaux, plus redoutables, devaient hanter ces
fonds obscurs, et que mon scaphandre ne me
protégerait pas contre leurs attaques. Je ny avais
pas songé jusqualors, et je résolus de me tenir
272
sur mes gardes. Je supposais, dailleurs, que cette
halte marquait le terme de notre promenade ;
mais je me trompais, et, au lieu de retourner au
Nautilus, le capitaine Nemo continua son
audacieuse excursion.
Le sol se déprimait toujours, et sa pente,
saccusant davantage, nous conduisit à de plus
grandes profondeurs. Il devait être à peu près
trois heures, quand nous atteignîmes une étroite
vallée, creusée entre de hautes parois à pic, et
située par cent cinquante mètres de fond. Grâce à
la perfection de nos appareils, nous dépassions
ainsi de quatre-vingt-dix mètres la limite que la
nature semblait avoir imposée jusquici aux
excursions sous-marines de lhomme.
Je dis cent cinquante mètres, bien quaucun
instrument ne me permît dévaluer cette distance.
Mais je savais que, même dans les mers les plus
limpides, les rayons solaires ne pouvaient
pénétrer plus avant. Or, précisément, lobscurité
devint profonde. Aucun objet nétait visible à dix
pas. Je marchais donc en tâtonnant, quand je vis
briller subitement une lumière blanche assez
273
vive. Le capitaine Nemo venait de mettre son
appareil électrique en activité. Son compagnon
limita. Conseil et moi nous suivîmes leur
exemple. Jétablis, en tournant une vis, la
communication entre la bobine et le serpentin de
verre, et la mer, éclairée par nos quatre lanternes,
sillumina dans un rayon de vingt-cinq mètres.
Le capitaine Nemo continua de senfoncer
dans les obscures profondeurs de la forêt dont les
arbrisseaux se raréfiaient de plus en plus.
Jobservai que la vie végétale disparaissait plus
vite que la vie animale. Les plantes pélagiennes
abandonnaient déjà le sol devenu aride, quun
nombre prodigieux danimaux, zoophytes,
articulés, mollusques et poissons, y pullulaient
encore.
Tout en marchant, je pensais que la lumière de
nos appareils Ruhmkorff devait nécessairement
attirer quelques habitants de ces sombres
couches. Mais sils nous approchèrent, ils se
tinrent du moins à une distance regrettable pour
des chasseurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine
Nemo sarrêter et mettre son fusil en joue ; puis,
274
après quelques instants dobservation, il se
relevait et reprenait sa marche.
Enfin, vers quatre heures environ, cette
merveilleuse excursion sacheva. Un mur de
rochers superbes et dune masse imposante se
dressa devant nous, entassement de blocs
gigantesques, énorme falaise de granit, creusée de
grottes obscures, mais qui ne présentait aucune
rampe praticable. Cétaient les accores de lîle
Crespo. Cétait la terre.
Le capitaine Nemo sarrêta soudain. Un geste
de lui nous fit faire halte, et si désireux que je
fusse de franchir cette muraille, je dus marrêter.
Ici finissaient les domaines du capitaine Nemo. Il
ne voulait pas les dépasser. Au-delà, cétait cette
portion du globe quil ne devait plus fouler du
pied.
Le retour commença. Le capitaine Nemo avait
repris la tête de sa petite troupe, se dirigeant
toujours sans hésiter. Je crus voir que nous ne
suivions pas le même chemin pour revenir au
Nautilus. Cette nouvelle route, très raide, et par
conséquent très pénible, nous rapprocha
275
rapidement de la surface de la mer. Cependant, ce
retour dans les couches supérieures ne fut pas
tellement subit que la décompression se fît trop
rapidement, ce qui aurait pu amener dans notre
organisme des désordres graves, et déterminer
ces lésions internes si fatales aux plongeurs. Très
promptement, la lumière reparut et grandit, et, le
soleil étant déjà bas sur lhorizon, la réfraction
borda de nouveau les divers objets dun anneau
spectral.
À dix mètres de profondeur, nous marchions
au milieu dun essaim de petits poissons de toute
espèce, plus nombreux que les oiseaux dans lair,
plus agiles aussi, mais aucun gibier aquatique,
digne dun coup de fusil, ne sétait encore offert à
nos regards.
En ce moment, je vis larme du capitaine,
vivement épaulée, suivre entre les buissons un
objet mobile. Le coup partit, jentendis un faible
sifflement, et un animal retomba foudroyé à
quelques pas.
Cétait une magnifique loutre de mer, une
enhydre, le seul quadrupède qui soit
276
exclusivement marin. Cette loutre, longue dun
mètre cinquante centimètres, devait avoir un très
grand prix. Sa peau, dun brun marron en dessus,
et argentée en dessous, faisait une de ces
admirables fourrures si recherchées sur les
marchés russes et chinois ; la finesse et le lustre
de son poil lui assuraient une valeur minimum de
deux mille francs. Jadmirai fort ce curieux
mammifère à la tête arrondie et ornée doreilles
courtes, aux yeux ronds, aux moustaches
blanches et semblables à celles du chat, aux pieds
palmés et onguiculés, à la queue touffue. Ce
précieux carnassier, chassé et traqué par les
pêcheurs, devient extrêmement rare, et il sest
principalement réfugié dans les portions boréales
du Pacifique, où vraisemblablement son espèce
ne tardera pas à séteindre.
Le compagnon du capitaine Nemo vint
prendre la bête, la chargea sur son épaule, et lon
se remit en route.
Pendant une heure, une plaine de sable se
déroula devant nos pas. Elle remontait souvent à
moins de deux mètres de la surface des eaux. Je
277
voyais alors notre image, nettement reflétée, se
dessiner en sens inverse, et, au-dessus de nous,
apparaissait une troupe identique, reproduisant
nos mouvements et nos gestes, de tout point
semblable, en un mot, à cela près quelle
marchait la tête en bas et les pieds en lair.
Autre effet à noter. Cétait le passage de
nuages épais qui se formaient et sévanouissaient
rapidement ; mais en réfléchissant, je compris
que ces prétendus nuages nétaient dus quà
lépaisseur variable des longues lames de fond, et
japercevais même les « moutons » écumeux que
leur crête brisée multipliait sur les eaux. Il nétait
pas jusquà lombre des grands oiseaux qui
passaient sur nos têtes, dont je ne surprisse le
rapide effleurement à la surface de la mer.
En cette occasion, je fus témoin de lun des
plus beaux coups de fusil qui ait jamais fait
tressaillir les fibres dun chasseur. Un grand
oiseau, à large envergure, très nettement visible,
sapprochait en planant. Le compagnon du
capitaine Nemo le mit en joue et le tira, lorsquil
fut à quelques mètres seulement au-dessus des
278
flots. Lanimal tomba foudroyé, et sa chute
lentraîna jusquà la portée de ladroit chasseur
qui sen empara. Cétait un albatros de la plus
belle espèce, admirable spécimen des oiseaux
pélagiens.
Notre marche navait pas été interrompue par
cet incident. Pendant deux heures, nous suivîmes
tantôt des plaines sableuses, tantôt des prairies de
varechs, fort pénibles à traverser. Franchement, je
nen pouvais plus, quand japerçus une vague
lueur qui rompait, à un demi-mille, lobscurité
des eaux. Cétait le fanal du Nautilus. Avant
vingt minutes, nous devions être à bord, et là, je
respirerais à laise, car il me semblait que mon
réservoir ne fournissait plus quun air très pauvre
en oxygène. Mais je comptais sans une rencontre
qui retarda quelque peu notre arrivée.
Jétais resté dune vingtaine de pas en arrière,
lorsque je vis le capitaine Nemo revenir
brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il
me courba à terre, tandis que son compagnon en
faisait autant de Conseil. Tout dabord, je ne sus
trop que penser de cette brusque attaque, mais je
279
me rassurai en observant que le capitaine se
couchait près de moi et demeurait immobile.
Jétais donc étendu sur le sol, et précisément à
labri dun buisson de varechs, quand, relevant la
tête, japerçus dénormes masses passer
bruyamment en jetant des lueurs
phosphorescentes.
Mon sang se glaça dans mes veines ! Javais
reconnu les formidables squales qui nous
menaçaient. Cétait un couple de tintoréas,
requins terribles, à la queue énorme, au regard
terne et vitreux, qui distillent une matière
phosphorescente par des trous percés autour de
leur museau. Monstrueuses bouches à feu, qui
broient un homme tout entier dans leurs
mâchoires de fer ! Je ne sais si Conseil soccupait
à les classer, mais pour mon compte, jobservais
leur ventre argenté, leur gueule formidable,
hérissée de dents, à un point de vue peu
scientifique, et plutôt en victime quen
naturaliste.
Très heureusement, ces voraces animaux y
voient mal. Ils passèrent sans nous apercevoir,
280
nous effleurant de leurs nageoires brunâtres, et
nous échappâmes, comme par miracle, à ce
danger plus grand, à coup sûr, que la rencontre
dun tigre en pleine forêt.
Une demi-heure après, guidés par la traînée
électrique, nous atteignions le Nautilus. La porte
extérieure était restée ouverte, et le capitaine
Nemo la referma, dès que nous fûmes rentrés
dans la première cellule. Puis, il pressa un
bouton. Jentendis manoeuvrer les pompes audedans
du navire, je sentis leau baisser autour de
moi, et, en quelques instants, la cellule fut
entièrement vidée. La porte intérieure souvrit
alors, et nous passâmes dans le vestiaire.
Là, nos habits de scaphandre furent retirés,
non sans peine, et, très harassé, tombant
dinanition et de sommeil, je regagnai ma
chambre, tout émerveillé de cette surprenante
excursion au fond des mers.
281
XVIII
Quatre mille lieues sous le Pacifique
Le lendemain matin, 18 novembre, jétais
parfaitement remis de mes fatigues de la veille, et
je montai sur la plate-forme, au moment où le
second du Nautilus prononçait sa phrase
quotidienne. Il me vint alors à lesprit quelle se
rapportait à létat de la mer, ou plutôt quelle
signifiait : « Nous navons rien en vue. »
Et en effet, locéan était désert. Pas une voile à
lhorizon. Les hauteurs de lîle Crespo avaient
disparu pendant la nuit. La mer, absorbant les
couleurs du prisme, à lexception des rayons
bleus, réfléchissait ceux-ci dans toutes les
directions et revêtait une admirable teinte
dindigo. Une moire, à larges raies, se dessinait
régulièrement sur les flots onduleux.
282
Jadmirais ce magnifique aspect de locéan,
quand le capitaine Nemo apparut. Il ne sembla
pas sapercevoir de ma présence, et commença
une série dobservations astronomiques. Puis, son
opération terminée, il alla saccouder sur la cage
du fanal, et ses regards se perdirent à la surface
de locéan.
Cependant, une vingtaine de matelots du
Nautilus, tous gens vigoureux et bien constitués,
étaient montés sur la plate-forme. Ils venaient
retirer les filets qui avaient été mis à la traîne
pendant la nuit. Ces marins appartenaient
évidemment à des nations différentes, bien que le
type européen fût indiqué chez tous. Je reconnus,
à ne pas me tromper, des Irlandais, des Français,
quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. Du
reste, ces hommes étaient sobres de paroles, et
nemployaient entre eux que ce bizarre idiome
dont je ne pouvais pas même soupçonner
lorigine. Aussi, je dus renoncer à les interroger.
Les filets furent halés à bord. Cétaient des
espèces de chaluts, semblables à ceux des côtes
normandes, vastes poches quune vergue flottante
283
et une chaîne transfilée dans les mailles
inférieures tiennent entrouvertes. Ces poches,
ainsi traînées sur leurs gantiers de fer, balayaient
le fond de locéan et ramassaient tous ses
produits sur leur passage. Ce jour-là, ils
ramenèrent de curieux échantillons de ces
parages poissonneux, des lophies, auxquels leurs
mouvements comiques ont valu le qualificatif
dhistrions, des commersons noirs, munis de leurs
antennes, des balistes ondulés, entourés de
bandelettes rouges, des tétrodons-croissants, dont
le venin est extrêmement subtil, quelques
lamproies olivâtres, des macrorhinques, couverts
décailles argentées, des trichiures, dont la
puissance électrique est égale à celle du gymnote
et de la torpille, des notoptères écailleux, à
bandes brunes et transversales, des gades
verdâtres, plusieurs variétés de gobies, etc., enfin,
quelques poissons de proportions plus vastes, un
caranx à tête proéminente, long dun mètre,
plusieurs beaux scombres bonites, chamarrés de
couleurs bleues et argentées, et trois magnifiques
thons que la rapidité de leur marche navait pu
sauver du chalut.
284
Jestimai que ce coup de filet rapportait plus
de mille livres de poissons. Cétait une belle
pêche, mais non surprenante. En effet, ces filets
restent à la traîne pendant plusieurs heures et
enserrent dans leur prison de fil tout un monde
aquatique. Nous ne devions donc pas manquer de
vivres dune excellente qualité, que la rapidité du
Nautilus et lattraction de sa lumière électrique
pouvaient renouveler sans cesse.
Ces divers produits de la mer furent
immédiatement affalés par le panneau vers les
cambuses, destinés, les uns à être mangés frais,
les autres à être conservés.
La pêche finie, la provision dair renouvelée,
je pensais que le Nautilus allait reprendre son
excursion sous-marine, et je me préparais à
regagner ma chambre, quand, se tournant vers
moi, le capitaine Nemo me dit sans autre
préambule :
« Voyez cet océan, monsieur le professeur,
nest-il pas doué dune vie réelle ? Na-t-il pas
ses colères et ses tendresses ? Hier, il sest
endormi comme nous, et le voilà qui se réveille
285
après une nuit paisible ! »
Ni bonjour, ni bonsoir ! Neût-on pas dit que
cet étrange personnage continuait avec moi une
conversation déjà commencée ?
« Regardez, reprit-il, il séveille sous les
caresses du soleil ! Il va revivre de son existence
diurne ! Cest une intéressante étude que de
suivre le jeu de son organisme. Il possède un
pouls, des artères, il a ses spasmes, et je donne
raison à ce savant Maury, qui a découvert en lui
une circulation aussi réelle que la circulation
sanguine chez les animaux. »
Il est certain que le capitaine Nemo nattendait
de moi aucune réponse, et il me parut inutile de
lui prodiguer les « Évidemment », les « À coup
sûr », et les « Vous avez raison ». Il se parlait
plutôt à lui-même, prenant de longs temps entre
chaque phrase. Cétait une méditation à voix
haute.
« Oui, dit-il, locéan possède une circulation
véritable, et, pour la provoquer, il a suffi au
Créateur de toutes choses de multiplier en lui le
calorique, le sel et les animalcules. Le calorique,
286
en effet, crée des densités différentes, qui
amènent les courants et les contre-courants.
Lévaporation, nulle aux régions hyperboréennes,
très active dans les zones équatoriales, constitue
un échange permanent des eaux tropicales et des
eaux polaires. En outre, jai surpris ces courants
de haut en bas et de bas en haut, qui forment la
vraie respiration de locéan. Jai vu la molécule
deau de mer, échauffée à la surface, redescendre
vers les profondeurs, atteindre son maximum de
densité à deux degrés au-dessous de zéro, puis, se
refroidissant encore, devenir plus légère et
remonter. Vous verrez, aux pôles, les
conséquences de ce phénomène, et vous
comprendrez pourquoi, par cette loi de la
prévoyante nature, la congélation ne peut jamais
se produire quà la surface des eaux ! »
Pendant que le capitaine Nemo achevait sa
phrase, je me disais : « Le pôle ! Est-ce que cet
audacieux personnage prétend nous conduire
jusque-là ! »
Cependant, le capitaine sétait tu, et regardait
cet élément si complètement, si incessamment
287
étudié par lui. Puis reprenant :
« Les sels, dit-il, sont en quantité considérable
dans la mer, monsieur le professeur, et si vous
enleviez tous ceux quelle contient en dissolution,
vous en feriez une masse de quatre millions et
demi de lieues cubes, qui, étalée sur le globe,
formerait une couche de plus de dix mètres de
hauteur. Et ne croyez pas que la présence de ces
sels ne soit due quà un caprice de la nature. Non.
Ils rendent les eaux marines moins évaporables,
et empêchent les vents de leur enlever une trop
grande quantité de vapeurs, qui, en se résolvant,
submergeraient les zones tempérées. Rôle
immense, rôle de pondérateur dans léconomie
générale du globe ! »
Le capitaine Nemo sarrêta, se leva même, fit
quelques pas sur la plate-forme, et revint vers
moi :
« Quant aux infusoires, reprit-il, quant à ces
milliards danimalcules, qui existent par millions
dans une gouttelette, et dont il faut huit cent mille
pour peser un milligramme, leur rôle nest pas
moins important. Ils absorbent les sels marins, ils
288
sassimilent les éléments solides de leau, et,
véritables faiseurs de continents calcaires, ils
fabriquent des coraux et des madrépores ! Et
alors la goutte deau, privée de son aliment
minéral, sallège, remonte à la surface, y absorbe
les sels abandonnés par lévaporation, salourdit,
redescend, et rapporte aux animalcules de
nouveaux éléments à absorber. De là, un double
courant ascendant et descendant, et toujours le
mouvement, toujours la vie ! La vie, plus intense
que sur les continents, plus exubérante, plus
infinie, sépanouissant dans toutes les parties de
cet océan, élément de mort pour lhomme, a-t-on
dit, élément de vie pour des myriades danimaux
et pour moi ! »
Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se
transfigurait et provoquait en moi une
extraordinaire émotion.
« Aussi, ajouta-t-il, là est la vraie existence !
Et je concevrais la fondation de villes nautiques,
dagglomérations de maisons sous-marines, qui,
comme le Nautilus, reviendraient respirer chaque
matin à la surface des mers, villes libres, sil en
289
fut, cités indépendantes ! Et encore, qui sait si
quelque despote... »
Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un
geste violent. Puis, sadressant directement à moi,
comme pour chasser une pensée funeste :
« Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savezvous
quelle est la profondeur de locéan ?
Je sais, du moins, capitaine, ce que les
principaux sondages nous ont appris.
Pourriez-vous me les citer, afin que je les
contrôle au besoin ?
En voici quelques-uns, répondis-je, qui me
reviennent à la mémoire. Si je ne me trompe, on a
trouvé une profondeur moyenne de huit mille
deux cents mètres dans lAtlantique nord, et de
deux mille cinq cents mètres dans la
Méditerranée. Les plus remarquables sondes ont
été faites dans lAtlantique sud, près du trentecinquième
degré, et elles ont donné douze mille
mètres, quatorze mille quatre-vingt-onze mètres,
et quinze mille cent quarante-neuf mètres. En
somme, on estime que si le fond de la mer était
290
nivelé, sa profondeur moyenne serait de sept
kilomètres environ.
Bien, monsieur le professeur, répondit le
capitaine Nemo, nous vous montrerons mieux
que cela, je lespère. Quant à la profondeur
moyenne de cette partie du Pacifique, je vous
apprendrai quelle est seulement de quatre mille
mètres. »
Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le
panneau et disparut par léchelle. Je le suivis, et
je regagnai le grand salon. Lhélice se mit
aussitôt en mouvement, et le loch accusa une
vitesse de vingt milles à lheure.
Pendant les jours, pendant les semaines qui
sécoulèrent, le capitaine Nemo fut très sobre de
visites. Je ne le vis quà de rares intervalles. Son
second faisait régulièrement le point que je
trouvais reporté sur la carte, de telle sorte que je
pouvais relever exactement la route du Nautilus.
Conseil et Land passaient de longues heures
avec moi. Conseil avait raconté à son ami les
merveilles de notre promenade, et le Canadien
regrettait de ne nous avoir point accompagnés.
291
Mais jespérais que loccasion se représenterait
de visiter les forêts océaniennes.
Presque chaque jour, pendant quelques heures,
les panneaux du salon souvraient, et nos yeux ne
se fatiguaient pas de pénétrer les mystères du
monde sous-marin.
La direction générale du Nautilus était sud-est,
et il se maintenait entre cent mètres et cent
cinquante mètres de profondeur. Un jour,
cependant, par je ne sais quel caprice, entraîné
diagonalement au moyen de ses plans inclinés, il
atteignit les couches deau situées par deux mille
mètres. Le thermomètre indiquait une
température de 4,25 centigrades, température qui,
sous cette profondeur, paraît être commune à
toutes les latitudes.
Le 26 novembre, à trois heures du matin, le
Nautilus franchit le tropique du Cancer par 172°,
de longitude. Le 27, il passa en vue des
Sandwich, où lillustre Cook trouva la mort, le 14
février 1779. Nous avions alors fait quatre mille
huit cent soixante lieues depuis notre point de
départ. Le matin, lorsque jarrivai sur la plate-
292
forme, japerçus, à deux milles sous le vent,
Hawaii, la plus considérable des sept îles qui
forment cet archipel . Je distinguai nettement sa
lisière cultivée, les diverses chaînes de
montagnes qui courent parallèlement à la côte, et
ses volcans que domine le Mauna-Kea, élevé de
cinq mille mètres au-dessus du niveau de la mer.
Entre autres échantillons de ces parages, les filets
rapportèrent des flabellaires pavonées, polypes
comprimés de forme gracieuse, et qui sont
particuliers à cette partie de locéan.
La direction du Nautilus se maintint au sudest.
Il coupa lÉquateur, le 1er décembre, par 142°
de longitude, et le 4 du même mois, après une
rapide traversée que ne signala aucun incident,
nous eûmes connaissance du groupe des
Marquises. Japerçus à trois milles, par 8° 57 de
latitude sud et 139° 32 de longitude ouest, la
pointe Martin de Nouka-Hiva, la principale de ce
groupe qui appartient à la France. Je vis
seulement les montagnes boisées qui se
dessinaient à lhorizon, car le capitaine Nemo
naimait pas à rallier les terres. Là, les filets
rapportèrent de beaux spécimens de poissons, des
293
choryphènes aux nageoires azurées et à la queue
dor, dont la chair est sans rivale au monde, des
hologymnoses à peu près dépourvus décailles,
mais dun goût exquis, des ostorhinques à
mâchoire osseuse, des thasards jaunâtres qui
valaient la bonite, tous poissons dignes dêtre
classés à loffice du bord.
Après avoir quitté ces îles charmantes
protégées par le pavillon français, du 4 au 11
décembre, le Nautilus parcourut environ deux
mille milles. Cette navigation fut marquée par la
rencontre dune immense troupe de calmars,
curieux mollusques, très voisins de la seiche. Les
pêcheurs français les désignent sous le nom
dencornets, et ils appartiennent à la classe des
céphalopodes et à la famille des dibranchiaux, qui
comprend avec eux les seiches et les argonautes.
Ces animaux furent particulièrement étudiés par
les naturalistes de lAntiquité, et ils fournissaient
de nombreuses métaphores aux orateurs de
lAgora, en même temps quun plat excellent à la
table des riches citoyens, sil faut en croire
Athénée, médecin grec, qui vivait avant Gallien.
294
Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 décembre,
que le Nautilus rencontra cette armée de
mollusques qui sont particulièrement nocturnes.
On pouvait les compter par millions. Ils
émigraient des zones tempérées vers les zones
plus chaudes, en suivant litinéraire des harengs
et des sardines. Nous les regardions à travers les
épaisses vitres de cristal, nageant à reculons avec
une extrême rapidité, se mouvant au moyen de
leur tube locomoteur, poursuivant les poissons et
les mollusques, mangeant les petits, mangés des
gros, et agitant dans une confusion indescriptible
les dix pieds que la nature leur a implantés sur la
tête, comme une chevelure de serpents
pneumatiques. Le Nautilus, malgré sa vitesse,
navigua pendant plusieurs heures au milieu de
cette troupe danimaux, et ses filets en
ramenèrent une innombrable quantité, où je
reconnus les neuf espèces que dOrbigny a
classées pour locéan Pacifique.
On le voit, pendant cette traversée, la mer
prodiguait incessamment ses plus merveilleux
spectacles. Elle les variait à linfini. Elle
changeait son décor et sa mise en scène pour le
295
plaisir de nos yeux, et nous étions appelés non
seulement à contempler les oeuvres du Créateur
au milieu de lélément liquide, mais encore à
pénétrer les plus redoutables mystères de locéan.
Pendant la journée du 11 décembre, jétais
occupé à lire dans le grand salon. Ned Land et
Conseil observaient les eaux lumineuses par les
panneaux entrouverts. Le Nautilus était
immobile. Ses réservoirs remplis, il se tenait à
une profondeur de mille mètres, région peu
habitée des océans, dans laquelle les gros
poissons faisaient seuls de rares apparitions.
Je lisais en ce moment un livre charmant de
Jean Macé, Les Serviteurs de lestomac, et jen
savourais les leçons ingénieuses, lorsque Conseil
interrompit ma lecture.
« Monsieur veut-il venir un instant ? me dit-il
dune voix singulière.
Quy a-t-il donc, Conseil ?
Que monsieur regarde. »
Je me levai, jallai maccouder devant la vitre,
et je regardai.
296
En pleine lumière électrique, une énorme
masse noirâtre, immobile, se tenait suspendue au
milieu des eaux. Je lobservai attentivement,
cherchant à reconnaître la nature de ce
gigantesque cétacé. Mais une pensée traversa
subitement mon esprit.
« Un navire ! mécriai-je.
Oui, répondit le Canadien, un bâtiment
désemparé qui a coulé à pic ! »
Ned Land ne se trompait pas. Nous étions en
présence dun navire, dont les haubans coupés
pendaient encore à leurs cadènes. Sa coque
paraissait être en bon état, et son naufrage datait
au plus de quelques heures. Trois tronçons de
mâts, rasés à deux pieds au-dessus du pont,
indiquaient que ce navire engagé avait dû
sacrifier sa mâture. Mais, couché sur le flanc, il
sétait rempli, et il donnait encore de la bande à
bâbord. Triste spectacle que celui de cette
carcasse perdue sous les flots, mais plus triste
encore la vue de son pont où quelques cadavres,
amarrés par des cordes, gisaient encore ! Jen
comptai quatre quatre hommes, dont lun se
297
tenait debout, au gouvernail puis une femme, à
demi sortie par la claire-voie de la dunette, et
tenant un enfant dans ses bras. Cette femme était
jeune. Je pus reconnaître, vivement éclairés par
les feux du Nautilus, ses traits que leau navait
pas encore décomposés. Dans un suprême effort,
elle avait élevé au-dessus de sa tête son enfant,
pauvre petit être dont les bras enlaçaient le cou de
sa mère ! Lattitude des quatre marins me parut
effrayante, tordus quils étaient dans des
mouvements convulsifs, et faisant un dernier
effort pour sarracher des cordes qui les liaient au
navire. Seul, plus calme, la face nette et grave,
ses cheveux grisonnants collés à son front, la
main crispée à la roue du gouvernail, le timonier
semblait encore conduire son trois-mâts naufragé
à travers les profondeurs de locéan !
Quelle scène ! Nous étions muets, le coeur
palpitant, devant ce naufrage pris sur le fait, et,
pour ainsi dire, photographié à sa dernière
minute ! Et je voyais déjà savancer, loeil en feu,
dénormes squales, attirés par cet appât de chair
humaine !
298
Cependant le Nautilus, évoluant, tourna autour
du navire submergé, et, un instant, je pus lire sur
son tableau darrière :
Florida, Sunderland.
299
XIX
Vanikoro
Ce terrible spectacle inaugurait la série des
catastrophes maritimes que le Nautilus devait
rencontrer sur sa route. Depuis quil suivait des
mers plus fréquentées, nous apercevions souvent
des coques naufragées qui achevaient de pourrir
entre deux eaux, et, plus profondément, des
canons, des boulets, des ancres, des chaînes, et
mille autres objets de fer, que la rouille dévorait.
Cependant, toujours entraînés par ce Nautilus,
où nous vivions comme isolés, le 11 décembre,
nous eûmes connaissance de larchipel des
pomotou, ancien « groupe dangereux » de
Bougainville, qui sétend sur un espace de cinq
cents lieues de lest-sud-est à louest-nord-ouest,
entre 13° 30 et 23° 50 de latitude sud, et 125°
30 et 151° 30 de longitude ouest, depuis lîle
300
Ducie jusquà lîle Lazareff. Cet archipel couvre
une superficie de trois cent soixante-dix lieues
carrées, et il est formé dune soixantaine de
groupes dîles, parmi lesquels on remarque le
groupe Gambier, auquel la France a imposé son
protectorat. Ces îles sont coralligènes. Un
soulèvement lent, mais continu, provoqué par le
travail des polypes, les reliera un jour entre elles.
Puis, cette nouvelle île se soudera plus tard aux
archipels voisins, et un cinquième continent
sétendra depuis la Nouvelle-Zélande et la
Nouvelle-Calédonie jusquaux Marquises.
Le jour où je développai cette théorie devant
le capitaine Nemo, il me répondit froidement :
« Ce ne sont pas de nouveaux continents quil
faut à la terre, mais de nouveaux hommes ! »
Les hasards de sa navigation avaient
précisément conduit le Nautilus vers lîle
Clermont-Tonnerre, lune des plus curieuses du
groupe, qui fut découvert en 1822, par le
capitaine Bell, de La Minerve. Je pus alors
étudier ce système madréporique auquel sont
dues les îles de cet océan.
301
Les madrépores, quil faut se garder de
confondre avec les coraux, ont un tissu revêtu
dun encroûtement calcaire, et les modifications
de sa structure ont amené M. Milne-Edwards,
mon illustre maître, à les classer en cinq sections.
Les petits animalcules qui sécrètent ce polypier
vivent par milliards au fond de leurs cellules. Ce
sont leurs dépôts calcaires qui deviennent
rochers, récifs, îlots, îles. Ici, ils forment un
anneau circulaire, entourant un lagon ou petit lac
intérieur, que des brèches mettent en
communication avec la mer. Là, ils figurent des
barrières de récifs semblables à celles qui existent
sur les côtes de la Nouvelle-Calédonie et de
diverses îles des Pomotou. En dautres endroits,
comme à la Réunion et à Maurice, ils élèvent des
récifs frangés, hautes murailles droites, près
desquelles les profondeurs de locéan sont
considérables.
En prolongeant à quelques encablures
seulement les accores de lîle Clermont-Tonnerre,
jadmirai louvrage gigantesque, accompli par ces
travailleurs microscopiques. Ces murailles étaient
spécialement loeuvre des madréporaires désignés
302
par les noms de millepores, de porites, dastrées
et de méandrines. Ces polypes se développent
particulièrement dans les couches agitées de la
surface de la mer, et par conséquent, cest par
leur partie supérieure quils commencent ces
substructions, lesquelles senfoncent peu à peu
avec les débris de sécrétions qui les supportent.
Telle est, du moins, la théorie de M. Darwin, qui
explique ainsi la formation des atolls théorie
supérieure, selon moi, à celle qui donne pour base
aux travaux madréporiques des sommets de
montagnes ou de volcans immergés à quelques
pieds au-dessous du niveau de la mer.
Je pus observer de très près ces curieuses
murailles, car, à leur aplomb, la sonde accusait
plus de trois cents mètres de profondeur, et nos
nappes électriques faisaient étinceler ce brillant
calcaire.
Répondant à une question que me posa
Conseil, sur la durée daccroissement de ces
barrières colossales, je létonnai beaucoup en lui
disant que les savants portaient cet accroissement
à un huitième de pouce par siècle.
303
« Donc, pour élever ces murailles, me dit-il, il
a fallu ?...
Cent, quatre-vingt-douze mille ans, mon
brave Conseil, ce qui allonge singulièrement les
jours bibliques. Dailleurs, la formation de la
houille, cest-à-dire la minéralisation des forêts
enlisées par les déluges, a exigé un temps
beaucoup plus considérable. Mais jajouterai que
les jours de la Bible ne sont que des époques et
non lintervalle qui sécoule entre deux levers de
soleil, car, daprès la Bible elle-même, le soleil
ne date pas du premier jour de la création. »
Lorsque le Nautilus revint à la surface de
locéan, je pus embrasser dans tout son
développement cette île de Clermont-Tonnerre,
basse et boisée. Ses roches madréporiques furent
évidemment fertilisées par les trombes et les
tempêtes. Un jour, quelque graine, enlevée par
louragan aux terres voisines, tomba sur les
couches calcaires, mêlées des détritus
décomposés de poissons et de plantes marines qui
formèrent lhumus végétal. Une noix de coco,
poussée par les lames, arriva sur cette côte
304
nouvelle. Le germe prit racine. Larbre,
grandissant, arrêta la vapeur deau. Le ruisseau
naquit. La végétation gagna peu à peu. Quelques
animalcules, des vers, des insectes, abordèrent
sur des troncs arrachés aux îles du vent. Les
tortues vinrent pondre leurs oeufs. Les oiseaux
nichèrent dans les jeunes arbres. De cette façon,
la vie animale se développa, et, attiré par la
verdure et la fertilité, lhomme apparut. Ainsi se
formèrent ces îles, oeuvres immenses danimaux
microscopiques.
Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dans
léloignement, et la route du Nautilus se modifia
dune manière sensible. Après avoir touché le
tropique du Capricorne par le cent trentecinquième
degré de longitude, il se dirigea vers
louest-nord-ouest, remontant toute la zone
intertropicale. Quoique le soleil de lété fût
prodigue de ses rayons, nous ne souffrions
aucunement de la chaleur, car à trente ou
quarante mètres au-dessous de leau, la
température ne sélevait pas au-dessus de dix à
douze degrés.
305
Le 15 décembre, nous laissions dans lest le
séduisant archipel de la Société, et la gracieuse
Tahiti, la reine du Pacifique. Japerçus le matin, à
quelques milles sous le vent, les sommets élevés
de cette île. Ses eaux fournirent aux tables du
bord dexcellents poissons, des maquereaux, des
bonites, des albicores, et des variétés dun serpent
de mer nommé munérophis.
Le Nautilus avait franchi huit mille cent
milles. Neuf mille sept cent vingt milles étaient
relevés au loch, lorsquil passa entre larchipel de
Tonga-Tabou, où périrent les équipages de
lArgo, du Port-au-Prince et du Duke of
Portland, et larchipel des Navigateurs, où fut tué
le capitaine de Langle, lami de La Pérouse. Puis,
il eut connaissance de larchipel Viti, où les
sauvages massacrèrent les matelots de lUnion et
le capitaine Bureau, de Nantes, commandant
lAimable Joséphine.
Cet archipel qui se prolonge sur une étendue
de cent lieues du nord au sud, et sur quatre-vingtdix
lieues de lest à louest, est compris entre 6°
et 2° de latitude sud, et 174° et 179° de longitude
306
ouest. Il se compose dun certain nombre dîles,
dîlots et décueils, parmi lesquels on remarque
les îles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou et de
Kandubon.
Ce fut Tasman qui découvrit ce groupe en
1643, lannée même où Torricelli inventait le
baromètre, et où Louis XIV montait sur le trône.
Je laisse à penser lequel de ces faits fut le plus
utile à lhumanité. Vinrent ensuite Cook en 1714,
dEntrecasteaux en 1793, et enfin Dumont
dUrville, en 1827, débrouilla tout le chaos
géographique de cet archipel. Le Nautilus
sapprocha de la baie de Wailea, théâtre des
terribles aventures de ce capitaine Dillon, qui, le
premier, éclaira le mystère du naufrage de La
Pérouse.
Cette baie, draguée à plusieurs reprises,
fournit abondamment des huîtres excellentes.
Nous en mangeâmes immodérément, après les
avoir ouvertes sur notre table même, suivant le
précepte de Sénèque. Ces mollusques
appartenaient à lespèce connue sous le nom
dostrea lamellosa, qui est très commune en
307
Corse. Ce banc de Wailea devait être
considérable, et, certainement, sans des causes
multiples de destruction, ces agglomérations
finiraient par combler les baies, puisque lon
compte jusquà deux millions doeufs dans un
seul individu.
Et si maître Ned Land neut pas à se repentir
de sa gloutonnerie en cette circonstance, cest que
lhuître est le seul mets qui ne provoque jamais
dindigestion. En effet, il ne faut pas moins de
seize douzaines de ces mollusques acéphales pour
fournir les trois cent quinze grammes de
substance azotée, nécessaires à la nourriture
quotidienne dun seul homme.
Le 25 décembre, le Nautilus naviguait au
milieu de larchipel des Nouvelles-Hébrides, que
Quiros découvrit en 1606, que Bougainville
explora en 1768, et auquel Cook donna son nom
actuel en 1773. Ce groupe se compose
principalement de neuf grandes îles, et forme une
bande de cent vingt lieues du nord-nord-ouest au
sud-sud-est comprise entre 15° et 2° de latitude
sud, et entre 164° et 168° de longitude. Nous
308
passâmes assez près de lîle dAurou, qui, au
moment des observations de midi, mapparut
comme une masse de bois verts, dominée par un
pic dune grande hauteur.
Ce jour-là, cétait Noël, et Ned Land me
sembla regretter vivement la célébration du
« Christmas », la véritable fête de la famille, dont
les protestants sont fanatiques.
Je navais pas aperçu le capitaine Nemo
depuis une huitaine de jours, quand le 27, au
matin, il entra dans le grand salon, ayant toujours
lair dun homme qui vous a quitté depuis cinq
minutes. Jétais occupé à reconnaître sur le
planisphère la route du Nautilus. Le capitaine
sapprocha, posa un doigt sur un point de la carte,
et prononça ce seul mot :
« Vanikoro. »
Ce nom fut magique. Cétait le nom des îlots
sur lesquels vinrent se perdre les vaisseaux de La
Pérouse. Je me relevai subitement.
« Le Nautilus nous porte à Vanikoro ?
demandai-je.
309
Oui, monsieur le professeur, répondit le
capitaine.
Et je pourrai visiter ces îles célèbres où se
brisèrent la Boussole et lAstrolabe ?
Si cela vous plaît, monsieur le professeur.
Quand serons-nous à Vanikoro ?
Nous y sommes, monsieur le professeur. »
Suivi du capitaine Nemo, je montai sur la
plate-forme, et de là, mes regards parcoururent
avidement lhorizon.
Dans le nord-est émergeaient deux îles
volcaniques dinégale grandeur, entourées dun
récif de coraux qui mesurait quarante milles de
circuit. Nous étions en présence de lîle de
Vanikoro proprement dite, à laquelle Dumont
dUrville imposa le nom dîle de la Recherche, et
précisément devant le petit havre de Vanou, situé
par 16° 4 de latitude sud, et 164° 32 de
longitude est. Les terres semblaient recouvertes
de verdure depuis la plage jusquaux sommets de
lintérieur, que dominait le mont Kapogo, haut de
quatre cent soixante-seize toises.
310
Le Nautilus, après avoir franchi la ceinture
extérieure de roches par une étroite passe, se
trouva en dedans des brisants, où la mer avait une
profondeur de trente à quarante brasses. Sous le
verdoyant ombrage des palétuviers, japerçus
quelques sauvages qui montrèrent une extrême
surprise à notre approche. Dans ce long corps
noirâtre, savançant à fleur deau, ne voyaient-ils
pas quelque cétacé formidable dont ils devaient
se défier ?
En ce moment, le capitaine Nemo me
demanda ce que je savais du naufrage de La
Pérouse.
« Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui
répondis-je.
Et pourriez-vous mapprendre ce que tout le
monde en sait ? me demanda-t-il dun ton un peu
ironique.
Très facilement. »
Je lui racontai ce que les derniers travaux de
Dumont dUrville avaient fait connaître, travaux
dont voici le résumé très succinct.
311
La Pérouse et son second, le capitaine de
Langle, furent envoyés par Louis XVI, en 1785,
pour accomplir un voyage de circumnavigation.
Ils montaient les corvettes la Boussole et
lAstrolabe, qui ne reparurent plus.
En 1791, le gouvernement français, justement
inquiet du sort des deux corvettes, arma deux
grandes flûtes, la Recherche et lEspérance, qui
quittèrent Brest, le 28 septembre, sous les ordres
de Bruni dEntrecasteaux. Deux mois après, on
apprenait par la déposition dun certain Bowen,
commandant lAlbermale, que des débris de
navires naufragés avaient été vus sur les côtes de
la Nouvelle-Géorgie. Mais dEntrecasteaux,
ignorant cette communication assez incertaine,
dailleurs , se dirigea vers les Îles de lAmirauté,
désignées dans un rapport du capitaine Hunter
comme étant le lieu du naufrage de La Pérouse.
Ses recherches furent vaines. LEspérance et
la Recherche passèrent même devant Vanikoro
sans sy arrêter, et, en somme, ce voyage fut très
malheureux, car il coûta la vie à dEntrecasteaux,
à deux de ses seconds et à plusieurs marins de
312
son équipage.
Ce fut un vieux routier du Pacifique, le
capitaine Dillon, qui, le premier, retrouva des
traces indiscutables des naufragés. Le 15 mai
1824, son navire, le Saint-Patrick, passa près de
lîle de Tikopia, lune des Nouvelles-Hébrides.
Là, un lascar, layant accosté dans une pirogue,
lui vendit une poignée dépée en argent qui
portait lempreinte de caractères gravés au burin.
Ce lascar prétendait, en outre, que, six ans
auparavant, pendant un séjour à Vanikoro, il avait
vu deux Européens qui appartenaient à des
navires échoués depuis de longues années sur les
récifs de lîle.
Dillon devina quil sagissait des navires de La
Pérouse, dont la disparition avait ému le monde
entier. Il voulut gagner Vanikoro, où, suivant le
lascar, se trouvaient de nombreux débris du
naufrage ; mais les vents et les courants len
empêchèrent.
Dillon revint à Calcutta. Là, il sut intéresser à
sa découverte la Société asiatique et la
Compagnie des Indes. Un navire, auquel on
313
donna le nom de la Recherche, fut mis à sa
disposition, et il partit, le 23 janvier 1827,
accompagné dun agent français.
La Recherche, après avoir relâché sur
plusieurs points du Pacifique, mouilla devant
Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans ce même havre
de Vanou, où le Nautilus flottait en ce moment.
Là, il recueillit de nombreux restes du
naufrage, des ustensiles de fer, des ancres, des
estropes de poulies, des pierriers, un boulet de
dix-huit, des débris dinstruments dastronomie,
un morceau de couronnement, et une cloche en
bronze portant cette inscription : « Bazin ma
fait », marque de la fonderie de lArsenal de
Brest vers 1785. Le doute nétait donc plus
possible.
Dillon, complétant ses renseignements, resta
sur le lieu du sinistre jusquau mois doctobre.
Puis, il quitta Vanikoro, se dirigea vers la
Nouvelle-Zélande, mouilla à Calcutta, le 7 avril
1828, et revint en France, où il fut très
sympathiquement accueilli par Charles X.
Mais, à ce moment, Dumont dUrville, sans
314
avoir eu connaissance des travaux de Dillon, était
déjà parti pour chercher ailleurs le théâtre du
naufrage. Et, en effet, on avait appris par les
rapports dun baleinier que des médailles et une
croix de Saint-Louis se trouvaient entre les mains
des sauvages de la Louisiade et de la Nouvelle-
Calédonie.
Dumont dUrville, commandant lAstrolabe,
avait donc pris la mer, et, deux mois après que
Dillon venait de quitter Vanikoro, il mouillait
devant Hobart Town. Là, il avait connaissance
des résultats obtenus par Dillon, et, de plus, il
apprenait quun certain James Hobbs, second de
lUnion, de Calcutta, ayant pris terre sur une île
située par 8° 18 de latitude sud et 156° 30 de
longitude est, avait remarqué des barres de fer et
des étoffes rouges dont se servaient les naturels
de ces parages.
Dumont dUrville, assez perplexe, et ne
sachant sil devait ajouter foi à ces récits
rapportés par des journaux peu dignes de
confiance, se décida cependant à se lancer sur les
traces de Dillon.
315
Le 10 février 1828, lAstrolabe se présenta
devant Tikopia, prit pour guide et interprète un
déserteur fixé sur cette île, fit route vers
Vanikoro, en eut connaissance le 12 février,
prolongea ses récifs jusquau 14, et, le 20
seulement, mouilla au-dedans de la barrière, dans
le havre de Vanou.
Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de
lîle, et rapportèrent quelques débris peu
importants. Les naturels, adoptant un système de
dénégations et de faux-fuyants, refusaient de les
mener sur le lieu du sinistre. Cette conduite, très
louche, laissa croire quils avaient maltraité les
naufragés, et, en effet, ils semblaient craindre que
Dumont dUrville ne fût venu venger La Pérouse
et ses infortunés compagnons.
Cependant, le 26, décidés par des présents, et
comprenant quils navaient à craindre aucune
représaille ils conduisirent le second, M.
Jacquinot, sur le théâtre du naufrage.
Là, par trois ou quatre brasses deau, entre les
récifs Pacou et Vanou, gisaient des ancres, des
canons, des saumons de fer et de plomb, empâtés
316
dans les concrétions calcaires. La chaloupe et la
baleinière de lAstrolabe furent dirigées vers cet
endroit, et, non sans de longues fatigues, leurs
équipages parvinrent à retirer une ancre pesant
dix-huit cents livres, un canon de huit en fonte,
un saumon de plomb et deux pierriers de cuivre.
Dumont dUrville, interrogeant les naturels,
apprit aussi que La Pérouse, après avoir perdu ses
deux navires sur les récifs de lîle, avait construit
un bâtiment plus petit, pour aller se perdre une
seconde fois... Où ? On ne savait.
Le commandant de lAstrolabe fit alors élever,
sous une touffe de mangliers, un cénotaphe à la
mémoire du célèbre navigateur et de ses
compagnons. Ce fut une simple pyramide
quadrangulaire, assise sur une base de coraux, et
dans laquelle nentra aucune ferrure qui pût tenter
la cupidité des naturels.
Puis, Dumont dUrville voulut partir ; mais ses
équipages étaient minés par les fièvres de ces
côtes malsaines, et très malade lui-même, il ne
put appareiller que le 17 mars.
Cependant, le gouvernement français,
317
craignant que Dumont dUrville ne fût pas au
courant des travaux de Dillon, avait envoyé à
Vanikoro la corvette la Bayonnaise, commandée
par Legoarant de Tromelin, qui était en station
sur la côte ouest de lAmérique. La Bayonnaise
mouilla devant Vanikoro, quelques mois après le
départ de lAstrolabe, ne trouva aucun document
nouveau, mais constata que les sauvages avaient
respecté le mausolée de La Pérouse.
Telle est la substance du récit que je fis au
capitaine Nemo.
« Ainsi, me dit-il, on ne sait encore où est allé
périr ce troisième navire construit par les
naufragés sur lîle de Vanikoro ?
On ne sait. »
Le capitaine Nemo ne répondit rien, et me fit
signe de le suivre au grand salon. Le Nautilus
senfonça de quelques mètres au-dessous des
flots, et les panneaux souvrirent.
Je me précipitai vers la vitre, et sous les
empâtements de coraux, revêtus de fongies, de
syphonules, dalcyons, de cariophylles, à travers
318
des myriades de poissons charmants, des girelles,
des glyphisidons, des pomphérides, des diacopes,
des holocentres, je reconnus certains débris que
les dragues navaient pu arracher, des étriers de
fer, des ancres, des canons, des boulets, une
garniture de cabestan, une étrave, tous objets
provenant des navires naufragés et maintenant
tapissés de fleurs vivantes.
Et pendant que je regardais ces épaves
désolées, le capitaine Nemo me dit dune voix
grave :
« Le commandant La Pérouse partit le 7
décembre 1785 avec ses navires la Boussole et
lAstrolabe. Il mouilla dabord à Botany Bay,
visita larchipel des Amis, la Nouvelle-
Calédonie, se dirigea vers Santa Cruz et relâcha à
Namouka, lune des îles du groupe Hapaï. Puis,
ses navires arrivèrent sur les récifs inconnus de
Vanikoro. La Boussole, qui marchait en avant,
sengagea sur la côte méridionale. LAstrolabe
vint à son secours et séchoua de même. Le
premier navire se détruisit presque
immédiatement. Le second, engravé sous le vent,
319
résista quelques jours. Les naturels firent assez
bon accueil aux naufragés. Ceux-ci sinstallèrent
dans lîle, et construisirent un bâtiment plus petit
avec les débris des deux grands. Quelques
matelots restèrent volontairement à Vanikoro.
Les autres, affaiblis, malades, partirent avec La
Pérouse. Ils se dirigèrent vers les îles Salomon, et
ils périrent, corps et biens, sur la côte occidentale
de lîle principale du groupe, entre les caps
Déception et Satisfaction !
Et comment le savez-vous ? mécriai-je.
Voici ce que jai trouvé sur le lieu même de
ce dernier naufrage ! »
Le capitaine Nemo me montra une boîte de
fer-blanc, estampillée aux armes de France, et
toute corrodée par les eaux salines. Il louvrit, et
je vis une liasse de papiers jaunis, mais encore
lisibles.
Cétaient les instructions mêmes du ministre
de la Marine au commandant La Pérouse,
annotées en marge de la main de Louis XVI !
« Ah ! cest une belle mort pour un marin ! dit
320
alors le capitaine Nemo. Cest une tranquille
tombe que cette tombe de corail, et fasse le Ciel
que, mes compagnons et moi, nous nen ayons
jamais dautre ! »
321
XX
Le détroit de Torrès
Pendant la nuit du 27 au 28 décembre, le
Nautilus abandonna les parages de Vanikoro avec
une vitesse excessive. Sa direction était sudouest,
et, en trois jours, il franchit les sept cent
cinquante lieues qui séparent le groupe de La
Pérouse de la pointe sud-est de la Papouasie.
Le 1er janvier 1868, de grand matin, Conseil
me rejoignit sur la plate-forme.
« Monsieur, me dit ce brave garçon, monsieur
me permettra-t-il de lui souhaiter une bonne
année ?
Comment donc, Conseil, mais exactement
comme si jétais à Paris, dans mon cabinet du
Jardin des Plantes. Jaccepte tes voeux et je ten
remercie. Seulement, je te demanderai ce que tu
322
entends par « une bonne année », dans les
circonstances où nous nous trouvons. Est-ce
lannée qui amènera la fin de notre
emprisonnement, ou lannée qui verra se
continuer cet étrange voyage ?
Ma foi, répondit Conseil, je ne sais trop que
dire à monsieur. Il est certain que nous voyons de
curieuses choses, et que, depuis deux mois, nous
navons pas eu le. temps de nous ennuyer. La
dernière merveille est toujours la plus étonnante,
et si cette progression se maintient, je ne sais pas
comment cela finira. Mest avis que nous ne
retrouverons jamais une occasion semblable.
Jamais, Conseil.
En outre, monsieur Nemo, qui justifie bien
son nom latin, nest pas plus gênant que sil
nexistait pas.
Comme tu le dis, Conseil.
Je pense donc, nen déplaise à monsieur,
quune bonne année serait une année qui nous
permettrait de tout voir...
De tout voir, Conseil ? Ce serait peut-être
323
long. Mais quen pense Ned Land ?
Ned Land pense exactement le contraire de
moi, répondit Conseil. Cest un esprit positif et
un estomac impérieux. Regarder les poissons et
toujours en manger ne lui suffit pas. Le manque
de vin, de pain, de viande, cela ne convient guère
à un digne Saxon auquel les biftecks sont
familiers, et que le brandy ou le gin, pris dans une
proportion modérée, neffraient guère !
Pour mon compte, Conseil, ce nest point là
ce qui me tourmente, et je maccommode très
bien du régime du bord.
Moi de même, répondit Conseil. Aussi je
pense autant à rester que maître Land à prendre la
fuite. Donc, si lannée qui commence nest pas
bonne pour moi, elle le sera pour lui, et
réciproquement. De cette façon, il y aura toujours
quelquun de satisfait. Enfin, pour conclure, je
souhaite à monsieur ce qui fera plaisir à
monsieur.
Merci, Conseil. Seulement je te demanderai
de remettre à plus tard la question des étrennes, et
de les remplacer provisoirement par une bonne
324
poignée de main. Je nai que cela sur moi.
Monsieur na jamais été si généreux »,
répondit Conseil.
Et là-dessus, le brave garçon sen alla.
Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois
cent quarante milles, soit cinq mille deux cent
cinquante lieues, depuis notre point de départ
dans les mers du Japon. Devant léperon du
Nautilus sétendaient les dangereux parages de la
mer de Corail, sur la côte nord-est de lAustralie.
Notre bateau prolongeait à une distance de
quelques milles ce redoutable banc sur lequel les
navires de Cook faillirent se perdre, le 10 juin
1770. Le bâtiment que montait Cook donna sur
un roc, et sil ne coula pas, ce fut grâce à cette
circonstance que le morceau de corail, détaché au
choc, resta engagé dans la coque entrouverte.
Jaurais vivement souhaité de visiter ce récif
long de trois cent soixante lieues, contre lequel la
mer, toujours houleuse, se brisait avec une
intensité formidable et comparable aux
roulements du tonnerre. Mais en ce moment, les
plans inclinés du Nautilus nous entraînaient à une
325
grande profondeur, et je ne pus rien voir de ces
hautes murailles coralligènes. Je dus me
contenter des divers échantillons de poissons
rapportés par nos filets. Je remarquai, entre
autres, des germons, espèces de scombres grands
comme des thons, aux flancs bleuâtres, et rayés
de bandes transversales qui disparaissent avec la
vie de lanimal. Ces poissons nous
accompagnaient par troupes et fournirent à notre
table une chair excessivement délicate. On prit
aussi un grand nombre de spares vertors, longs
dun demi-décimètre, ayant le goût de la dorade,
et des pyrapèdes volants, véritables hirondelles
sous-marines, qui, par les nuits obscures, raient
alternativement les airs et les eaux de leurs lueurs
phosphorescentes. Parmi les mollusques et les
zoophytes, je trouvai dans les mailles du chalut
diverses espèces dalcyonaires, des oursins, des
marteaux, des éperons, des cadrans, des cérites,
des hyalles. La flore était représentée par de
belles algues flottantes, des laminaires et des
macrocystes, imprégnées du mucilage qui
transsudait à travers leurs pores, et parmi
lesquelles je recueillis une admirable Nemastoma
326
geliniaroïde qui fut classée parmi les curiosités
naturelles du musée.
Deux jours après avoir traversé la mer de
Corail, le 4 janvier, nous eûmes connaissance des
côtes de la Papouasie. À cette occasion, le
capitaine Nemo mapprit que son intention était
de gagner locéan Indien par le détroit de Torrès.
Sa communication se borna là. Ned vit avec
plaisir que cette route le rapprochait des mers
européennes.
Ce détroit de Torrès est regardé comme non
moins dangereux par les écueils qui le hérissent
que par les sauvages habitants qui fréquentent ses
côtes. Il sépare de la Nouvelle-Hollande la grande
île de la Papouasie, nommée aussi Nouvelle-
Guinée.
La Papouasie a quatre cents lieues de long sur
cent trente lieues de large, et une superficie de
quarante mille lieues géographiques. Elle est
située, en latitude, entre 0° 19 et 10° 2 sud, et,
en longitude, entre 128° 23 et 146° 15. À midi,
pendant que le second prenait la hauteur du
soleil, japerçus les sommets des monts Arfalxs,
327
élevés par plans et terminés par des pitons aigus.
Cette terre, découverte en 1511 par le
Portugais Francisco Serrano, fut visitée
successivement par don José de Menesès en
1526, par Grijalva en 1527, par le général
espagnol Alvar de Saavedra en 1528, par Juigo
Ortez en 1545, par le Hollandais Shouten en
1616, par Nicolas Sruick en 1753, par Tasman,
Dampier, Fumel, Carteret, Edwards,
Bougainville, Cook, Forrest, Mac Cluer, par
dEntrecasteaux en 1792, par Duperrey en 1823,
et par Dumont dUrville en 1827. « Cest le foyer
des Noirs qui occupent toute la Malaisie », a dit
M. de Rienzi, et je ne me doutais guère que les
hasards de cette navigation allaient me mettre en
présence des redoutables Andamènes.
Le Nautilus se présenta donc à lentrée du plus
dangereux détroit du globe, de celui que les plus
hardis navigateurs osent à peine franchir, détroit
que Louis Paz de Torrès affronta en revenant des
mers du Sud dans la Mélanésie, et dans lequel, en
1840, les corvettes échouées de Dumont
dUrville furent sur le point de se perdre corps et
328
biens. Le Nautilus lui-même, supérieur à tous les
dangers de la mer, allait, cependant, faire
connaissance avec les récifs coralliens.
Le détroit de Torrès a environ trente-quatre
lieues de large, mais il est obstrué par une
innombrable quantité dîles, dîlots, de brisants,
de rochers, qui rendent sa navigation presque
impraticable. En conséquence, le capitaine Nemo
prit toutes les précautions voulues pour le
traverser. Le Nautilus, flottant à fleur deau,
savançait sous une allure modérée. Son hélice,
comme une queue de cétacé, battait les flots avec
lenteur.
Profitant de cette situation, mes deux
compagnons et moi, nous avions pris place sur la
plate-forme toujours déserte. Devant nous
sélevait la cage du timonier, et je me trompe
fort, ou le capitaine Nemo devait être là, dirigeant
lui-même son Nautilus.
Javais sous les yeux les excellentes cartes du
détroit de Torrès levées et dressées par
lingénieur hydrographe Vincendon Dumoulin et
lenseigne de vaisseau Coupvent-Desbois
329
maintenant amiral qui faisaient partie de létatmajor
de Dumont dUrville pendant son dernier
voyage de circumnavigation. Ce sont, avec celles
du capitaine King, les meilleures cartes qui
débrouillent limbroglio de cet étroit passage, et
je les consultais avec une scrupuleuse attention.
Autour du Nautilus la mer bouillonnait avec
furie. Le courant de flots, qui portait du sud-est
au nord-ouest avec une vitesse de deux milles et
demi, se brisait sur les coraux dont la tête
émergeait çà et là.
« Voilà une mauvaise mer ! me dit Ned Land.
Détestable, en effet, répondis-je, et qui ne
convient guère à un bâtiment comme le Nautilus.
Il faut, reprit le Canadien, que ce damné
capitaine soit bien certain de sa route, car je vois
là des pâtés de coraux qui mettraient sa coque en
mille pièces, si elle les effleurait seulement ! »
En effet, la situation était périlleuse, mais le
Nautilus semblait se glisser comme par
enchantement au milieu de ces furieux écueils. Il
ne suivait pas exactement la route de lAstrolabe
330
et de la Zélée qui fut fatale à Dumont dUrville. Il
prit plus au nord, rangea lîle Murray, et revint au
sud-ouest, vers le passage de Cumberland. Je
croyais quil allait y donner franchement, quand,
remontant dans le nord-ouest, il se porta, à travers
une grande quantité dîles et dîlots peu connus,
vers lîle Tound et le canal Mauvais.
Je me demandais déjà si le capitaine Nemo,
imprudent jusquà la folie, voulait engager son
navire dans cette passe où touchèrent les deux
corvettes de Dumont dUrville, quand, modifiant
une seconde fois sa direction et coupant droit à
louest, il se dirigea vers lîle Gueboroar.
Il était alors trois heures après midi. Le flot se
cassait, la marée étant presque pleine. Le
Nautilus sapprocha de cette île que je vois
encore avec sa remarquable lisière de pendanus.
Nous la rangions à moins de deux milles.
Soudain, un choc me renversa. Le Nautilus
venait de toucher contre un écueil, et il demeura
immobile, donnant une légère gîte sur bâbord.
Quand je me relevai, japerçus sur la plateforme
le capitaine Nemo et son second. Ils
331
examinaient la situation du navire, échangeant
quelques mots dans leur incompréhensible
idiome.
Voici quelle était cette situation. À deux
milles, par tribord, apparaissait lîle Gueboroar
dont la côte sarrondissait du nord à louest,
comme un immense bras. Vers le sud et lest se
montraient déjà quelques têtes de coraux que le
jusant laissait à découvert. Nous nous étions
échoués au plein, et dans une de ces mers où les
marées sont médiocres, circonstance fâcheuse
pour le renflouage du Nautilus. Cependant, le
navire navait aucunement souffert, tant sa coque
était solidement liée. Mais sil ne pouvait ni
couler, ni souvrir, il risquait fort dêtre à jamais
attaché sur ces écueils, et alors cen était fait de
lappareil sous-marin du capitaine Nemo.
Je réfléchissais ainsi, quand le capitaine, froid
et calme, toujours maître de lui, ne paraissant ni
ému ni contrarié, sapprocha :
« Un accident ? lui dis-je.
Non, un incident, me répondit-il.
332
Mais un incident, répliquai-je, qui vous
obligera peut-être à redevenir un habitant de ces
terres que vous fuyez ! »
Le capitaine Nemo me regarda dun air
singulier, et fit un geste négatif. Cétait me dire
assez clairement que rien ne le forcerait jamais à
remettre les pieds sur un continent. Puis il dit :
« Dailleurs, monsieur Aronnax, le Nautilus
nest pas en perdition. Il vous transportera encore
au milieu des merveilles de locéan. Notre
voyage ne fait que commencer, et je ne désire pas
me priver si vite de lhonneur de votre
compagnie.
Cependant, capitaine Nemo, repris-je sans
relever la tournure ironique de cette phrase, le
Nautilus sest échoué au moment de la pleine
mer. Or, les marées ne sont pas fortes dans le
Pacifique, et, si vous ne pouvez délester le
Nautilus ce qui me paraît impossible je ne vois
pas comment il sera renfloué.
Les marées ne sont pas fortes dans le
Pacifique, vous avez raison, monsieur le
professeur, répondit le capitaine Nemo, mais, au
333
détroit de Torrès, on trouve encore une différence
dun mètre et demi entre le niveau des hautes et
basses mers. Cest aujourdhui le 4 janvier, et
dans cinq jours la pleine lune. Or, je serai bien
étonné si ce complaisant satellite ne soulève pas
suffisamment ces masses deau, et ne me rend
pas un service que je ne veux devoir quà lui
seul. »
Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son
second, redescendit à lintérieur du Nautilus.
Quant au bâtiment, il ne bougeait plus et
demeurait immobile, comme si les polypes
coralliens leussent déjà maçonné dans leur
indestructible ciment.
« Eh bien ! monsieur ? me dit Ned Land, qui
vint à moi après le départ du capitaine.
Eh bien ! ami Ned, nous attendrons
tranquillement la marée du 9, car il paraît que la
lune aura la complaisance de nous remettre à flot.
Tout simplement ?
Tout simplement.
Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres
334
au large, mettre sa machine sur ses chaînes, et
tout faire pour se déhaler ?
Puisque la marée suffira ! » répondit
simplement Conseil.
Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa
les épaules. Cétait le marin qui parlait en lui.
« Monsieur, répliqua-t-il, vous pouvez me
croire quand je vous dis que ce morceau de fer ne
naviguera plus jamais ni sur ni sous les mers. Il
nest bon quà vendre au poids. Je pense donc
que le moment est venu de fausser compagnie au
capitaine Nemo.
Ami Ned, répondis-je, je ne désespère pas
comme vous de ce vaillant Nautilus, et dans
quatre jours nous saurons à quoi nous en tenir sur
les marées du Pacifique. Dailleurs, le conseil de
fuir pourrait être opportun si nous étions en vue
des côtes de lAngleterre ou de la Provence, mais
dans les parages de la Papouasie, cest autre
chose, et il sera toujours temps den venir à cette
extrémité, si le Nautilus ne parvient pas à se
relever, ce que je regarderais comme un
événement grave.
335
Mais ne saurait-on tâter, au moins, de ce
terrain ? reprit Ned Land. Voilà une île. Sur cette
île, il y a des arbres. Sous ces arbres, des animaux
terrestres, des porteurs de côtelettes et de rosbifs,
auxquels je donnerais volontiers quelques coups
de dent.
Ici, lami Ned a raison, dit Conseil, et je me
range à son avis. Monsieur ne pourrait-il obtenir
de son ami le capitaine Nemo de nous transporter
à terre, ne fût-ce que pour ne pas perdre
lhabitude de fouler du pied les parties solides de
notre planète ?
Je peux le lui demander, répondis-je, mais il
refusera.
Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous
saurons à quoi nous en tenir sur lamabilité du
capitaine. »
À ma grande surprise, le capitaine Nemo
maccorda la permission que je lui demandais, et
il le fit avec beaucoup de grâce et
dempressement, sans même avoir exigé de moi
la promesse de revenir à bord. Mais une fuite à
travers les terres de la Nouvelle-Guinée eût été
336
très périlleuse, et je naurais pas conseillé à Ned
Land de la tenter. Mieux valait être prisonnier à
bord du Nautilus, que de tomber entre les mains
des naturels de la Papouasie.
Le canot fut mis à notre disposition pour le
lendemain matin. Je ne cherchai pas à savoir si le
capitaine Nemo nous accompagnerait. Je pensai
même quaucun homme de léquipage ne nous
serait donné, et que Ned Land serait seul chargé
de diriger lembarcation. Dailleurs, la terre se
trouvait à deux milles au plus, et ce nétait quun
jeu pour le Canadien de conduire ce léger canot
entre les lignes de récifs si fatales aux grands
navires.
Le lendemain, 5 janvier, le canot, déponté, fut
arraché de son alvéole et lancé à la mer du haut
de la plate-forme. Deux hommes suffirent à cette
opération. Les avirons étaient dans lembarcation,
et nous navions plus quà y prendre place.
À huit heures, armés de fusils et de haches,
nous débordions du Nautilus. La mer était assez
calme. Une petite brise soufflait de terre. Conseil
et moi, placés aux avirons, nous nagions
337
vigoureusement, et Ned gouvernait dans les
étroites passes que les brisants laissaient entre
eux. Le canot se maniait bien et filait rapidement.
Ned Land ne pouvait contenir sa joie. Cétait
un prisonnier échappé de sa prison, et il ne
songeait guère quil lui faudrait y rentrer.
« De la viande ! répétait-il, nous allons donc
manger de la viande, et quelle viande ! Du
véritable gibier ! Pas de pain, par exemple ! Je ne
dis pas que le poisson ne soit une bonne chose,
mais il ne faut pas en abuser, et un morceau de
fraîche venaison, grillé sur des charbons ardents,
variera agréablement notre ordinaire :
Gourmand ! répondait Conseil, il men fait
venir leau à la bouche.
Il reste à savoir, dis-je, si ces forêts sont
giboyeuses, et si le gibier ny est pas de telle
taille quil puisse lui-même chasser le chasseur.
Bon ! monsieur Aronnax, répondit le
Canadien, dont les dents semblaient être affûtées
comme un tranchant de hache, mais je mangerai
du tigre, de laloyau de tigre, sil ny a pas
338
dautre quadrupède dans cette île.
Lami Ned est inquiétant, répondit Conseil.
Quel quil soit, reprit Ned Land, tout animal
à quatre pattes sans plumes, ou à deux pattes avec
plumes, sera salué de mon premier coup de fusil.
Bon ! répondis-je, voilà les imprudences de
maître Land qui vont recommencer !
Nayez pas peur, monsieur Aronnax,
répondit le Canadien, et nagez ferme ! Je ne
demande pas vingt-cinq minutes pour vous offrir
un mets de ma façon. »
À huit heures et demie, le canot du Nautilus
venait séchouer doucement sur une grève de
sable, après avoir heureusement franchi lanneau
coralligène qui entourait lîle de Gueboroar.
339
XXI
Quelques jours à terre
Je fus assez vivement impressionné en
touchant terre. Ned Land essayait le sol du pied,
comme pour en prendre possession. Il ny avait
pourtant que deux mois que nous étions, suivant
lexpression du capitaine Nemo, les « passagers
du Nautilus », cest-à-dire, en réalité, les
prisonniers de son commandant.
En quelques minutes, nous fûmes à une portée
de fusil de la côte. Le sol était presque
entièrement madréporique, mais certains lits de
torrents desséchés, semés de débris granitiques,
démontraient que cette île était due à une
formation primordiale. Tout lhorizon se cachait
derrière un rideau de forêts admirables. Des
arbres énormes, dont la taille atteignait parfois
deux cents pieds, se reliaient lun à lautre par des
340
guirlandes de lianes, vrais hamacs naturels que
berçait une brise légère. Cétaient des mimosas,
des ficus, des casuarinas, des teks, des hibiscus,
des pendanus, des palmiers, mélangés à
profusion, et sous labri de leur voûte verdoyante,
au pied de leur stipe gigantesque, croissaient des
orchidées, des légumineuses et des fougères.
Mais, sans remarquer tous ces beaux
échantillons de la flore papouasienne, le
Canadien abandonna lagréable pour lutile. Il
aperçut un cocotier, abattit quelques-uns de ses
fruits, les brisa, et nous bûmes leur lait, nous
mangeâmes leur amandes avec une satisfaction
qui protestait contre lordinaire du Nautilus.
« Excellent ! disait Ned Land.
Exquis ! répondait Conseil.
Et je ne pense pas, dit le Canadien, que votre
Nemo soppose à ce que nous introduisions une
cargaison de cocos à son bord ?
Je ne le crois pas, répondis-je, mais il ny
voudra pas goûter !
Tant pis pour lui ! dit Conseil.
341
Et tant mieux pour nous ! riposta Ned Land.
Il en restera davantage.
Un mot seulement, maître Land, dis-je au
harponneur qui se disposait à ravager un autre
cocotier, le coco est une bonne chose, mais avant
den remplir le canot, il me paraît sage de
reconnaître si lîle ne produit pas quelque
substance non moins utile. Des légumes frais
seraient bien reçus à loffice du Nautilus.
Monsieur a raison, répondit Conseil, et je
propose de réserver trois places dans notre
embarcation, lune pour les fruits, lautre pour les
légumes, et la troisième pour la venaison, dont je
nai pas encore entrevu le plus mince échantillon.
Conseil, il ne faut désespérer de rien,
répondit le Canadien.
Continuons donc notre excursion, repris-je,
mais ayons loeil aux aguets. Quoique lîle
paraisse inhabitée, elle pourrait renfermer,
cependant, quelques individus qui seraient moins
difficiles que nous sur la nature du gibier !
Hé ! hé ! fit Ned Land, avec un mouvement
342
de mâchoire très significatif.
Eh bien ! Ned ! sécria Conseil.
Ma foi, riposta le Canadien, je commence à
comprendre les charmes de lanthropophagie !
Ned ! Ned ! que dites-vous là ! répliqua
Conseil. Vous, anthropophage ! Mais je ne serai
plus en sûreté près de vous, moi qui partage votre
cabine ! Devrai-je donc me réveiller un jour à
demi dévoré ?
Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais
pas assez pour vous manger sans nécessité.
Je ne my fie pas, répondit Conseil. En
chasse ! Il faut absolument abattre quelque gibier
pour satisfaire ce cannibale, ou bien, lun de ces
matins, monsieur ne trouvera plus que des
morceaux de domestique pour le servir. »
Tandis que séchangeaient ces divers propos,
nous pénétrions sous les sombres voûtes de la
forêt, et pendant deux heures, nous la
parcourûmes en tous sens.
Le hasard servit à souhait cette recherche de
végétaux comestibles, et lun des plus utiles
343
produits des zones tropicales nous fournit un
aliment précieux qui manquait à bord.
Je veux parler de larbre à pain, très abondant
dans lîle Gueboroar, et jy remarquai
principalement cette variété dépourvue de
graines, qui porte en malais le nom de « Rima ».
Cet arbre se distinguait des autres arbres par
un tronc droit et haut de quarante pieds. Sa cime,
gracieusement arrondie et formée de grandes
feuilles multilobées, désignait suffisamment aux
yeux dun naturaliste cet « artocarpus » qui a été
très heureusement naturalisé aux îles
Mascareignes. De sa masse de verdure se
détachaient de gros fruits globuleux, larges dun
décimètre, et pourvus extérieurement de rugosités
qui prenaient une disposition hexagonale. Utile
végétal dont la nature a gratifié les régions
auxquelles le blé manque, et qui, sans exiger
aucune culture, donne des fruits pendant huit
mois de lannée.
Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en
avait déjà mangé pendant ses nombreux voyages,
et il savait préparer leur substance comestible.
344
Aussi leur vue excita-t-elle ses désirs, et il ny put
tenir plus longtemps.
« Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne
goûte pas un peu de cette pâte de larbre à pain !
Goûtez, ami Ned, goûtez à votre aise. Nous
sommes ici pour faire des expériences, faisonsles.
Ce ne sera pas long », répondit le Canadien.
Et, armé dune lentille, il alluma un feu de
bois mort qui pétilla joyeusement. Pendant ce
temps, Conseil et moi, nous choisissions les
meilleurs fruits de larto-carpus. Quelques-uns
navaient pas encore atteint un degré suffisant de
maturité, et leur peau épaisse recouvrait une
pulpe blanche, mais peu fibreuse. Dautres, en
très grand nombre, jaunâtres et gélatineux,
nattendaient que le moment dêtre cueillis.
Ces fruits ne renfermaient aucun noyau.
Conseil en apporta une douzaine à Ned Land, qui
les plaça sur un feu de charbons, après les avoir
coupés en tranches épaisses, et ce faisant, il
répétait toujours :
345
« Vous verrez, monsieur, comme ce pain est
bon.
Surtout quand on en est privé depuis
longtemps, dit Conseil.
Ce nest même plus du pain, ajouta le
Canadien. Cest une pâtisserie délicate. Vous
nen avez jamais mangé, monsieur ?
Non, Ned.
Eh bien ! préparez-vous à absorber une
chose succulente. Si vous ny revenez pas, je ne
suis plus le roi des harponneurs ! »
Au bout de quelques minutes, la partie des
fruits exposée au feu fut complètement
charbonnée. À lintérieur apparaissait une pâte
blanche, sorte de mie tendre, dont la saveur
rappelait celle de lartichaut.
Il faut lavouer, ce pain était excellent, et jen
mangeai avec grand plaisir.
« Malheureusement, dis-je, une telle pâte ne
peut se garder fraîche, et il me paraît inutile den
faire une provision pour le bord.
Par exemple, monsieur ! sécria Ned Land.
346
Vous parlez là comme un naturaliste, mais moi,
je vais agir comme un boulanger. Conseil, faites
une récolte de ces fruits que nous reprendrons à
notre retour.
Et comment les préparerez-vous ?
demandai-je au Canadien.
En fabriquant avec leur pulpe une pâte
fermentée qui se gardera indéfiniment et sans se
corrompre. Lorsque je voudrai lemployer, je la
ferai cuire à la cuisine du bord, et malgré sa
saveur un peu acide, vous la trouverez excellente.
Alors, maître Ned, je vois quil ne manque
rien à ce pain...
Si, monsieur le professeur, répondit le
Canadien, il y manque quelques fruits ou tout au
moins quelques légumes !
Cherchons les fruits et les légumes. »
Lorsque notre récolte fut terminée, nous nous
mîmes en route pour compléter ce dîner
« terrestre ».
Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers
midi, nous avions fait une ample provision de
347
bananes. Ces produits délicieux de la zone torride
mûrissent pendant toute lannée, et les Malais,
qui leur ont donné le nom de « pisang », les
mangent sans les faire cuire. Avec ces bananes,
nous recueillîmes des jaks énormes dont le goût
est très accusé, des mangues savoureuses, et des
ananas dune grosseur invraisemblable. Mais
cette récolte prit une grande partie de notre
temps, que, dailleurs, il ny avait pas lieu de
regretter.
Conseil observait toujours Ned. Le harponneur
marchait en avant, et, pendant sa promenade à
travers la forêt, il glanait dune main sûre
dexcellents fruits qui devaient compléter sa
provision.
« Enfin, demanda Conseil, il ne vous manque
plus rien, ami Ned ?
Hum ! fit le Canadien.
Quoi ! vous vous plaignez ?
Tous ces végétaux ne peuvent constituer un
repas, répondit Ned. Cest la fin dun repas, cest
un dessert. Mais le potage ? mais le rôti ?
348
En effet, dis-je, Ned nous avait promis des
côtelettes qui me semblent fort problématiques.
Monsieur, répondit le Canadien, non
seulement la chasse nest pas finie, mais elle
nest même pas commencée. Patience ! Nous
finirons bien par rencontrer quelque animal de
plume ou de poil, et, si ce nest pas en cet endroit,
ce sera dans un autre...
Et si ce nest pas aujourdhui, ce sera
demain, ajouta Conseil, car il ne faut pas trop
séloigner. Je propose même de revenir au canot.
Quoi, déjà ! sécria Ned.
Nous devons être de retour avant la nuit, disje.
Mais quelle heure est-il donc ? demanda le
Canadien.
Deux heures, au moins, répondit Conseil.
Comme le temps passe sur ce sol ferme !
sécria maître Ned Land avec un soupir de regret.
En route », répondit Conseil.
Nous revînmes donc à travers la forêt, et nous
349
complétâmes notre récolte en faisant une razzia
de choux-palmistes quil fallut cueillir à la cime
des arbres, de petits haricots que je reconnus pour
être les « abrou » des Malais, et dignames dune
qualité supérieure.
Nous étions surchargés quand nous arrivâmes
au canot. Cependant, Ned Land ne trouvait pas
encore sa provision suffisante. Mais le sort le
favorisa. Au moment de sembarquer, il aperçut
plusieurs arbres, hauts de vingt-cinq à trente
pieds, qui appartenaient à lespèce des palmiers.
Ces arbres, aussi précieux que lartocarpus, sont
justement comptés parmi les plus utiles produits
de la Malaisie.
Cétaient des sagoutiers, végétaux qui
croissent sans culture, se reproduisant, comme les
mûriers, par leurs rejetons et leurs graines.
Ned Land connaissait la manière de traiter ces
arbres. Il prit sa hache, et la maniant avec une
grande vigueur, il eut bientôt couché sur le sol
deux ou trois sagoutiers dont la maturité se
reconnaissait à la poussière blanche qui
saupoudrait leurs palmes.
350
Je le regardai faire plutôt avec les yeux dun
naturaliste quavec les yeux dun homme affamé.
Il commença par enlever à chaque tronc une
bande décorce, épaisse dun pouce, qui
recouvrait un réseau de fibres allongées formant,
dinextricables noeuds, que mastiquait une sorte
de farine gommeuse. Cette farine, cétait le
sagou, substance comestible qui sert
principalement à lalimentation des populations
mélanésiennes.
Ned Land se contenta, pour le moment, de
couper ces troncs par morceaux, comme il eût fait
de bois à brûler, se réservant den extraire plus
tard la farine, de la passer dans une étoffe afin de
la séparer de ses ligaments fibreux, den faire
évaporer lhumidité au soleil, et de la laisser
durcir dans des moules.
Enfin, à cinq heures du soir, chargés de toutes
nos richesses, nous quittions le rivage de lîle, et,
une demi-heure après, nous accostions le
Nautilus. Personne ne parut à notre arrivée.
Lénorme cylindre de tôle semblait désert. Les
provisions embarquées, je descendis à ma
351
chambre. Jy trouvai mon souper prêt. Je
mangeai, puis je mendormis.
Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau à
bord. Pas un bruit à lintérieur, pas un signe de
vie. Le canot était resté le long du bord, à la place
même où nous lavions laissé. Nous résolûmes de
retourner à lîle Gueboroar. Ned Land espérait
être plus heureux que la veille au point de vue du
chasseur, et désirait visiter une autre partie de la
forêt.
Au lever du soleil, nous étions en route.
Lembarcation, enlevée par le flot qui portait à
terre, atteignit lîle en peu dinstants.
Nous débarquâmes, et, pensant quil valait
mieux sen rapporter à linstinct du Canadien,
nous suivîmes Ned Land dont les longues jambes
menaçaient de nous distancer.
Ned Land remonta la côte vers louest, puis,
passant à gué quelques lits de torrents, il gagna la
haute plaine que bordaient dadmirables forêts.
Quelques martins-pêcheurs rôdaient le long des
cours deau, mais ils ne se laissaient pas
approcher. Leur circonspection me prouva que
352
ces volatiles savaient à quoi sen tenir sur des
bipèdes de notre espèce, et jen conclus que, si
lîle nétait pas habitée, du moins, des êtres
humains la fréquentaient.
Après avoir traversé une assez grasse prairie,
nous arrivâmes à la lisière dun petit bois
quanimaient le chant et le vol dun grand
nombre doiseaux.
« Ce ne sont encore que des oiseaux, dit
Conseil.
Mais il y en a qui se mangent ! répondit le
harponneur.
Point, ami Ned, répliqua Conseil, car je ne
vois là que de simples perroquets.
Ami Conseil, répondit gravement Ned, le
perroquet est le faisan de ceux qui nont pas autre
chose à manger.
Et jajouterai, dis-je, que cet oiseau,
convenablement préparé, vaut son coup de
fourchette. »
En effet, sous lépais feuillage de ce bois, tout
un monde de perroquets voltigeait de branche en
353
branche, nattendant quune éducation plus
soignée pour parler la langue humaine. Pour le
moment, ils caquetaient en compagnie de
perruches de toutes couleurs, de graves kakatoès,
qui semblaient méditer quelque problème
philosophique, tandis que des loris dun rouge
éclatant passaient comme un morceau détamine
emporté par la brise, au milieu de kalaos au vol
bruyant, de papouas peints des plus fines nuances
de lazur, et de toute une variété de volatiles
charmants, mais généralement peu comestibles.
Cependant, un oiseau particulier à ces terres,
et qui na jamais dépassé la limite des îles
dArrou et des îles des Papouas, manquait à cette
collection. Mais le sort me réservait de ladmirer
avant peu.
Après avoir traversé un taillis de médiocre
épaisseur, nous avions retrouvé une plaine
obstruée de buissons. Je vis alors senlever de
magnifiques oiseaux que la disposition de leurs
longues plumes obligeait à se diriger contre le
vent. Leur vol ondulé, la grâce de leurs courbes
aériennes, le chatoiement de leurs couleurs,
354
attiraient et charmaient le regard. Je neus pas de
peine à les reconnaître.
« Des oiseaux de paradis ! mécriai-je.
Ordre des passereaux, section des
clystomores, répondit Conseil.
Famille des perdreaux ? demanda Ned Land.
Je ne crois pas, maître Land. Néanmoins, je
compte sur votre adresse pour attraper un de ces
charmants produits de la nature tropicale !
On essaiera, monsieur le professeur, quoique
je sois plus habitué à manier le harpon que le
fusil. »
Les Malais, qui font un grand commerce de
ces oiseaux avec les Chinois, ont, pour les
prendre, divers moyens que nous ne pouvions
employer. Tantôt ils disposent des lacets au
sommet des arbres élevés que les paradisiers
habitent de préférence. Tantôt ils sen emparent
avec une glu tenace qui paralyse leurs
mouvements. Ils vont même jusquà empoisonner
les fontaines où ces oiseaux ont lhabitude de
boire. Quant à nous, nous étions réduits à les tirer
355
au vol, ce qui nous laissait peu de chances de les
atteindre. Et en effet, nous épuisâmes vainement
une partie de nos munitions.
Vers onze heures du matin, le premier plan des
montagnes qui forment le centre de lîle était
franchi, et nous navions encore rien tué. La faim
nous aiguillonnait. Les chasseurs sétaient fiés au
produit de leur chasse, et ils avaient eu tort. Très
heureusement, Conseil, à sa grande surprise, fit
un coup double et assura le déjeuner. Il abattit un
pigeon blanc et un ramier, qui, lestement plumés
et suspendus à une brochette, rôtirent devant un
feu ardent de bois mort. Pendant que ces
intéressants animaux cuisaient, Ned prépara des
fruits de lartocarpus. Puis, le pigeon et le ramier
furent dévorés jusquaux os et déclarés
excellents. La muscade, dont ils ont lhabitude de
se gaver, parfume leur chair et en fait un manger
délicieux.
« Cest comme si les poulardes se
nourrissaient de truffes, dit Conseil.
Et maintenant, Ned, que vous manque-t-il ?
demandai-je au Canadien.
356
Un gibier à quatre pattes, monsieur Aronnax,
répondit Ned Land. Tous ces pigeons ne sont que
hors-doeuvre et amusettes de la bouche ! Aussi,
tant que je naurai pas tué un animal à côtelettes,
je ne serai pas content !
Ni moi, Ned, si je nattrape pas un
paradisier.
Continuons donc la chasse, répondit Conseil,
mais en revenant vers la mer. Nous sommes
arrivés aux premières pentes des montagnes, et je
pense quil vaut mieux regagner la région des
forêts. »
Cétait un avis sensé, et il fut suivi. Après une
heure de marche, nous avions atteint une
véritable forêt de sagoutiers. Quelques serpents
inoffensifs fuyaient sous nos pas. Les oiseaux de
paradis se dérobaient à notre approche, et
véritablement, je désespérais de les atteindre,
lorsque Conseil, qui marchait en avant, se baissa
soudain, poussa un cri de triomphe, et revint à
moi, rapportant un magnifique paradisier.
« Ah ! bravo ! Conseil, mécriai-je.
357
Monsieur est bien bon, répondit Conseil.
Mais non, mon garçon. Tu as fait là un coup
de maître. Prendre un de ces oiseaux vivants, et le
prendre à la main !
Si monsieur veut lexaminer de près, il verra
que je nai pas eu grand mérite.
Et pourquoi, Conseil ?
Parce que cet oiseau est ivre comme une
caille.
Ivre ?
Oui, monsieur, ivre des muscades quil
dévorait sous le muscadier où je lai pris. Voyez,
ami Ned, voyez les monstrueux effets de
lintempérance !
Mille diables ! riposta le Canadien, pour ce
que jai bu de gin depuis deux mois, ce nest pas
la peine de me le reprocher ! »
Cependant, jexaminais le curieux oiseau.
Conseil ne se trompait pas. Le paradisier, enivré
par le suc capiteux, était réduit à limpuissance. Il
ne pouvait voler. Il marchait à peine. Mais cela
minquiéta peu, et je le laissai cuver ses
358
muscades.
Cet oiseau appartenait à la plus belle des huit
espèces que lon compte en Papouasie et dans les
îles voisines. Cétait le paradisier « grandémeraude
», lun des plus rares. Il mesurait trois
décimètres de longueur. Sa tête était relativement
petite, ses yeux placés près de louverture du bec,
et petits aussi. Mais il offrait une admirable
réunion de nuances, étant jaune de bec, brun de
pieds et dongles, noisette aux ailes empourprées
à leurs extrémités, jaune pâle à la tête et sur le
derrière du cou, couleur démeraude à la gorge,
brun marron au ventre et à la poitrine. Deux filets
cornés et duveteux sélevaient au-dessus de sa
queue, que prolongeaient de longues plumes très
légères, dune finesse admirable, et ils
complétaient lensemble de ce merveilleux oiseau
que les indigènes ont poétiquement appelé
l« oiseau du soleil ».
Je souhaitais vivement de pouvoir ramener à
Paris ce superbe spécimen des paradisiers, afin
den faire don au Jardin des Plantes, qui nen
possède pas un seul vivant.
359
« Cest donc bien rare ? demanda le Canadien,
du ton dun chasseur qui estime fort peu le gibier
au point de vue de lart.
Très rare, mon brave compagnon, et surtout
très difficile à prendre vivant. Et même morts, ces
oiseaux sont encore lobjet dun important trafic.
Aussi les naturels ont-ils imaginé den fabriquer
comme on fabrique des perles ou des diamants.
Quoi ! sécria Conseil, on fait de faux
oiseaux de paradis ?
Oui, Conseil.
Et monsieur connaît-il le procédé des
indigènes ?
Parfaitement. Les paradisiers, pendant la
mousson dest, perdent ces magnifiques plumes
qui entourent leur queue, et que les naturalistes
ont appelées plumes subalaires. Ce sont ces
plumes que recueillent les faux monnayeurs en
volatiles, et quils adaptent adroitement à quelque
pauvre perruche préalablement mutilée. Puis ils
teignent la suture, ils vernissent loiseau, et ils
expédient aux muséums et aux amateurs
360
dEurope ces produits de leur singulière industrie.
Bon ! fit Ned Land, si ce nest pas loiseau,
ce sont toujours ses plumes, et tant que lobjet
nest pas destiné à être mangé, je ny vois pas
grand mal ! »
Mais si mes désirs étaient satisfaits par la
possession de ce paradisier, ceux du chasseur
canadien ne létaient pas encore. Heureusement,
vers deux heures, Ned Land abattit un magnifique
cochon des bois, de ceux que les naturels
appellent « bari-outang ». Lanimal venait à
propos pour nous procurer de la vraie viande de
quadrupède, et il fut bien reçu. Ned Land se
montra très glorieux de son coup de fusil. Le
cochon, touché par la balle électrique, était tombé
raide mort.
Le Canadien le dépouilla et le vida
proprement, après en avoir retiré une demidouzaine
de côtelettes destinées à fournir une
grillade pour le repas du soir. Puis, cette chasse
fut reprise, qui devait encore être marquée par les
exploits de Ned et de Conseil.
En effet, les deux amis, battant les buissons,
361
firent lever une troupe de kangourous, qui
senfuirent en bondissant sur leurs pattes
élastiques. Mais ces animaux ne senfuirent pas si
rapidement que la capsule électrique ne pût les
arrêter dans leur course.
« Ah ! monsieur le professeur, sécria Ned
Land que la rage du chasseur prenait à la tête,
quel gibier excellent, cuit à létuvée surtout !
Quel approvisionnement pour le Nautilus !
Deux ! trois ! cinq à terre ! Et quand je pense que
nous dévorerons toute cette chair, et que ces
imbéciles du bord nen auront pas miette ! »
Je crois que, dans lexcès de sa joie, le
Canadien, sil navait pas tant parlé, aurait
massacré toute la bande ! Mais il se contenta
dune douzaine de ces intéressants marsupiaux,
qui forment le premier ordre des mammifères
aplacentaires, nous dit Conseil.
Ces animaux étaient de petite taille. Cétait
une espèce de ces « kangourous-lapins », qui
gîtent habituellement dans le creux des arbres, et
dont la vélocité est extrême ; mais sils sont de
médiocre grosseur, ils fournissent, du moins, la
362
chair la plus estimée.
Nous étions très satisfaits des résultats de
notre chasse. Le joyeux Ned se proposait de
revenir le lendemain à cette île enchantée, quil
voulait dépeupler de tous ses quadrupèdes
comestibles. Mais il comptait sans les
événements.
À six heures du soir, nous avions regagné la
plage. Notre canot était échoué à sa place
habituelle. Le Nautilus, semblable à un long
écueil, émergeait des flots à deux milles du
rivage.
Ned Land, sans plus tarder, soccupa de la
grande affaire du dîner. Il sentendait
admirablement à toute cette cuisine. Les
côtelettes de « bari-outang », grillées sur des
charbons, répandirent bientôt une délicieuse
odeur qui parfuma latmosphère !...
Mais je maperçois que je marche sur les
traces du Canadien. Me voici en extase devant
une grillade de porc frais ! Que lon me
pardonne, comme jai pardonné à maître Land, et
pour les mêmes motifs !
363
Enfin, le dîner fut excellent. Deux ramiers
complétèrent ce menu extraordinaire. La pâte de
sagou, le pain de lartocarpus, quelques mangues,
une demi-douzaine dananas, et la liqueur
fermentée de certaines noix de coco, nous mirent
en joie. Je crois même que les idées de mes
dignes compagnons navaient pas toute la netteté
désirable.
« Si nous ne retournions pas ce soir au
Nautilus ? dit Conseil.
Si nous ny retournions jamais ? » ajouta
Ned Land.
En ce moment une pierre vint tomber à nos
pieds, et coupa court à la proposition du
harponneur.
364
XXII
La foudre du capitaine Nemo
Nous avions regardé du côté de la forêt, sans
nous lever, ma main sarrêtant dans son
mouvement vers ma bouche, celle de Ned Land
achevant son office.
« Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil,
ou bien elle mérite le nom daérolithe. »
Une seconde pierre, soigneusement arrondie,
qui enleva de la main de Conseil une savoureuse
cuisse de ramier, donna encore plus de poids à
son observation.
Levés tous les trois, le fusil à lépaule, nous
étions prêts à répondre à toute attaque.
« Sont-ce des singes ? sécria Ned Land.
À peu près, répondit Conseil, ce sont des
sauvages.
365
Au canot ! » dis-je en me dirigeant vers la
mer.
Il fallait, en effet, battre en retraite, car une
vingtaine de naturels, armés darcs et de frondes,
apparaissaient sur la lisière dun taillis, qui
masquait lhorizon de droite, à cent pas à peine.
Notre canot était échoué à dix toises de nous.
Les sauvages sapprochaient, sans courir, mais
ils prodiguaient les démonstrations les plus
hostiles. Les pierres et les flèches pleuvaient.
Ned Land navait pas voulu abandonner ses
provisions, et malgré limminence du danger, son
cochon dun côté, ses kangourous de lautre, il
détalait avec une certaine rapidité.
En deux minutes, nous étions sur la grève.
Charger le canot des provisions et des armes, le
pousser à la mer, armer les deux avirons, ce fut
laffaire dun instant. Nous navions pas gagné
deux encablures, que cent sauvages, hurlant et
gesticulant, entrèrent dans leau jusquà la
ceinture. Je regardai si leur apparition attirerait
sur la plate-forme quelques hommes du Nautilus.
366
Mais non. Lénorme engin, couché au large,
demeurait absolument désert.
Vingt minutes plus tard, nous montions à
bord. Les panneaux étaient ouverts. Après avoir
amarré le canot, nous rentrâmes à lintérieur du
Nautilus.
Je descendis au salon, doù séchappaient
quelques accords. Le capitaine Nemo était là,
courbé sur son orgue et plongé dans une extase
musicale.
« Capitaine ! » lui dis-je.
Il ne mentendit pas.
« Capitaine ! » repris-je en le touchant de la
main.
Il frissonna, et se retournant :
« Ah ! cest vous, monsieur le professeur ? me
dit-il. Eh bien ! avez-vous fait bonne chasse,
avez-vous herborisé avec succès ?
Oui, capitaine, répondis-je, mais nous avons
malheureusement ramené une troupe de bipèdes
dont le voisinage me paraît inquiétant.
367
Quels bipèdes ?
Des sauvages.
Des sauvages ! répondit le capitaine Nemo
dun ton ironique. Et vous vous étonnez,
monsieur le professeur, quayant mis le pied sur
une des terres de ce globe, vous y trouviez des
sauvages ? Des sauvages, où ny en a-t-il pas ? Et
dailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que
vous appelez des sauvages ?
Mais, capitaine...
Pour mon compte, monsieur, jen ai
rencontré partout.
Eh bien ! répondis-je, si vous ne voulez pas
en recevoir à bord du Nautilus, vous ferez bien de
prendre quelques précautions.
Tranquillisez-vous, monsieur le professeur,
il ny a pas là de quoi se préoccuper.
Mais ces naturels sont nombreux.
Combien en avez-vous compté ?
Une centaine, au moins.
Monsieur Aronnax, répondit le capitaine
368
Nemo, dont les doigts sétaient replacés sur les
touches de lorgue, quand tous les indigènes de la
Papouasie seraient réunis sur cette plage, le
Nautilus naurait rien à craindre de leurs
attaques ! »
Les doigts du capitaine couraient alors sur le
clavier de linstrument, et je remarquai quil nen
frappait que les touches noires, ce qui donnait à
ses mélodies une couleur essentiellement
écossaise. Bientôt, il eut oublié ma présence, et
fut plongé dans une rêverie que je ne cherchai
plus à dissiper.
Je remontai sur la plate-forme. La nuit était
déjà venue, car, sous cette basse latitude, le soleil
se couche rapidement et sans crépuscule. Je
naperçus plus que confusément lîle Gueboroar.
Mais des feux nombreux, allumés sur la plage,
attestaient que les naturels ne songeaient pas à la
quitter.
Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures,
tantôt songeant à ces indigènes mais sans les
redouter autrement, car limperturbable confiance
du capitaine me gagnait , tantôt les oubliant,
369
pour admirer les splendeurs de cette nuit des
tropiques. Mon souvenir senvolait vers la
France, à la suite de ces étoiles zodiacales qui
devaient léclairer dans quelques heures. La lune
resplendissait au milieu des constellations du
zénith. Je pensai alors que ce fidèle et
complaisant satellite reviendrait après-demain, à
cette même place, pour soulever ces ondes et
arracher le Nautilus à son lit de coraux. Vers
minuit, voyant que tout était tranquille sur les
flots assombris aussi bien que sous les arbres du
rivage, je regagnai ma cabine, et je mendormis
paisiblement.
La nuit sécoula sans mésaventure. Les
Papouas seffrayaient, sans doute, à la seule vue
du monstre échoué dans la baie, car les panneaux,
restés ouverts, leur eussent offert un accès facile
à lintérieur du Nautilus.
À six heures du matin 8 janvier , je
remontai sur la plate-forme. Les ombres du matin
se levaient. Lîle montra bientôt, à travers les
brumes dissipées, ses plages dabord, ses
sommets ensuite.
370
Les indigènes étaient toujours là, plus
nombreux que la veille cinq ou six cents peutêtre.
Quelques-uns, profitant de la marée basse,
sétaient avancés sur les têtes de coraux, à moins
de deux encablures du Nautilus. Je les distinguai
facilement. Cétaient bien de véritables Papouas,
à taille athlétique, hommes de belle race, au front
large et élevé, au nez gros mais non épaté, aux
dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinte en
rouge, tranchait sur un corps noir et luisant
comme celui des Nubiens. Au lobe de leur
oreille, coupé et distendu, pendaient des chapelets
en os. Ces sauvages étaient généralement nus.
Parmi eux, je remarquai quelques femmes,
habillées, des hanches au genou, dune véritable
crinoline dherbes que soutenait une ceinture
végétale. Certains chefs avaient orné leur cou
dun croissant et de colliers de verroteries rouges
et blanches. Presque tous, armés darcs, de
flèches et de boucliers, portaient à leur épaule
une sorte de filet contenant ces pierres arrondies
que leur fronde lance avec adresse.
Un de ces chefs, assez rapproché du Nautilus,
lexaminait avec attention. Ce devait être un
371
« mado » de haut rang, car il se drapait dans une
natte en feuilles de bananier, dentelée sur ses
bords et relevée déclatantes couleurs.
Jaurais pu facilement abattre cet indigène, qui
se trouvait à petite portée ; mais je crus quil
valait mieux attendre des démonstrations
véritablement hostiles. Entre Européens et
sauvages, il convient que les Européens ripostent
et nattaquent pas.
Pendant tout le temps de la marée basse, ces
indigènes rôdèrent près du Nautilus, mais ils ne
se montrèrent pas bruyants. Je les entendais
répéter fréquemment le mot « assai », et à leurs
gestes je compris quils minvitaient à aller à
terre, invitation que je crus devoir décliner.
Donc, ce jour-là, le canot ne quitta pas le bord,
au grand déplaisir de maître Land qui ne put
compléter ses provisions. Cet adroit Canadien
employa son temps à préparer les viandes et
farines quil avait rapportées de lîle Gueboroar.
Quant aux sauvages, ils regagnèrent la terre vers
onze heures du matin, dès que les têtes de corail
commencèrent à disparaître sous le flot de la
372
marée montante. Mais je vis leur nombre
saccroître considérablement sur la plage. Il était
probable quils venaient des îles voisines ou de la
Papouasie proprement dite. Cependant, je navais
pas aperçu une seule pirogue indigène.
Nayant rien de mieux à faire, je songeai à
draguer ces belles eaux limpides, qui laissaient
voir à profusion des coquilles, des zoophytes et
des plantes pélagiennes. Cétait, dailleurs, la
dernière journée que le Nautilus allait passer dans
ces parages, si, toutefois, il flottait à la pleine mer
du lendemain, suivant la promesse du capitaine
Nemo.
Jappelai donc Conseil qui mapporta une
petite drague légère, à peu près semblable à celles
qui servent à pêcher les huîtres.
« Et ces sauvages ? me demanda Conseil.
Nen déplaise à monsieur, ils ne me semblent pas
très méchants !
Ce sont pourtant des anthropophages, mon
garçon.
On peut être anthropophage et brave
373
homme, répondit Conseil, comme on peut être
gourmand et honnête. Lun nexclut pas lautre.
Bon ! Conseil, je taccorde que ce sont
dhonnêtes anthropophages, et quils dévorent
honnêtement leurs prisonniers. Cependant,
comme je ne tiens pas à être dévoré, même
honnêtement, je me tiendrai sur mes gardes, car
le commandant du Nautilus ne paraît prendre
aucune précaution. Et maintenant à louvrage. »
Pendant deux heures, notre pêche fut
activement conduite, mais sans rapporter aucune
rareté. La drague semplissait doreilles-de-
Midas, de harpes, de mélanies, et
particulièrement des plus beaux marteaux que
jeusse vus jusquà ce jour. Nous prîmes aussi
quelques holothuries, des huîtres perlières, et une
douzaine de petites tortues qui furent réservées
pour loffice du bord.
Mais, au moment où je my attendais le moins,
je mis la main sur une merveille, je devrais dire
sur une difformité naturelle, très rare à
rencontrer. Conseil venait de donner un coup de
drague, et son appareil remontait chargé de
374
diverses coquilles assez ordinaires, quand, tout
dun coup, il me vit plonger rapidement le bras
dans le filet, en retirer un coquillage, et pousser
un cri de conchyliologue, cest-à-dire le cri le
plus perçant que puisse produire un gosier
humain.
« Eh ! qua donc monsieur ? demanda Conseil,
très surpris. Monsieur a-t-il été mordu ?
Non, mon garçon, et cependant, jeusse
volontiers payé dun doigt ma découverte !
Quelle découverte ?
Cette coquille, dis-je en montrant lobjet de
mon triomphe.
Mais cest tout simplement une olive
porphyre, genre olive, ordre des pectinibranches,
classe des gastéropodes, embranchement des
mollusques...
Oui, Conseil, mais au lieu dêtre enroulée de
droite à gauche, cette olive tourne de gauche à
droite !
Est-il possible ! sécria Conseil.
Oui, mon garçon, cest une coquille
375
sénestre !
Une coquille sénestre ! répétait Conseil, le
coeur palpitant.
Regarde sa spire !
Ah ! monsieur peut men croire, dit Conseil
en prenant la précieuse coquille dune main
tremblante, mais je nai jamais éprouvé une
émotion pareille ! »
Et il y avait de quoi être ému ! On sait, en
effet, comme lont fait observer les naturalistes,
que la dextrosité est une loi de nature. Les astres
et leurs satellites, dans leur mouvement de
translation et de rotation, se meuvent de droite à
gauche. Lhomme se sert plus souvent de sa main
droite que de sa main gauche, et,
conséquemment, ses instruments et ses appareils,
escaliers, serrures, ressorts de montres, etc., sont
combinés de manière à être employés de droite à
gauche. Or, la nature a généralement suivi cette
loi pour lenroulement de ses coquilles. Elles sont
toutes dextres, à de rares exceptions, et quand,
par hasard, leur spire est sénestre, les amateurs
les paient au poids de lor.
376
Conseil et moi, nous étions donc plongés dans
la contemplation de notre trésor, et je me
promettais bien den enrichir le Muséum, quand
une pierre, malencontreusement lancée par un
indigène, vint briser le précieux objet dans la
main de Conseil.
Je poussai un cri de désespoir ! Conseil se jeta
sur mon fusil, et visa un sauvage qui balançait sa
fronde à dix mètres de lui. Je voulus larrêter,
mais son coup partit et brisa le bracelet
damulettes qui pendait au bras de lindigène.
« Conseil, mécriai-je, Conseil !
Eh quoi ! Monsieur ne voit-il pas que ce
cannibale a commencé lattaque ?
Une coquille ne vaut pas la vie dun
homme ! lui dis-je.
Ah ! le gueux ! sécria Conseil, jaurais
mieux aimé quil meût cassé lépaule ! »
Conseil était sincère, mais je ne fus pas de son
avis. Cependant, la situation avait changé depuis
quelques instants, et nous ne nous en étions pas
aperçus. Une vingtaine de pirogues entouraient
377
alors le Nautilus. Ces pirogues, creusées dans des
troncs darbre, longues, étroites, bien combinées
pour la marche, séquilibraient au moyen dun
double balancier en bambou qui flottait à la
surface de leau. Elles étaient manoeuvrées par
dadroits pagayeurs à demi nus, et je ne les vis
pas savancer sans inquiétude.
Il était évident que ces Papouas avaient eu
déjà des relations avec les Européens, et quils
connaissaient leurs navires. Mais ce long cylindre
de fer allongé dans la baie, sans mâts, sans
cheminée, que devaient-ils en penser ? Rien de
bon, car ils sen étaient dabord tenus à distance
respectueuse. Cependant, le voyant immobile, ils
reprenaient peu à peu confiance, et cherchaient à
se familiariser avec lui. Or, cétait précisément
cette familiarité quil fallait empêcher. Nos
armes, auxquelles la détonation manquait, ne
pouvaient produire quun effet médiocre sur ces
indigènes, qui nont de respect que pour les
engins bruyants. La foudre, sans les roulements
du tonnerre, effraierait peu les hommes, bien que
le danger soit dans léclair, non dans le bruit.
378
En ce moment, les pirogues sapprochèrent
plus près du Nautilus, et une nuée de flèches
sabattit sur lui.
« Diable ! il grêle ! dit Conseil, et peut-être
une grêle empoisonnée !
Il faut prévenir le capitaine Nemo », dis-je
en rentrant par le panneau.
Je descendis au salon. Je ny trouvai personne.
Je me hasardai à frapper à la porte qui souvrait
sur la chambre du capitaine.
Un « entrez » me répondit. Jentrai, et je
trouvai le capitaine Nemo plongé dans un calcul
où les x et autres signes algébriques ne
manquaient pas.
« Je vous dérange ? dis-je par politesse.
En effet, monsieur Aronnax, me répondit le
capitaine, mais je pense que vous avez eu des
raisons sérieuses de me voir ?
Très sérieuses. Les pirogues des naturels
nous entourent, et, dans quelques minutes, nous
serons certainement assaillis par plusieurs
centaines de sauvages.
379
Ah ! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils
sont venus avec leurs pirogues ?
Oui, monsieur.
Eh bien ! monsieur, il suffit de fermer les
panneaux.
Précisément, et je venais vous dire...
Rien nest plus facile », dit le capitaine
Nemo.
Et, pressant un bouton électrique, il transmit
un ordre au poste de léquipage.
« Voilà qui est fait, monsieur, me dit-il, après
quelques instants. Le canot est en place, et les
panneaux sont fermés. Vous ne craignez pas,
jimagine, que ces messieurs défoncent des
murailles que les boulets de votre frégate nont
pu entamer ?
Non, capitaine, mais il existe encore un
danger.
Lequel, monsieur ?
Cest que demain, à pareille heure, il faudra
rouvrir les panneaux pour renouveler lair du
380
Nautilus...
Sans contredit, monsieur, puisque notre
bâtiment respire à la manière des cétacés.
Or, si à ce moment, les Papouas occupent la
plate-forme, je ne vois pas comment vous pourrez
les empêcher dentrer.
Alors, monsieur, vous supposez quils
monteront à bord ?
Jen suis certain.
Eh bien, monsieur, quils montent. Je ne vois
aucune raison pour les en empêcher. Au fond, ce
sont de pauvres diables, ces Papouas, et je ne
veux pas que ma visite à lîle Gueboroar coûte la
vie à un seul de ces malheureux ! »
Cela dit, jallais me retirer ; mais le capitaine
Nemo me retint et minvita à masseoir près de
lui. Il me questionna avec intérêt sur nos
excursions à terre, sur nos chasses, et neut pas
lair de comprendre ce besoin de viande qui
passionnait le Canadien. Puis, la conversation
effleura divers sujets, et, sans être plus
communicatif, le capitaine Nemo se montra plus
381
aimable.
Entre autres choses, nous en vînmes à parler
de la situation du Nautilus, précisément échoué
dans ce détroit où Dumont dUrville fut sur le
point de se perdre. Puis à ce propos :
« Ce fut un de vos grands marins, me dit le
capitaine, un de vos plus intelligents navigateurs
que ce dUrville ! Cest votre capitaine Cook, à
vous autres, Français. Infortuné savant ! Avoir
bravé les banquises du pôle Sud, les coraux de
lOcéanie, les cannibales du Pacifique, pour périr
misérablement dans un train de chemin de fer ! Si
cet homme énergique a pu réfléchir pendant les
dernières secondes de son existence, vous
figurez-vous quelles ont dû être ses suprêmes
pensées ! »
En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait
ému, et je porte cette émotion à son actif.
Puis, la carte à la main, nous revîmes les
travaux du navigateur français, ses voyages de
circumnavigation, sa double tentative au pôle Sud
qui amena la découverte des terres Adélie et
Louis-Philippe,- enfin ses levés hydrographiques
382
des principales îles de lOcéanie.
« Ce que votre dUrville a fait à la surface des
mers, me dit le capitaine Nemo, je lai fait à
lintérieur de locéan, et plus facilement, plus
complètement que lui. LAstrolabe et la Zélée,
incessamment ballottées par les ouragans, ne
pouvaient valoir le Nautilus, tranquille cabinet de
travail, et véritablement sédentaire au milieu des
eaux !
Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point
de ressemblance entre les corvettes de Dumont
dUrville et le Nautilus.
Lequel, monsieur ?
Cest que le Nautilus sest échoué comme
elles !
Le Nautilus ne sest pas échoué, monsieur,
me répondit froidement le capitaine Nemo. Le
Nautilus est fait pour reposer sur le lit des mers,
et les pénibles travaux, les manoeuvres quimposa
à dUrville le renflouage de ses corvettes, je ne
les entreprendrai pas. LAstrolabe et la Zélée ont
failli périr, mais mon Nautilus ne court aucun
383
danger. Demain, au jour dit, à lheure dite, la
marée le soulèvera paisiblement, et il reprendra
sa navigation à travers les mers.
Capitaine, dis-je, je ne doute pas...
Demain, ajouta le capitaine Nemo en se
levant, demain, à deux heures quarante minutes
du soir, le Nautilus flottera et quittera sans avarie
le détroit de Torrès. »
Ces paroles prononcées dun ton très bref, le
capitaine Nemo sinclina légèrement. Cétait me
donner congé, et je rentrai dans ma chambre.
Là, je trouvai Conseil, qui désirait connaître le
résultat de mon entrevue avec le capitaine.
« Mon garçon, répondis-je, lorsque jai eu lair
de croire que son Nautilus était menacé par les
naturels de la Papouasie, le capitaine ma
répondu très ironiquement. Je nai donc quune
chose à te dire : Aie confiance en lui, et va dormir
en paix.
Monsieur na pas besoin de mes services ?
Non, mon ami. Que fait Ned Land ?
Que monsieur mexcuse, répondit Conseil,
384
mais lami Ned confectionne un pâté de
kangourou qui sera une merveille »
Je restai seul, je me couchai, mais je dormis
assez mal. Jentendais le bruit des sauvages qui
piétinaient sur la plate-forme en poussant des cris
assourdissants. La nuit se passa ainsi, et sans que
léquipage sortît de son inertie habituelle. Il ne
sinquiétait pas plus de la présence de ces
cannibales que les soldats dun fort blindé ne se
préoccupent des fourmis qui courent sur son
blindage.
À six heures du matin, je me levai. Les
panneaux navaient pas été ouverts. Lair ne fut
donc pas renouvelé à lintérieur, mais les
réservoirs, chargés à toute occurrence,
fonctionnèrent à propos et lancèrent quelques
mètres cubes doxygène dans latmosphère
appauvrie du Nautilus.
Je travaillai dans ma chambre jusquà midi,
sans avoir vu, même un instant, le capitaine
Nemo. On ne paraissait faire à bord aucun
préparatif de départ.
Jattendis quelque temps encore, puis je me
385
rendis au grand salon. La pendule marquait deux
heures et demie. Dans dix minutes, le flot devait
avoir atteint son maximum de hauteur, et, si le
capitaine Nemo navait point fait une promesse
téméraire, le Nautilus serait immédiatement
dégagé. Sinon, bien des mois se passeraient avant
quil pût quitter son lit de corail.
Cependant, quelques tressaillements avantcoureurs
se firent bientôt sentir dans la coque du
bateau. Jentendis grincer sur son bordage les
aspérités calcaires du fond corallien.
À deux heures trente-cinq minutes, le
capitaine Nemo parut dans le salon.
« Nous allons partir, dit-il.
Ah ! fis-je.
Jai donné lordre douvrir les panneaux.
Et les Papouas ?
Les Papouas ? répondit le capitaine Nemo,
haussant légèrement les épaules.
Ne vont-ils pas pénétrer à lintérieur du
Nautilus ?
386
Et comment ?
En franchissant les panneaux que vous aurez
fait ouvrir.
Monsieur Aronnax, répondit tranquillement
le capitaine Nemo, on nentre pas ainsi par les
panneaux du Nautilus, même quand ils sont
ouverts. »
Je regardai le capitaine.
« Vous ne comprenez pas ? me dit-il.
Aucunement.
Eh bien ! venez et vous verrez. »
Je me dirigeai vers lescalier central. Là, Ned
Land et Conseil, très intrigués, regardaient
quelques hommes de léquipage qui ouvraient les
panneaux, tandis que des cris de rage et
dépouvantables vociférations résonnaient audehors.
Les mantelets furent rabattus extérieurement.
Vingt figures horribles apparurent. Mais le
premier de ces indigènes qui mit la main sur la
rampe de lescalier, rejeté en arrière par je ne sais
quelle force invisible, senfuit, poussant des cris
387
affreux et faisant des gambades exorbitantes.
Dix de ses compagnons lui succédèrent. Dix
eurent le même sort.
Conseil était dans lextase. Ned Land, emporté
par ses instincts violents, sélança sur lescalier.
Mais, dès quil eut saisi la rampe à deux mains, il
fut renversé à son tour.
« Mille diables ! sécria-t-il. Je suis
foudroyé ! »
Ce mot mexpliqua tout. Ce nétait plus une
rampe, mais un câble de métal, tout chargé de
lélectricité du bord, qui aboutissait à la plateforme.
Quiconque la touchait ressentait une
formidable secousse et cette secousse eût été
mortelle, si le capitaine Nemo eût lancé dans ce
conducteur tout le courant de ses appareils ! On
peut réellement dire quentre ses assaillants et lui,
il avait tendu un réseau électrique que nul ne
pouvait impunément franchir.
Cependant, les Papouas épouvantés avaient
battu en retraite, affolés de terreur. Nous, moitié
riants, nous consolions et frictionnions le
388
malheureux Ned Land qui jurait comme un
possédé.
Mais, en ce moment, le Nautilus, soulevé par
les dernières ondulations du flot, quitta son lit de
corail à cette quarantième minute exactement
fixée par le capitaine. Son hélice battit les eaux
avec une majestueuse lenteur. Sa vitesse saccrut
peu à peu, et, naviguant à la surface de locéan, il
abandonna sain et sauf les dangereuses passes du
détroit de Torrès.
389
XXIII
Aegri somnia
Le jour suivant, 10 janvier, le Nautilus reprit
sa marche entre deux eaux, mais avec une vitesse
remarquable que je ne puis estimer à moins de
trente-cinq milles à lheure. La rapidité de son
hélice était telle que je ne pouvais ni suivre ses
tours ni les compter.
Quand je songeais que ce merveilleux agent
électrique, après avoir donné le mouvement, la
chaleur, la lumière au Nautilus, le protégeait
encore contre les attaques extérieures, et le
transformait en une arche sainte à laquelle nul
profanateur ne touchait sans être foudroyé, mon
admiration navait plus de bornes, et de
lappareil, elle remontait aussitôt à lingénieur
qui lavait créé.
390
Nous marchions directement vers louest, et,
le 11 janvier, nous doublâmes ce cap Wessel,
situé par 135° de longitude et 10° de latitude
nord, qui forme la pointe est du golfe de
Carpentarie. Les récifs étaient encore nombreux,
mais plus clairsemés, et relevés sur la carte avec
une extrême précision. Le Nautilus évita
facilement les brisants de Money à bâbord, et les
récifs Victoria à tribord, placés par 130° de
longitude, et sur ce dixième parallèle que nous
suivions rigoureusement.
Le 13 janvier, le capitaine Nemo, arrivé dans
la mer de Timor, avait connaissance de lîle de ce
nom par 122° de longitude. Cette île, dont la
superficie est de seize cent vingt-cinq lieues
carrées, est gouvernée par des radjahs. Ces
princes se disent fils de crocodiles, cest-à-dire
issus de la plus haute origine à laquelle un être
humain puisse prétendre. Aussi, ces ancêtres
écailleux foisonnent dans les rivières de lîle, et
sont lobjet dune vénération particulière. On les
protège, on les gâte, on les adule, on les nourrit,
on leur offre jeunes filles en pâture, et malheur à
létranger qui porte la main sur ces lézards sacrés.
391
Mais le Nautilus neut rien à démêler avec ces
vilains animaux. Timor ne fut visible quun
instant, à midi, pendant que le second relevait sa
position. Egalement, je ne fis quentrevoir cette
petite île Rotti, qui fait partie du groupe, et dont
les femmes ont une réputation de beauté très
établie sur les marchés malais.
À partir de ce point, la direction du Nautilus,
en latitude, sinfléchit vers le sud-ouest. Le cap
fut mis sur locéan Indien. Où la fantaisie du
capitaine Nemo allait-elle nous entraîner ?
Remonterait-il vers les côtes de lAsie ? Se
rapprocherait-il des rivages de lEurope ?
Résolutions peu probables de la part dun homme
qui fuyait les continents habités ! Descendrait-il
donc vers le sud ? Irait-il doubler le cap de
Bonne-Espérance, puis le cap Horn, et pousser au
pôle antarctique ? Reviendrait-il enfin vers ces
mers du Pacifique, où son Nautilus trouvait une
navigation facile et indépendante ? Lavenir
devait nous lapprendre.
Après avoir prolongé les écueils de Cartier,
dHibernia, de Seringapatam, de Scott, derniers
392
efforts de lélément solide contre lélément
liquide, le 14 janvier, nous étions au-delà de
toutes terres. La vitesse du Nautilus fut
singulièrement ralentie, et, très capricieux dans
ses allures, tantôt il nageait au milieu des eaux, et
tantôt il flottait à leur surface.
Pendant cette période du voyage, le capitaine
Nemo fit dintéressantes expériences sur les
diverses températures de la mer à des couches
différentes. Dans les conditions ordinaires, ces
relevés sobtiennent au moyen dinstruments
assez compliqués, dont les rapports sont au moins
douteux, que ce soient des sondes
thermométriques, dont les verres se brisent
souvent sous la pression des eaux, ou des
appareils basés sur la variation de résistance de
métaux aux courants électriques. Ces résultats
ainsi obtenus ne peuvent être suffisamment
contrôlés. Au contraire, le capitaine Nemo allait
lui-même chercher cette température dans les
profondeurs de la mer, et son thermomètre, mis
en communication avec les diverses nappes
liquides, lui donnait immédiatement et sûrement
le degré recherché.
393
Cest ainsi que, soit en surchargeant ses
réservoirs soit en descendant obliquement au
moyen de ses plans inclinés, le Nautilus atteignit
successivement des profondeurs de trois, quatre,
cinq, sept, neuf et dix mille mètres, et le résultat
définitif de ces expériences fut que la mer
présentait une température permanente de quatre
degrés et demi, à une profondeur de mille mètres,
sous toutes les latitudes.
Je suivais ces expériences avec le plus vif
intérêt. Le capitaine Nemo y apportait une
véritable passion. Souvent, je me demandai dans
quel but il faisait ces observations. Était-ce au
profit de ses semblables ? Ce nétait pas
probable, car, un jour ou lautre, ses travaux
devaient périr avec lui dans quelque mer
ignorée ! À moins quil ne me destinât le résultat
de ses expériences. Mais cétait admettre que
mon étrange voyage aurait un terme, et ce terme,
je ne lapercevais pas encore.
Quoi quil en soit, le capitaine Nemo me fit
également connaître divers chiffres obtenus par
lui et qui établissaient le rapport des densités de
394
leau dans les principales mers du globe. De cette
communication, je tirai un enseignement
personnel qui navait rien de scientifique.
Cétait pendant la matinée du 15 janvier. Le
capitaine, avec lequel je me promenais sur la
plate-forme, me demanda si je connaissais les
différentes densités que présentent les eaux de la
mer. Je lui répondis négativement, et jajoutai
que la science manquait dobservations
rigoureuses à ce sujet.
« Je les ai faites, ces observations, me dit-il, et
je puis en affirmer la certitude.
Bien, répondis-je, mais le Nautilus est un
monde à part, et les secrets de ses savants
narrivent pas jusquà la terre.
Vous avez raison, monsieur le professeur,
me dit-il, après quelques instants de silence. Cest
un monde à part. Il est aussi étranger à la terre
que les planètes qui accompagnent ce globe
autour du soleil, et lon ne connaîtra jamais les
travaux des savants de Saturne ou de Jupiter.
Cependant, puisque le hasard a lié nos deux
existences, je puis vous communiquer le résultat
395
de mes observations.
Je vous écoute, capitaine.
Vous savez, monsieur le professeur, que
leau de mer est plus dense que leau douce, mais
cette densité nest pas uniforme. En effet, si je
représente par un la densité de leau douce, je
trouve un vingt-huit millièmes pour les eaux de
lAtlantique, un, vingt-six millièmes pour les
eaux du Pacifique, un trente millièmes pour les
eaux de la Méditerranée... »
« Ah ! pensai-je, il saventure dans la
Méditerranée ? »
« Un, dix-huit millièmes pour les eaux de la
mer Ionienne, et un, vingt-neuf millièmes pour
les eaux de lAdriatique. »
Décidément, le Nautilus ne fuyait pas les mers
fréquentées de lEurope, et jen conclus quil
nous ramènerait peut-être avant peu vers des
continents plus civilisés. Je pensai que Ned Land
apprendrait cette particularité avec une
satisfaction très naturelle.
Pendant plusieurs jours, nos journées se
396
passèrent en expériences de toutes, sortes, qui
portèrent sur les degrés de salure des eaux à
différentes profondeurs, sur leur électrisation, sur
leur coloration, sur leur transparence, et dans
toutes ces circonstances, le capitaine Nemo
déploya une ingéniosité qui ne fut égalée que par
sa bonne grâce envers moi. Puis, pendant
quelques jours, je ne le revis plus, et demeurai de
nouveau comme isolé à son bord.
Le 16 janvier, le Nautilus parut sendormir à
quelques mètres seulement au-dessous de la
surface des flots. Ses appareils électriques ne
fonctionnaient pas, et son hélice immobile le
laissait errer au gré des courants. Je supposai que
léquipage soccupait de réparations intérieures,
nécessitées par la violence des mouvements
mécaniques de la machine.
Mes compagnons et moi, nous fûmes alors
témoins dun curieux spectacle. Les panneaux du
salon étaient ouverts, et comme le fanal du
Nautilus nétait pas en activité, une vague
obscurité régnait au milieu des eaux. Le ciel
orageux et couvert dépais nuages ne donnait aux
397
premières couches de locéan quune insuffisante
clarté.
Jobservais létat de la mer dans ces
conditions, et les plus gros poissons ne
mapparaissaient plus que comme des ombres à
peine figurées, quand le Nautilus se trouva
subitement transporté en pleine lumière. Je crus
dabord que le fanal avait été rallumé, et quil
projetait son éclat électrique dans la masse
liquide. Je me trompais, et après une rapide
observation, je reconnus mon erreur.
Le Nautilus flottait au milieu dune couche
phosphorescente, qui dans cette obscurité
devenait éblouissante. Elle était produite par des
myriades danimalcules lumineux, dont
létincellement saccroissait en glissant sur la
coque métallique de lappareil. Je surprenais
alors des éclairs au milieu de ces nappes
lumineuses, comme eussent été des coulées de
plomb fondu dans une fournaise ardente, ou des
masses métalliques portées au rouge blanc ; de
telle sorte que, par opposition, certaines portions
lumineuses faisaient ombre dans ce milieu igné,
398
dont toute ombre semblait devoir être bannie.
Non ! ce nétait plus lirradiation calme de notre
éclairage habituel ! Il y avait là une vigueur et un
mouvement insolites ! Cette lumière, on la sentait
vivante !
En effet, cétait une agglomération infinie
dinfusoires pélagiens, de noctiluques miliaires,
véritables globules de gelée diaphane, pourvus
dun tentacule filiforme, et dont on a compté
jusquà vingt-cinq mille dans trente centimètres
cubes deau. Et leur lumière était encore doublée
par ces lueurs particulières aux méduses, aux
astéries, aux aurélies, aux pholades-dattes, et
autres zoophytes phosphorescents, imprégnés du
graissin des matières organiques décomposées
par la mer, et peut-être du mucus sécrété par les
poissons.
Pendant plusieurs heures, le Nautilus flotta
dans ces ondes brillantes, et notre admiration
saccrut à voir les gros animaux marins sy jouer
comme des salamandres. Je vis là, au milieu de
ce feu qui ne brûle pas, des marsouins élégants et
rapides, infatigables clowns des mers, et des
399
istiophores longs de trois mètres, intelligents
précurseurs des ouragans, dont le formidable
glaive heurtait parfois la vitre du salon. Puis
apparurent des poissons plus petits, des balistes
variés, des scombéroïdes-sauteurs, des nasonsloups,
et cent autres qui zébraient dans leur
course la lumineuse atmosphère.
Ce fut un enchantement que cet éblouissant
spectacle ! Peut-être quelque condition
atmosphérique augmentait-elle lintensité de ce
phénomène ? Peut-être quelque orage se
déchaînait-il à la surface des flots ? Mais, à cette
profondeur de quelques mètres, le Nautilus ne
ressentait pas sa fureur, et il se balançait
paisiblement au milieu des eaux tranquilles.
Ainsi nous marchions, incessamment charmés
par quelque merveille nouvelle. Conseil observait
et classait ses zoophytes, ses articulés, ses
mollusques, ses poissons. Les journées
sécoulaient rapidement, et je ne les comptais
plus. Ned, suivant son habitude, cherchait à varier
lordinaire du bord. Véritables colimaçons, nous
étions faits à notre coquille, et jaffirme quil est
400
facile de devenir un parfait colimaçon.
Donc, cette existence nous paraissait facile,
naturelle, et nous nimaginions plus quil existât
une vie différente à la surface du globe terrestre,
quand un événement vint nous rappeler à
létrangeté de notre situation.
Le 18 janvier, le Nautilus se trouvait par 105°
de longitude et 15° de latitude méridionale. Le
temps était menaçant, la mer dure et houleuse. Le
vent soufflait de lest en grande brise. Le
baromètre, qui baissait depuis quelques jours,
annonçait une prochaine lutte des éléments.
Jétais monté sur la plate-forme au moment où
le second prenait ses mesures dangles horaires.
Jattendais, suivant la coutume, que la phrase
quotidienne fût prononcée. Mais, ce jour-là, elle
fut remplacée par une autre phrase non moins
incompréhensible. Presque aussitôt, je vis
apparaître le capitaine Nemo, dont les yeux,
munis dune lunette, se dirigèrent vers lhorizon.
Pendant quelques minutes, le capitaine resta
immobile, sans quitter le point enfermé dans le
champ de son objectif. Puis, il abaissa sa lunette,
401
et échangea une dizaine de paroles avec son
second. Celui-ci semblait être en proie à une
émotion quil voulait vainement contenir. Le
capitaine Nemo, plus maître de lui, demeurait
froid. Il paraissait, dailleurs, faire certaines
objections auxquelles le second répondait par des
assurances formelles. Du moins, je le compris
ainsi, à la différence de leur ton et de leurs gestes.
Quant à moi, javais soigneusement regardé
dans la direction observée, sans rien apercevoir.
Le ciel et leau se confondaient sur une ligne
dhorizon dune parfaite netteté.
Cependant, le capitaine Nemo se promenait
dune extrémité à lautre de la plate-forme, sans
me regarder, peut-être sans me voir. Son pas était
assuré, mais moins régulier que dhabitude. Il
sarrêtait parfois, et les bras croisés sur la
poitrine, il observait la mer. Que pouvait-il
chercher sur cet immense espace ? Le Nautilus se
trouvait alors à quelques centaines de milles de la
côte la plus rapprochée !
Le second avait repris sa lunette et interrogeait
obstinément lhorizon, allant et venant, frappant
402
du pied, contrastant avec son chef par son
agitation nerveuse.
Dailleurs, ce mystère allait nécessairement
séclaircir, et avant peu, car, sur un ordre du
capitaine Nemo, la machine, accroissant sa
puissance propulsive, imprima à lhélice une
rotation plus rapide.
En ce moment, le second attira de nouveau
lattention du capitaine. Celui-ci suspendit sa
promenade et dirigea sa lunette vers le point
indiqué. Il lobserva longtemps. De mon côté,
très sérieusement intrigué, je descendis au salon,
et jen rapportai une excellente longue-vue dont
je me servais ordinairement. Puis, lappuyant sur
la cage du fanal qui formait saillie à lavant de la
plate-forme, je me disposai à parcourir toute la
ligne du ciel et de la mer.
Mais, mon oeil ne sétait pas encore appliqué à
loculaire, que linstrument me fut vivement
arraché des mains.
Je me retournai. Le capitaine Nemo était
devant moi, mais je ne le reconnus pas. Sa
physionomie était transfigurée. Son oeil, brillant
403
dun feu sombre, se dérobait sous son sourcil
froncé. Ses dents se découvraient à demi. Son
corps raide, ses poings fermés, sa tête retirée
entre les épaules, témoignaient de la haine
violente que respirait toute sa personne. Il ne
bougeait pas. Ma lunette, tombée de sa main,
avait roulé à ses pieds.
Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer
cette attitude de colère ? Simaginait-il, cet
incompréhensible personnage, que javais surpris
quelque secret interdit aux hôtes du Nautilus ?
Non ! cette haine, je nen étais pas lobjet, car
il ne me regardait pas, et son oeil restait
obstinément fixé sur limpénétrable point de
lhorizon.
Enfin, le capitaine Nemo redevint maître de
lui. Sa physionomie, si profondément altérée,
reprit son calme habituel. Il adressa à son second
quelques mots en langue étrangère, puis il se
retourna vers moi.
« Monsieur Aronnax, me dit-il dun ton assez
impérieux, je réclame de vous lobservation de
lun des engagements qui vous lient à moi.
404
De quoi sagit-il, capitaine ?
Il faut vous laisser enfermer, vos
compagnons et vous, jusquau moment où je
jugerai convenable de vous rendre la liberté.
Vous êtes le maître, lui répondis-je, en le
regardant fixement. Mais puis-je vous adresser
une question ?
Aucune, monsieur. »
Sur ce mot, je navais pas à discuter, mais à
obéir, puisque toute résistance eût été impossible.
Je descendis à la cabine quoccupaient Ned
Land et Conseil, et je leur fis part de la
détermination du capitaine. Je laisse à penser
comment cette communication fut reçue par le
Canadien. Dailleurs, le temps manqua à toute
explication. Quatre hommes de léquipage
attendaient à la porte, et ils nous conduisirent à
cette cellule où nous avions passé notre première
nuit à bord du Nautilus.
Ned Land voulut réclamer, mais la porte se
ferma sur lui pour toute réponse.
« Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie ? »
405
me demanda Conseil.
Je racontai à mes compagnons ce qui sétait
passé. Ils furent aussi étonnés que moi, mais aussi
peu avancés.
Cependant, jétais plongé dans un abîme de
réflexions, et létrange appréhension de la
physionomie du capitaine Nemo ne quittait pas
ma pensée. Jétais incapable daccoupler deux
idées logiques, et je me perdais dans les plus
absurdes hypothèses, quand je fus tiré de ma
contention desprit par ces paroles de Ned Land :
« Tiens ! le déjeuner est servi ! »
En effet, la table était préparée. Il était évident
que le capitaine Nemo avait donné cet ordre en
même temps quil faisait hâter la marche du
Nautilus.
« Monsieur me permettra-t-il de lui faire une
recommandation ? me demanda Conseil.
Oui, mon garçon, répondis-je.
Eh bien ! que monsieur déjeune. Cest
prudent, car nous ne savons ce qui peut arriver.
Tu as raison, Conseil.
406
Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous
a donné que le menu du bord.
Ami Ned, répliqua Conseil, que diriez-vous
donc, si le déjeuner avait manqué totalement ! »
Cette raison coupa net aux récriminations du
harponneur.
Nous nous mimes à table. Le repas se fit assez
silencieusement. Je mangeai peu. Conseil « se
força », toujours par prudence, et Ned Land, quoi
quil en eût, ne perdit pas un coup de dent. Puis,
le déjeuner terminé, chacun de nous saccota dans
son coin.
En ce moment, le globe lumineux qui éclairait
la cellule séteignit et nous laissa dans une
obscurité profonde. Ned Land ne tarda pas à
sendormir, et, ce qui métonna, Conseil se laissa
aller aussi à un lourd assoupissement. Je me
demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cet
impérieux besoin de sommeil, quand je sentis
mon cerveau simprégner dune épaisse torpeur.
Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se
fermèrent malgré moi. Jétais en proie à une
hallucination douloureuse. Évidemment, des
407
substances soporifiques avaient été mêlées aux
aliments que nous venions de prendre ! Ce nétait
donc pas assez de la prison pour nous dérober les
projets du capitaine Nemo, il fallait encore le
sommeil !
Jentendis alors les panneaux se refermer. Les
ondulations de la mer, qui provoquaient un léger
mouvement de roulis, cessèrent. Le Nautilus
avait-il donc quitté la surface de locéan ? Était-il
rentré dans la couche immobile des eaux ?
Je voulus résister au sommeil. Ce fut
impossible. Ma respiration saffaiblit. Je sentis un
froid mortel glacer mes membres alourdis et
comme paralysés. Mes paupières, véritables
calottes de plomb, tombèrent sur mes yeux. Je ne
pus les soulever. Un sommeil morbide, plein
dhallucinations, sempara de tout mon être. Puis,
les visions disparurent, et me laissèrent dans un
complet anéantissement.
408
XXIV
Le royaume du corail
Le lendemain, je me réveillai la tête
singulièrement dégagée. À ma grande surprise,
jétais dans ma chambre. Mes compagnons, sans
doute, avaient été réintégrés dans leur cabine,
sans quils sen fussent aperçus plus que moi. Ce
qui sétait passé pendant cette nuit, ils
lignoraient comme je lignorais moi-même, et
pour dévoiler ce mystère, je ne comptais que sur
les hasards de lavenir.
Je songeai alors à quitter ma chambre. Etais-je
encore une fois libre ou prisonnier ? Libre
entièrement. Jouvris la porte, je pris par les
coursives, je montai lescalier central. Les
panneaux, fermés la veille, étaient ouverts.
Jarrivai sur la plate-forme.
409
Ned Land et Conseil my attendaient. Je les
interrogeai. Ils ne savaient rien. Endormis dun
sommeil pesant qui ne leur laissait aucun
souvenir, ils avaient été très surpris de se
retrouver dans leur cabine.
Quant au Nautilus, il nous parut tranquille et
mystérieux comme toujours. Il flottait à la surface
des flots sous une allure modérée. Rien ne
semblait changé à bord.
Ned Land, de ses yeux pénétrants, observa la
mer. Elle était déserte. Le Canadien ne signala
rien de nouveau à lhorizon, ni voile, ni terre.
Une brise douest soufflait bruyamment, et de
longues lames, échevelées par le vent,
imprimaient à lappareil un très sensible roulis.
Le Nautilus, après avoir renouvelé son air, se
maintint à une profondeur moyenne de quinze
mètres, de manière à pouvoir revenir
promptement à la surface des flots. Opération
qui, contre lhabitude, fut pratiquée plusieurs
fois, pendant cette journée du 19 janvier. Le
second montait alors sur la plate-forme, et la
phrase accoutumée retentissait à lintérieur du
410
navire.
Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des
gens du bord, je ne vis que limpassible steward,
qui me servit avec son exactitude et son mutisme
ordinaires.
Vers deux heures, jétais au salon, occupé à
classer mes notes, lorsque le capitaine ouvrit la
porte et parut. Je le saluai. Il me rendit un salut
presque imperceptible, sans madresser la parole.
Je me remis à mon travail, espérant quil me
donnerait peut-être des explications sur les
événements qui avaient marqué la nuit
précédente. Il nen fit rien. Je le regardai. Sa
figure me parut fatiguée ; ses yeux rougis
navaient pas été rafraîchis par le sommeil ; sa
physionomie exprimait une tristesse profonde, un
réel chagrin. Il allait et venait, sasseyait et se
relevait, prenait un livre au hasard, labandonnait
aussitôt, consultait ses instruments sans prendre
ses notes habituelles, et semblait ne pouvoir tenir
un instant en place.
Enfin, il vint vers moi et me dit :
« Êtes-vous médecin, monsieur Aronnax ? »
411
Je mattendais si peu à cette demande, que je
le regardai quelque temps sans répondre.
« Êtes-vous médecin ? répéta-t-il. Plusieurs de
vos collègues ont fait leurs études de médecine,
Gratiolet, Moquin-Tandon et autres.
En effet, dis-je, je suis docteur et interne des
hôpitaux. Jai pratiqué pendant plusieurs années
avant dentrer au Muséum.
Bien, monsieur. »
Ma réponse avait évidemment satisfait le
capitaine Nemo. Mais ne sachant où il en voulait
venir, jattendis de nouvelles questions, me
réservant de répondre suivant les circonstances.
« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine,
consentiriez-vous à donner vos soins à lun de
mes hommes ?
Vous avez un malade ?
Oui.
Je suis prêt à vous suivre.
Venez. »
Javouerai que mon coeur battait. Je ne sais
412
pourquoi je voyais une certaine connexité entre
cette maladie dun homme de léquipage et les
événements de la veille, et ce mystère me
préoccupait au moins, autant que le malade.
Le capitaine Nemo me conduisit à larrière du
Nautilus, et me fit entrer dans une cabine située
près du poste des matelots.
Là, sur un lit, reposait un homme dune
quarantaine dannées, à la figure énergique, vrai
type de lAnglo-Saxon.
Je me penchai sur lui. Ce nétait pas seulement
un malade, cétait un blessé. Sa tête, emmaillotée
de linges sanglants, reposait sur un double
oreiller. Je détachai ces linges, et le blessé,
regardant de ses grands yeux fixes, me laissa
faire, sans proférer une seule plainte.
La blessure était horrible. Le crâne, fracassé
par un instrument contondant, montrait la
cervelle à nu, et la substance cérébrale avait subi
une attrition profonde. Des caillots sanguins
sétaient formés dans la masse diffluente, qui
affectait une couleur lie-de-vin. Il y avait eu à la
fois contusion et commotion du cerveau. La
413
respiration du malade était lente, et quelques
mouvements spasmodiques des muscles agitaient
sa face. La phlegmasie cérébrale était complète et
entraînait la paralysie du sentiment et du
mouvement.
Je pris le pouls du blessé. Il était intermittent.
Les extrémités du corps se refroidissaient déjà, et
je vis que la mort sapprochait, sans quil me
parût possible de lenrayer. Après avoir pansé ce
malheureux, je rajustai les linges de sa tête, et je
me retournai vers le capitaine Nemo.
« Doù vient cette blessure ? lui demandai-je.
Quimporte ! répondit évasivement le
capitaine. Un choc du Nautilus a brisé un des
leviers de la machine, qui a frappé cet homme.
Mais votre avis sur son état ? »
Jhésitais à me prononcer.
« Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet
homme nentend pas le français. »
Je regardai une dernière fois le blessé, puis je
répondis :
« Cet homme sera mort dans deux heures.
414
Rien ne peut le sauver ?
Rien. »
La main du capitaine Nemo se crispa, et
quelques larmes glissèrent de ses yeux, que je ne
croyais pas faits pour pleurer.
Pendant quelques instants, jobservai encore
ce mourant dont la vie se retirait peu à peu. Sa
pâleur saccroissait encore sous léclat électrique
qui baignait son lit de mort. Je regardais sa tête
intelligente, sillonnée de rides prématurées, que
le malheur, la misère peut-être, avaient creusées
depuis longtemps. Je cherchais à surprendre le
secret de sa vie dans les dernières paroles
échappées à ses lèvres !
« Vous pouvez vous retirer, monsieur
Aronnax », me dit le capitaine Nemo.
Je laissai le capitaine dans la cabine du
mourant, et je regagnai ma chambre, très ému de
cette scène. Pendant toute la journée, je fus agité
de sinistres pressentiments. La nuit, je dormis
mal, et, entre mes songes fréquemment
interrompus, je crus entendre des soupirs
415
lointains et comme une psalmodie funèbre. Étaitce
la prière des morts, murmurée dans cette
langue que je ne savais comprendre ?
Le lendemain matin, je montai sur le pont. Le
capitaine Nemo my avait précédé. Dès quil
maperçut, il vint à moi.
« Monsieur le professeur, me dit-il, vous
conviendrait-il de faire aujourdhui une excursion
sous-marine ?
Avec mes compagnons ? demandai-je.
Si cela leur plaît.
Nous sommes à vos ordres, capitaine.
Veuillez donc aller revêtir vos
scaphandres. »
Du mourant ou du mort il ne fut pas question.
Je rejoignis Ned Land et Conseil. Je leur fis
connaître la proposition du capitaine Nemo.
Conseil sempressa daccepter, et, cette fois, le
Canadien se montra très disposé à nous suivre.
Il était huit heures du matin. À huit heures et
demie, nous étions vêtus pour cette nouvelle
promenade, et munis des deux appareils
416
déclairage et de respiration. La double porte fut
ouverte et, accompagnés du capitaine Nemo que
suivaient une douzaine dhommes de léquipage,
nous prenions pied à une profondeur de dix
mètres sur le sol ferme où reposait le Nautilus.
Une légère pente aboutissait à un fond
accidenté, par quinze brasses de profondeur
environ. Ce fond différait complètement de celui
que javais visité pendant ma première excursion
sous les eaux de locéan Pacifique. Ici, point de
sable fin, point de prairies sous-marines, nulle
forêt pélagienne. Je reconnus immédiatement
cette région merveilleuse dont, ce jour-là, le
capitaine Nemo nous faisait les honneurs. Cétait
le royaume du corail.
Dans lembranchement des zoophytes et dans
la classe des alcyonaires, on remarque lordre des
gorgonaires qui renferme les trois groupes des
gorgoniens, des isidiens et des coralliens. Cest à
ce dernier quappartient le corail, curieuse
substance qui fut tour à tour classée dans les
règnes minéral, végétal et animal. Remède chez
les anciens, bijou chez les modernes, ce fut
417
seulement en 1694 que le Marseillais Peysonnel
le rangea définitivement dans le règne animal.
Le corail est un ensemble danimalcules,
réunis sur un polypier de nature cassante et
pierreuse. Ces polypes ont un générateur unique
qui les a produits par bourgeonnement, et ils
possèdent une existence propre, tout en
participant à la vie commune. Cest donc une
sorte de socialisme naturel. Je connaissais les
derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte, qui
se minéralise tout en sarborisant, suivant la très
juste observation des naturalistes, et rien ne
pouvait être plus intéressant pour moi que de
visiter lune de ces forêts pétrifiées que la nature
a plantées au fond des mers.
Les appareils Ruhmkorff furent mis en
activité, et nous suivîmes un banc de corail en
voie de formation, qui, le temps aidant, fermera
un jour cette portion de locéan Indien. La route
était bordée dinextricables buissons formés par
lenchevêtrement darbrisseaux que couvraient de
petites fleurs étoilées à rayons blancs. Seulement,
à linverse des plantes de la terre, ces
418
arborisations, fixées aux rochers du sol, se
dirigeaient toutes de haut en bas.
La lumière produisait mille effets charmants
en se jouant au milieu de ces ramures si vivement
colorées. Il me semblait voir ces tubes
membraneux et cylindriques trembler sous
londulation des eaux. Jétais tenté de cueillir
leurs fraîches corolles ornées de délicats
tentacules, les unes nouvellement épanouies, les
autres naissant à peine, pendant que de légers
poissons, aux, rapides nageoires, les effleuraient
en passant comme des volées doiseaux. Mais, si
ma main sapprochait de ces fleurs vivantes, de
ces sensitives animées, aussitôt lalerte se mettait
dans la colonie. Les corolles blanches rentraient
dans leurs étuis rouges, les fleurs
sévanouissaient sous mes regards, et le buisson
se changeait en un bloc de mamelons pierreux.
Le hasard mavait mis là en présence des plus
précieux échantillons de ce zoophyte. Ce corail
valait celui qui se pêche dans la Méditerranée, sur
les côtes de France, dItalie et de Barbarie. Il
justifiait par ses tons vifs ces noms poétiques de
419
fleur de sang et décume de sang que le
commerce donne à ses plus beaux produits. Le
corail se vend jusquà cinq cents francs le
kilogramme, et en cet endroit, les couches
liquides recouvraient la fortune de tout un monde
de corailleurs. Cette précieuse matière, souvent
mélangée avec dautres polypiers, formait alors
des ensembles compacts et inextricables appelés
« macciota », et sur lesquels je remarquai
dadmirables spécimens de corail rose.
Mais bientôt les buissons se resserrèrent, les
arborisations grandirent. De véritables taillis
pétrifiés et de longues travées dune architecture
fantaisiste souvrirent devant nos pas. Le
capitaine Nemo sengagea sous une obscure
galerie dont la pente douce nous conduisit à une
profondeur de cent mètres. La lumière de nos
serpentins produisait parfois des effets magiques,
en saccrochant aux rugueuses aspérités de ces
arceaux naturels et aux pendentifs disposés
comme des lustres, quelle piquait de pointes de
feu. Entre les arbrisseaux coralliens, jobservai
dautres polypes non moins curieux, des mélites,
des iris aux ramifications articulées, puis
420
quelques touffes de corallines, les unes vertes, les
autres rouges, véritables algues encroûtées dans
leurs sels calcaires, que les naturalistes, après
longues discussions, ont définitivement rangées
dans le règne végétal. Mais, suivant la remarque
dun penseur, « cest peut-être là le point réel où
la vie obscurément se soulève du sommeil de
pierre, sans se détacher encore de ce rude point
de départ ».
Enfin, après deux heures de marche, nous
avions atteint une profondeur de trois cents
mètres environ, cest-à-dire la limite extrême sur
laquelle le corail commence à se former. Mais là,
ce nétait plus le buisson isolé, ni le modeste
taillis de basse futaie. Cétait la forêt immense,
les grandes végétations minérales, les énormes
arbres pétrifiés, réunis par des guirlandes
délégantes plumarias, ces lianes de la mer, toutes
parées de nuances et de reflets. Nous passions
librement sous leur haute ramure perdue dans
lombre des flots, tandis quà nos pieds, les
tubipores, les méandrines, les astrées, les fongies,
les caryophylles, formaient un tapis de fleurs,
semé de gemmes éblouissantes.
421
Quel indescriptible spectacle ! Ah ! que ne
pouvions-nous communiquer nos sensations !
Pourquoi étions-nous emprisonnés sous ce
masque de métal et de verre ! Pourquoi les
paroles nous étaient-elles interdites de lun à
lautre ! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie
de ces poissons qui peuplent le liquide élément,
ou plutôt encore de celle de ces amphibies qui,
pendant de longues heures, peuvent parcourir, au
gré de leur caprice, le double domaine de la terre
et des eaux !
Cependant, le capitaine Nemo sétait arrêté.
Mes compagnons et moi, nous suspendîmes notre
marche, et, me retournant, je vis que ses hommes
formaient un demi-cercle autour de leur chef. En
regardant avec plus dattention, jobservai que
quatre dentre eux portaient sur leurs épaules un
objet de forme oblongue.
Nous occupions, en cet endroit, le centre dune
vaste clairière, entourée par les hautes
arborisations de la forêt sous-marine. Nos lampes
projetaient sur cet espace une sorte de clarté
crépusculaire qui allongeait démesurément les
422
ombres sur le sol. À la limite de la clairière,
lobscurité redevenait profonde, et ne recueillait
que de petites étincelles retenues par les vives
arêtes du corail.
Ned Land et Conseil étaient près de moi. Nous
regardions, et il me vint à la pensée que jallais
assister à une scène étrange. En observant le sol,
je vis quil était gonflé, en de certains points, par
de légères extumescences encroûtées de dépôts
calcaires, et disposées avec une régularité qui
trahissait la main de lhomme.
Au milieu de la clairière, sur un piédestal de
rocs grossièrement entassés, se dressait une croix
de corail, qui étendait ses longs bras quon eût dit
faits dun sang pétrifié.
Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses
hommes savança, et à quelques pieds de la croix,
il commença à creuser un trou avec une pioche
quil détacha de sa ceinture.
Je compris tout ! Cette clairière était un
cimetière, ce trou, une tombe, cet objet oblong, le
corps de lhomme mort dans la nuit ! Le capitaine
Nemo et les siens venaient enterrer leur
423
compagnon dans cette demeure commune, au
fond de cet inaccessible océan !
Non ! jamais mon esprit ne fut surexcité à ce
point ! Jamais idées plus impressionnantes
nenvahirent mon cerveau ! Je ne voulais pas voir
ce que voyaient mes yeux !
Cependant, la tombe se creusait lentement.
Les poissons fuyaient çà et là leur retraite
troublée. Jentendais résonner, sur le sol calcaire,
le fer du pic qui étincelait parfois en heurtant
quelque silex perdu au fond des eaux. Le trou
sallongeait, sélargissait, et bientôt il fut assez
profond pour recevoir le corps.
Alors, les porteurs sapprochèrent. Le corps,
enveloppé dans un tissu de byssus blanc,
descendit dans son humide tombe. Le capitaine
Nemo, les bras croisés sur la poitrine, et tous les
amis de celui qui les avait aimés sagenouillèrent
dans lattitude de la prière... Mes deux
compagnons et moi, nous nous étions
religieusement inclinés.
La tombe fut alors recouverte des débris
arrachés au sol, qui formèrent un léger
424
renflement.
Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses
hommes se redressèrent ; puis, se rapprochant de
la tombe, tous fléchirent encore le genou, et tous
étendirent leur main en signe de suprême adieu...
Alors, la funèbre troupe reprit le chemin du
Nautilus, repassant sous les arceaux de la forêt,
au milieu des taillis, le long des buissons de
corail, et toujours montant.
Enfin, les feux du bord apparurent. Leur
traînée lumineuse nous guida jusquau Nautilus.
À une heure, nous étions de retour.
Dès que mes vêtements furent changés, je
remontai sur la plate-forme, et, en proie à une
terrible obsession didées, jallai masseoir près
du fanal.
Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et
lui dis :
« Ainsi, suivant mes prévisions, cet homme est
mort dans la nuit ?
Oui, monsieur Aronnax, répondit le
capitaine Nemo.
425
Et il repose maintenant près de ses
compagnons, dans ce cimetière de corail ?
Oui, oubliés de tous, mais non de nous !
Nous creusons la tombe, et les polypes se
chargent dy sceller nos morts pour léternité ! »
Et, cachant dun geste brusque son visage dans
ses mains crispées, le capitaine essaya vainement
de comprimer un sanglot. Puis il ajouta :
« Cest là notre paisible cimetière, à quelques
centaines de pieds au-dessous de la surface des
flots !
Vos morts y dorment, du moins, tranquilles,
capitaine, hors de latteinte des requins !
Oui, monsieur, répondit gravement le
capitaine Nemo, des requins et des hommes ! »
426
Deuxième partie
427
I
LOcéan Indien
Ici commence la seconde partie de ce voyage
sous les mers. La première sest terminée sur
cette émouvante scène du cimetière de corail qui
a laissé dans mon esprit une impression profonde.
Ainsi donc, au sein de cette mer immense, la vie
du capitaine Nemo se déroulait tout entière, et il
nétait pas jusquà sa tombe quil neût préparée
dans le plus impénétrable de ses abîmes. Là, pas
un des monstres de locéan ne viendrait troubler
le dernier sommeil de ces hôtes du Nautilus, de
ces amis, rivés les uns aux autres, dans la mort
aussi bien que dans la vie ! « Nul homme, non
plus ! » avait ajouté le capitaine.
Toujours cette même défiance, farouche,
implacable, envers les sociétés humaines !
428
Pour moi, je ne me contentais plus des
hypothèses qui satisfaisaient Conseil. Ce digne
garçon persistait à ne voir dans le commandant
du Nautilus quun de ces savants méconnus qui
rendent à lhumanité mépris pour indifférence.
Cétait encore pour lui un génie incompris qui,
las des déceptions de la terre, avait dû se réfugier
dans cet inaccessible milieu où ses instincts
sexerçaient librement. Mais, à mon avis, cette
hypothèse nexpliquait quun des côtés du
capitaine Nemo.
En effet, le mystère de cette dernière nuit
pendant laquelle nous avions été enchaînés dans
la prison et le sommeil, la précaution si
violemment prise par le capitaine darracher de
mes yeux la lunette prête à parcourir lhorizon, la
blessure mortelle de cet homme due à un choc
inexplicable du Nautilus, tout cela me poussait
dans une voie nouvelle. Non ! le capitaine Nemo
ne se contentait pas de fuir les hommes ! Son
formidable appareil servait non seulement ses
instincts de liberté, mais peut-être aussi les
intérêts de je ne sais quelles terribles représailles.
429
En ce moment, rien nest évident pour moi, je
nentrevois encore dans ces ténèbres que des
lueurs, et je dois me borner à écrire, pour ainsi
dire, sous la dictée des événements.
Dailleurs rien ne nous lie au capitaine Nemo.
Il sait que séchapper du Nautilus est impossible.
Nous ne sommes pas même prisonniers sur
parole. Aucun engagement dhonneur ne nous
enchaîne. Nous ne sommes que des captifs, que
des prisonniers déguisés sous le nom dhôtes par
un semblant de courtoisie. Toutefois, Ned Land
na pas renoncé à lespoir de recouvrer sa liberté.
Il est certain quil profitera de la première
occasion que le hasard lui offrira. Je ferai comme
lui sans doute. Et cependant, ce ne sera pas sans
une sorte de regret que jemporterai ce que la
générosité du capitaine nous aura laissé pénétrer
des mystères du Nautilus ! Car enfin, faut-il haïr
cet homme ou ladmirer ? Est-ce une victime ou
un bourreau ? Et puis, pour être franc, je
voudrais, avant de labandonner à jamais, je
voudrais avoir accompli ce tour du monde sousmarin
dont les débuts sont si magnifiques. Je
voudrais avoir observé la complète série des
430
merveilles entassées sous les mers du globe. Je
voudrais avoir vu ce que nul homme na vu
encore, quand je devrais payer de ma vie cet
insatiable besoin dapprendre ! Quai-je
découvert jusquici ? Rien, ou presque rien,
puisque nous navons encore parcouru que six
mille lieues à travers le Pacifique !
Pourtant je sais bien que le Nautilus se
rapproche des terres habitées, et que, si quelque
chance de salut soffre à nous, il serait cruel de
sacrifier mes compagnons à ma passion pour
linconnu. Il faudra les suivre, peut-être même les
guider. Mais cette occasion se présentera-t-elle
jamais ? Lhomme privé par la force de son libre
arbitre la désire, cette occasion, mais le savant, le
curieux, la redoute.
Ce jour-là, 21 janvier 1868, à midi, le second
vint prendre la hauteur du soleil. Je montai sur la
plate-forme, jallumai un cigare, et je suivis
lopération. Il me parut évident que cet homme
ne comprenait pas le français, car plusieurs fois je
fis à voix haute des réflexions qui auraient dû lui
arracher quelque signe involontaire dattention,
431
sil les eût comprises, mais il resta impassible et
muet.
Pendant quil observait au moyen du sextant,
un des matelots du Nautilus cet homme
vigoureux qui nous avait accompagnés lors de
notre première excursion sous-marine à lIle
Crespo vint nettoyer les vitres du fanal.
Jexaminai alors linstallation de cet appareil dont
la puissance était centuplée par des anneaux
lenticulaires disposés comme ceux des phares, et
qui maintenaient sa lumière dans le plan utile. La
lampe électrique était combinée de manière à
donner tout son pouvoir éclairant. Sa lumière, en
effet, se produisait dans le vide, ce qui assurait à
la fois sa régularité et son intensité. Ce vide
économisait aussi les pointes de graphite entre
lesquelles se développe larc lumineux :
Economie importante pour le capitaine Nemo,
qui naurait pu les renouveler aisément. Mais,
dans ces conditions, leur usure était presque
insensible.
Lorsque le Nautilus se prépara à reprendre sa
marche sous-marine, je redescendis au salon. Les
432
panneaux se refermèrent, et la route fut donnée
directement à louest.
Nous sillonnions alors les flots de locéan
Indien, vaste plaine liquide dune contenance de
cinq cent cinquante millions dhectares, et dont
les eaux sont si transparentes quelles donnent le
vertige à qui se penche à leur surface. Le
Nautilus y flottait généralement entre cent et
deux cents mètres de profondeur. Ce fut ainsi
pendant quelques jours. À tout autre que moi, pris
dun immense amour de la mer, les heures
eussent sans doute paru longues et monotones ;
mais ces promenades quotidiennes sur la plateforme
où je me retrempais dans lair vivifiant de
locéan, le spectacle de ces riches eaux à travers
les vitres du salon, la lecture des livres de la
bibliothèque, la rédaction de mes mémoires,
employaient tout mon temps et ne me laissaient
pas un moment de lassitude ou dennui.
Notre santé à tous se maintenait dans un état
très satisfaisant. Le régime du bord nous
convenait parfaitement, et pour mon compte, je
me serais bien passé des variantes que Ned Land,
433
par esprit de protestation, singéniait à y apporter.
De plus, dans cette température constante, il ny
avait pas même un rhume à craindre. Dailleurs,
ce madréporaire Dendrophyllée, connu en
Provence sous le nom de « fenouil de mer », et
dont il existait une certaine réserve à bord, eût
fourni avec la chair fondante de ses polypes une
pâte excellente contre la toux.
Pendant quelques jours, nous vîmes une
grande quantité doiseaux aquatiques,
palmipèdes, mouettes ou goélands. Quelques-uns
furent adroitement tués, et, préparés dune
certaine façon, ils fournirent un gibier deau très
acceptable. Parmi les grands voiliers, emportés à
de longues distances de toutes terres, et qui se
reposent sur les flots des fatigues du vol,
japerçus de magnifiques albatros au cri
discordant comme un braiment dâne, oiseaux qui
appartiennent à la famille des longipennes. La
famille des totipalmes était représentée par des
frégates rapides qui pêchaient prestement les
poissons de la surface, et par de nombreux
phaétons ou paille-en-queue, entre autres, ce
phaéton à brins rouges, gros comme un pigeon, et
434
dont le plumage blanc est nuancé de tons roses
qui font valoir la teinte noire des ailes.
Les filets du Nautilus rapportèrent plusieurs
sortes de tortues marines, du genre caret, à dos
bombé, et dont lécaille est très estimée. Ces
reptiles, qui plongent facilement, peuvent se
maintenir longtemps sous leau en fermant la
soupape charnue située à lorifice externe de leur
canal nasal. Quelques-uns de ces carets,
lorsquon les prit, dormaient encore dans leur
carapace, à labri des animaux marins. La chair
de ces tortues était généralement médiocre, mais
leurs oeufs formaient un régal excellent.
Quant aux poissons, ils provoquaient toujours
notre admiration, quand nous surprenions à
travers les panneaux ouverts les secrets de leur
vie aquatique. Je remarquai plusieurs espèces
quil ne mavait pas été donné dobserver
jusqualors.
Je citerai principalement des ostracions
particuliers à la mer Rouge, à la mer des Indes et
à cette partie de locéan qui baigne les côtes de
lAmérique équinoxiale. Ces poissons, comme
435
les tortues, les tatous, les oursins, les crustacés,
sont protégés par une cuirasse qui nest ni
crétacée, ni pierreuse, mais véritablement
osseuse. Tantôt elle affecte la forme dun solide
triangulaire, tantôt la forme dun solide
quadrangulaire. Parmi les triangulaires, jen notai
quelques-uns dune longueur dun demidécimètre,
dune chair salubre, dun goût exquis,
bruns à la queue, jaunes aux nageoires, et dont je
recommande lacclimatation même dans les eaux
douces, auxquelles dailleurs un certain nombre
de poissons de mer saccoutument aisément. Je
citerai aussi des ostracions quadrangulaires,
surmontés sur le dos de quatre gros tubercules ;
des ostracions mouchetés de points blancs sous la
partie inférieure du corps, qui sapprivoisent
comme des oiseaux ; des trigones, pourvus
daiguillons formés par la prolongation de leur
croûte osseuse, et auxquels leur singulier
grognement a valu le surnom de « cochons de
mer » ; puis des dromadaires à grosses bosses en
forme de cône, dont la chair est dure et coriace.
Je relève encore sur les notes quotidiennes
tenues par maître Conseil certains poissons du
436
genre tétrodons, particuliers à ces mers, des
spenglériens au dos rouge, à la poitrine blanche,
qui se distinguent par trois rangées longitudinales
de filaments, et des électriques, longs de sept
pouces, parés des plus vives couleurs. Puis,
comme échantillons dautres genres, des ovoïdes
semblables à un oeuf dun brun noir, sillonnés de
bandelettes blanches et dépourvus de queue ; des
diodons, véritables porcs-épics de la mer, munis
daiguillons et pouvant se gonfler de manière à
former une pelote hérissée de dards ; des
hippocampes communs à tous les océans ; des
pégases volants, à museau allongé, auxquels leurs
nageoires pectorales, très étendues et disposées
en forme dailes, permettent sinon de voler, du
moins de sélancer dans les airs ; des pigeons
spatulés, dont la queue est couverte de nombreux
anneaux écailleux ; des macrognathes à longue
mâchoire, excellents poissons longs de vingt-cinq
centimètres et brillant des plus agréables
couleurs ; des calliomores livides, dont la tête est
rugueuse ; des myriades de blennies-sauteurs,
rayés de noir, aux longues nageoires pectorales,
glissant à la surface des eaux avec une
437
prodigieuse vélocité ; de délicieux vélifères, qui
peuvent hisser leurs nageoires comme autant de
voiles déployées aux courants favorables ; des
kurtes splendides, auxquels la nature a prodigué
le jaune, le bleu céleste, largent et lor ; des
trichoptères, dont les ailes sont formées de
filaments ; des cottes, toujours maculées de
limon, qui produisent un certain bruissement ; des
trygles, dont le foie est considéré comme poison ;
des bodians, qui portent sur les yeux une oeillère
mobile ; enfin des soufflets, au museau long et
tubuleux, véritables gobe-mouches de locéan,
armés dun fusil que nont prévu ni les Chassepot
ni les Remington, et qui tuent les insectes en les
frappant dune simple goutte deau.
Dans le quatre-vingt-neuvième genre des
poissons classés par Lacépède, qui appartient à la
seconde sous-classe des osseux, caractérisés par
un opercule et une membrane branchiale, je
remarquai la scorpène, dont la tête est garnie
daiguillons et qui ne possède quune seule
nageoire dorsale ; ces animaux sont revêtus ou
privés de petites écailles, suivant le sous-genre
auquel ils appartiennent. Le second sous-genre
438
nous donna des échantillons de didactyles longs
de trois à quatre décimètres, rayés de jaune, mais
dont la tête est dun aspect fantastique. Quant au
premier sous-genre, il fournit plusieurs spécimens
de ce poisson bizarre justement surnommé
« crapaud de mer », poisson à tête grande, tantôt
creusée de sinus profonds, tantôt boursouflée de
protubérances ; hérissé daiguillons et parsemé de
tubercules, il porte des cornes irrégulières et
hideuses ; son corps et sa queue sont garnis de
callosités ; ses piquants font des blessures
dangereuses ; il est répugnant et horrible.
Du 21 au 23 janvier, le Nautilus marcha à
raison de deux cent cinquante lieues par vingtquatre
heures, soit cinq cent quarante milles, ou
vingt-deux milles à lheure. Si nous
reconnaissions au passage les diverses variétés de
poissons, cest que ceux-ci, attirés par léclat
électrique, cherchaient à nous accompagner ; la
plupart, distancés par cette vitesse, restaient
bientôt en arrière ; quelques-uns cependant
parvenaient à se maintenir pendant un certain
temps dans les eaux du Nautilus.
439
Le 24 au matin, par 12° 5 de latitude sud et
94° 33 de longitude, nous eûmes connaissance
de lîle Keeling, soulèvement madréporique
planté de magnifiques cocos, et qui fut visitée par
M. Darwin et le capitaine Fitz-Roy. Le Nautilus
prolongea à peu de distance les accores de cette
île déserte. Ses dragues rapportèrent de nombreux
échantillons de polypes et déchinodermes, et des
tests curieux de lembranchement des
mollusques. Quelques précieux produits de
lespèce des dauphinules accrurent les trésors du
capitaine Nemo, auxquels je joignis une astrée
punctifère, sorte de polypier parasite souvent fixé
sur une coquille.
Bientôt lîle Keeling disparut sous lhorizon,
et la route fut donnée au nord-ouest vers la pointe
de la péninsule indienne.
« Des terres civilisées, me dit ce jour-là Ned
Land. Cela vaudra mieux que ces îles de la
Papouasie, où lon rencontre plus de sauvages
que de chevreuils ! Sur cette terre indienne,
monsieur le professeur, il y a des routes, des
chemins de fer, des villes anglaises, françaises et
440
indoues. On ne ferait pas cinq milles sans y
rencontrer un compatriote. Hein ! est-ce que le
moment nest pas venu de brûler la politesse au
capitaine Nemo ?
Non, Ned, non, répondis-je dun ton très
déterminé. Laissons courir, comme vous dites,
vous autres marins. Le Nautilus se rapproche des
continents habités. Il revient vers lEurope, quil
nous y conduise. Une fois arrivés dans nos mers,
nous verrons ce que la prudence nous conseillera
de tenter. Dailleurs, je ne suppose pas que le
capitaine Nemo nous permette daller chasser sur
les côtes de Malabar ou de Coromandel comme
dans les forêts de la Nouvelle-Guinée.
Eh bien ! monsieur, ne peut-on se passer de
sa permission ? »
Je ne répondis pas au Canadien. Je ne voulais
pas discuter. Au fond, javais à coeur dépuiser
jusquau bout les hasards de la destinée qui
mavait jeté à bord du Nautilus.
À partir de lîle Keeling, notre marche se
ralentit généralement. Elle fut aussi plus
capricieuse et nous entraîna souvent à de grandes
441
profondeurs. On fit plusieurs fois usage des plans
inclinés que des leviers intérieurs pouvaient
placer obliquement à la ligne de flottaison. Nous
allâmes ainsi jusquà deux et trois kilomètres,
mais sans jamais avoir vérifié les grands fonds de
cette mer indienne que des sondes de treize mille
mètres nont pas pu atteindre. Quant à la
température des basses couches, le thermomètre
indiqua toujours invariablement quatre degrés audessus
de zéro. Jobservai seulement que, dans
les nappes supérieures, leau était toujours plus
froide sur les hauts fonds quen pleine mer.
Le 25 janvier, locéan étant absolument désert,
le Nautilus passa la journée à sa surface, battant
les flots de sa puissante hélice et les faisant
rejaillir à une grande hauteur. Comment, dans ces
conditions, ne leût-on pas pris pour un cétacé
gigantesque ? Je passai les trois quarts de cette
journée sur la plate-forme. Je regardais la mer.
Rien à lhorizon, si ce nest, vers quatre heures
du soir, un long steamer qui courait dans louest à
contre-bord. Sa mâture fut visible un instant,
mais il ne pouvait apercevoir le Nautilus, trop ras
sur leau. Je pensai que ce bateau à vapeur
442
appartenait à la ligne Péninsulaire et Orientale
qui fait le service de lîle de Ceylan à Sydney, en
touchant à la pointe du Roi George et à
Melbourne.
À cinq heures du soir, avant ce rapide
crépuscule qui lie le jour à la nuit dans les zones
tropicales, Conseil et moi nous fûmes émerveillés
par un curieux spectacle.
Il est un charmant animal dont la rencontre,
suivant les Anciens, présageait des chances
heureuses. Aristote, Athénée, Pline, Oppien,
avaient étudié ses goûts et épuisé à son égard
toute la poétique des savants de la Grèce et de
lItalie. Ils lappelèrent Nautilus et Pompylius.
Mais la science moderne na pas ratifié leur
appellation, et ce mollusque est maintenant connu
sous le nom dArgonaute.
Qui eût consulté Conseil eût appris de ce
brave garçon que lembranchement des
mollusques se divise en cinq classes ; que la
première classe, celle des céphalopodes, dont les
sujets sont tantôt nus, tantôt testacés, comprend
deux familles, celles des dibranchiaux et des
443
tétrabranchiaux, qui se distinguent par le nombre
de leurs branchies ; que la famille des
dibranchiaux renferme trois genres, largonaute,
le calmar et la seiche, et que la famille des
tétrabranchiaux nen contient quun seul, le
nautile. Si, après cette nomenclature, un esprit
rebelle eût confondu largonaute, qui est
acétabulifère, cest-à-dire porteur de ventouses,
avec le nautile, qui est tentaculifère, cest-à-dire
porteur de tentacules, il aurait été sans excuse.
Or cétait une troupe de ces argonautes qui
voyageait alors à la surface de locéan. Nous
pouvions en compter plusieurs centaines. Ils
appartenaient à lespèce des argonautes
tuberculés qui est spéciale aux mers de lInde.
Ces gracieux mollusques se mouvaient à
reculons au moyen de leur tube locomoteur en
chassant par ce tube leau quils avaient aspirée.
De leurs huit tentacules, six, allongés et amincis,
flottaient sur leau, tandis que les deux autres,
arrondis en palmes, se tendaient au vent comme
une voile légère. Je voyais parfaitement leur
coquille spiraliforme et ondulée que Cuvier
444
compare justement à une élégante chaloupe.
Véritable bateau en effet. Il transporte lanimal
qui la sécrété, sans que lanimal y adhère.
« Largonaute est libre de quitter sa coquille,
dis-je à Conseil, mais il ne la quitte jamais.
Ainsi fait le capitaine Nemo, répondit
judicieusement Conseil. Cest pourquoi il eût
mieux fait dappeler son navire lArgonaute. »
Pendant une heure environ, le Nautilus flotta
au milieu de cette troupe de mollusques. Puis, je
ne sais quel effroi les prit soudain. Comme à un
signal, toutes les voiles furent subitement
amenées ; les bras se replièrent, les corps se
contractèrent, les coquilles se renversant
changèrent leur centre de gravité, et toute la
flottille disparut sous les flots. Ce fut instantané,
et jamais navires dune escadre ne manoeuvrèrent
avec plus densemble.
En ce moment, la nuit tomba subitement, et les
lames, à peine soulevées par la brise,
sallongèrent paisiblement sous les préceintes du
Nautilus.
445
Le lendemain, 26 janvier, nous coupions
lÉquateur sur le quatre-vingt-deuxième
méridien, et nous rentrions dans lhémisphère
boréal.
Pendant cette journée, une formidable troupe
de squales nous fit cortège. Terribles animaux qui
pullulent dans ces mers et les rendent fort
dangereuses. Cétaient des squales philipps au
dos brun et au ventre blanchâtre, armés de onze
rangées de dents, des squales oeillés dont le cou
est marqué dune grande tache noire cerclée de
blanc qui ressemble à un oeil, des squales isabelle
à museau arrondi et semé de points obscurs.
Souvent, ces puissants animaux se précipitaient
contre la vitre du salon avec une violence peu
rassurante. Ned Land ne se possédait plus alors. Il
voulait remonter à la surface des flots et
harponner ces monstres, surtout certains squales
émissoles dont la gueule est pavée de dents
disposées comme une mosaïque, et de grands
squales tigrés, longs de cinq mètres, qui le
provoquaient avec une insistance toute
particulière. Mais bientôt le Nautilus, accroissant
sa vitesse, laissa facilement en arrière les plus
446
rapides de ces requins.
Le 27 janvier, à louvert du vaste golfe du
Bengale, nous rencontrâmes à plusieurs reprises,
spectacle sinistre ! des cadavres qui flottaient à la
surface des flots. Cétaient les morts des villes
indiennes, charriés par le Gange jusquà la haute
mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs
du pays, navaient pas achevé de dévorer. Mais
les squales ne manquaient pas pour les aider dans
leur funèbre besogne.
Vers sept heures du soir, le Nautilus à demi
immergé navigua au milieu dune mer de lait. À
perte de vue locéan semblait être lactifié. Étaitce
leffet des rayons lunaires ? Non, car la lune,
ayant deux jours à peine, était encore perdue audessous
de lhorizon dans les rayons du soleil.
Tout le ciel, quoique éclairé par le rayonnement
sidéral, semblait noir par contraste avec la
blancheur des eaux.
Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il
minterrogeait sur les causes de ce singulier
phénomène. Heureusement, jétais en mesure de
lui répondre.
447
« Cest ce quon appelle une mer de lait, lui
dis-je, vaste étendue de flots blancs qui se voit
fréquemment sur les côtes dAmboine et dans ces
parages.
Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il
mapprendre quelle cause produit un pareil effet,
car cette eau ne sest pas changée en lait, je
suppose !
Non, mon garçon, et cette blancheur qui te
surprend nest due quà la présence de myriades
de bestioles infusoires, sortes de petits vers
lumineux, dun aspect gélatineux et incolore, de
lépaisseur dun cheveu, et dont la longueur ne
dépasse pas un cinquième de millimètre.
Quelques-unes de ces bestioles adhèrent entre
elles pendant lespace de plusieurs lieues.
Plusieurs lieues ! sécria Conseil.
Oui, mon garçon, et ne cherche pas à
supputer le nombre de ces infusoires ! Tu ny
parviendrais pas, car, si je ne me trompe, certains
navigateurs ont flotté sur ces mers de lait pendant
plus de quarante milles. »
448
Je ne sais si Conseil tint compte de ma
recommandation, mais il parut se plonger dans
des réflexions profondes, cherchant sans doute à
évaluer combien quarante milles carrés
contiennent de cinquièmes de millimètre. Pour
moi, je continuai dobserver le phénomène.
Pendant plusieurs heures, le Nautilus trancha de
son éperon ces flots blanchâtres, et je remarquai
quil glissait sans bruit sur cette eau savonneuse,
comme sil eût flotté dans ces remous décume
que les courants et les contre-courants des baies
laissaient quelquefois entre eux.
Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte
ordinaire, mais derrière nous, jusquaux limites
de lhorizon, le ciel, réfléchissant la blancheur
des flots, sembla longtemps imprégné des vagues
lueurs dune aurore boréale.
449
II
Une nouvelle proposition du capitaine Nemo
Le 28 février, lorsque le Nautilus revint à midi
à la surface de la mer, par 9° 4 de latitude nord,
il se trouvait en vue dune terre qui lui restait à
huit milles dans louest. Jobservai tout dabord
une agglomération de montagnes, hautes de deux
mille pieds environ, dont les formes se
modelaient très capricieusement. Le point
terminé, je rentrai dans le salon, et lorsque le
relèvement eut été reporté sur la carte, je
reconnus que nous étions en présence de lîle de
Ceylan, cette perle qui pend au lobe inférieur de
la péninsule indienne.
Jallai chercher dans la bibliothèque quelque
livre relatif à cette île, lune des plus fertiles du
globe. Je trouvai précisément un volume de Sirr
H. C., Esq., intitulé Ceylan and the Cingalese.
450
Rentré au salon, je notai dabord les relèvements
de Ceylan, à laquelle lAntiquité avait prodigué
tant de noms divers. Sa situation était entre 5° 55
et 9° 49 de latitude nord, et entre 79° 42 et 82°
4 de longitude à lest du méridien de
Greenwich ; sa longueur, deux cent soixantequinze
milles ; sa largeur maximum, cent
cinquante milles ; sa circonférence, neuf cents
milles ; sa superficie, vingt-quatre mille quatre
cent quarante-huit milles, cest-à-dire un peu
inférieure à celle de lIrlande.
Le capitaine Nemo et son second parurent en
ce moment.
Le capitaine jeta un coup doeil sur la carte.
Puis, se retournant vers moi :
« Lîle de Ceylan, dit-il, une terre célèbre par
ses pêcheries de perles. Vous serait-il agréable,
monsieur Aronnax, de visiter lune de ses
pêcheries ?
Sans aucun doute, capitaine.
Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si
nous voyons les pêcheries, nous ne verrons pas
451
les pêcheurs. Lexploitation annuelle nest pas
encore commencée. Nimporte. Je vais donc
donner lordre de rallier le golfe de Manaar, où
nous arriverons dans la nuit. »
Le capitaine dit quelques mots à son second
qui sortit aussitôt. Bientôt le Nautilus rentra dans
son liquide élément, et le manomètre indiqua
quil sy tenait à une profondeur de trente pieds.
La carte sous les yeux, je cherchai alors ce
golfe de Manaar. Je le trouvai par le neuvième
parallèle, sur la côte nord-ouest de Ceylan. Il était
formé par une ligne allongée de la petite île
Manaar. Pour latteindre, il fallait remonter tout
le rivage occidental de Ceylan.
« Monsieur le professeur, me dit alors le
capitaine Nemo, on pêche des perles dans le golfe
du Bengale, dans la mer des Indes, dans les mers
de Chine et du Japon, dans les mers du sud de
lAmérique, au golfe de Panama, au golfe de
Californie ; mais cest à Ceylan que cette pêche
obtient les plus beaux résultats. Nous arrivons un
peu tôt, sans doute. Les pêcheurs ne se
rassemblent que pendant le mois de mars au golfe
452
de Manaar, et là, pendant trente jours, leurs trois
cents bateaux se livrent à cette lucrative
exploitation des trésors de la mer. Chaque bateau
est monté par dix rameurs et par dix pêcheurs.
Ceux-ci, divisés en deux groupes, plongent
alternativement et descendent à une profondeur
de douze mètres au moyen dune lourde pierre
quils saisissent entre leurs pieds et quune corde
rattache au bateau.
Ainsi, dis-je, cest toujours ce moyen
primitif qui est encore en usage ?
Toujours, me répondit le capitaine Nemo,
bien que ces pêcheries appartiennent au peuple le
plus industrieux du globe, aux Anglais, auxquels
le traité dAmiens les a cédées en 1802.
Il me semble, cependant, que le scaphandre,
tel que vous lemployez, rendrait de grands
services dans une telle opération.
Oui, car ces pauvres pêcheurs ne peuvent
demeurer longtemps sous leau. LAnglais
Perceval, dans son voyage à Ceylan, parle bien
dun Cafre qui restait cinq minutes sans remonter
à la surface, mais le fait me paraît peu croyable.
453
Je sais que quelques plongeurs vont jusquà
cinquante-sept secondes, et de très habiles
jusquà quatre-vingt-sept ; toutefois ils sont rares,
et, revenus à bord, ces malheureux rendent par le
nez et les oreilles de leau teintée de sang. Je
crois que la moyenne de temps que les pêcheurs
peuvent supporter est de trente secondes, pendant
lesquelles ils se hâtent dentasser dans un petit
filet toutes les huîtres perlières quils arrachent ;
mais, généralement, ces pêcheurs ne vivent pas
vieux ; leur vue saffaiblit, des ulcérations se
déclarent à leurs yeux ; des plaies se forment sur
leur corps, et souvent même ils sont frappés
dapoplexie au fond de la mer.
Oui, dis-je, cest un triste métier, et qui ne
sert quà la satisfaction de quelques caprices.
Mais, dites-moi, capitaine, quelle quantité
dhuîtres peut pêcher un bateau dans sa journée ?
Quarante à cinquante mille environ. On dit
même quen 1814, le gouvernement anglais ayant
fait pêcher pour son propre compte, ses
plongeurs, dans vingt journées de travail,
rapportèrent soixante-seize millions dhuîtres.
454
Au moins, demandai-je, ces pêcheurs sontils
suffisamment rétribués ?
À peine, monsieur le professeur. À Panama,
ils ne gagnent quun dollar par semaine. Le plus
souvent, ils ont un sol par huître qui renferme une
perle, et combien en ramènent-ils qui nen
contiennent pas !
Un sol à ces pauvres gens qui enrichissent
leurs maîtres ! Cest odieux.
Ainsi, monsieur le professeur, me dit le
capitaine Nemo, vos compagnons et vous, vous
visiterez le banc de Manaar, et si par hasard
quelque pêcheur hâtif sy trouve déjà, eh bien,
nous le verrons opérer.
Cest convenu, capitaine.
À propos, monsieur Aronnax, vous navez
pas peur des requins ?
Des requins ? » mécriai-je.
Cette question me parut, pour le moins, très
oiseuse.
« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo.
455
Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis
pas encore très familiarisé avec ce genre de
poissons.
Nous y sommes habitués, nous autres,
répliqua le capitaine Nemo, et avec le temps,
vous vous y ferez. Dailleurs, nous serons armés,
et, chemin faisant, nous pourrons peut-être
chasser quelque squale. Cest une chasse
intéressante. Ainsi donc, à demain, monsieur le
professeur, et de grand matin. »
Cela dit dun ton dégagé, le capitaine Nemo
quitta le salon.
On vous inviterait à chasser lours dans les
montagnes de la Suisse, que vous diriez : « Très
bien ! demain nous irons chasser lours. » On
vous inviterait à chasser le lion dans les plaines
de lAtlas, ou le tigre dans les jungles de lInde,
que vous diriez : « Ah ! ah ! il paraît que nous
allons chasser le tigre ou le lion ! » Mais on vous
inviterait à chasser le requin dans son élément
naturel, que vous demanderiez peut-être à
réfléchir avant daccepter cette invitation.
Pour moi, je passai ma main sur mon front où
456
perlaient quelques gouttes de sueur froide.
« Réfléchissons, me dis-je, et prenons notre
temps. Chasser des loutres dans les forêts sousmarines,
comme nous lavons fait dans les forêts
de lîle Crespo, passe encore. Mais courir le fond
des mers, quand on est à peu près certain dy
rencontrer des squales, cest autre chose ! Je sais
bien que dans certains pays, aux îles Andamènes
particulièrement, les nègres nhésitent pas à
attaquer le requin, un poignard dans une main et
un lacet dans lautre, mais je sais aussi que
beaucoup de ceux qui affrontent ces formidables
animaux ne reviennent pas vivants ! Dailleurs, je
ne suis pas un nègre, et quand je serais un nègre,
je crois que, dans ce cas, une légère hésitation de
ma part ne serait pas déplacée. »
Et me voilà rêvant de requins, songeant à ces
vastes mâchoires armées de multiples rangées de
dents, et capables de couper un homme en deux.
Je me sentais déjà une certaine douleur autour des
reins. Puis, je ne pouvais digérer le sans-façon
avec lequel le capitaine avait fait cette déplorable
invitation ! Neût-on pas dit quil sagissait
457
daller traquer sous bois quelque renard
inoffensif ?
« Bon ! pensai-je, jamais Conseil ne voudra
venir, et cela me dispensera daccompagner le
capitaine. »
Quant à Ned Land, javoue que je ne me
sentais pas aussi sûr de sa sagesse. Un péril, si
grand quil fût, avait toujours un attrait pour sa
nature batailleuse.
Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le
feuilletai machinalement. Je voyais, entre les
lignes, des mâchoires formidablement ouvertes.
En ce moment, Conseil et le Canadien
entrèrent, lair tranquille et même joyeux. Ils ne
savaient pas ce qui les attendait.
« Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre
capitaine Nemo que le diable emporte ! vient
de nous faire une très aimable proposition.
Ah ! dis-je, vous savez...
Nen déplaise à monsieur, répondit Conseil,
le commandant du Nautilus nous a invités à
visiter demain, en compagnie de monsieur, les
458
magnifiques pêcheries de Ceylan. Il la fait en
termes excellents et sest conduit en véritable
gentleman.
Il ne vous a rien dit de plus ?
Rien, monsieur, répondit le Canadien, si ce
nest quil vous avait parlé de cette petite
promenade.
En effet, dis-je. Et il ne vous a donné aucun
détail sur...
Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous
accompagnerez, nest-il pas vrai ?
Moi... sans doute ! Je vois que vous y prenez
goût, maître Land.
Oui ! cest curieux, très curieux.
Dangereux peut-être ! ajoutai-je dun ton
insinuant.
Dangereux, répondit Ned Land, une simple
excursion sur un banc dhuîtres ! »
Décidément le capitaine Nemo avait jugé
inutile déveiller lidée de requins dans lesprit de
mes compagnons. Moi, je les regardais dun oeil
459
troublé, et comme sil leur manquait déjà quelque
membre. Devais-je les prévenir ? Oui, sans doute,
mais je ne savais trop comment my prendre.
« Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudrat-
il nous donner des détails sur la pêche des
perles ?
Sur la pêche elle-même, demandai-je, ou sur
les incidents qui...
Sur la pêche, répondit le Canadien. Avant de
sengager sur le terrain, il est bon de le connaître.
Eh bien ! asseyez-vous, mes amis, et je vais
vous apprendre tout ce que lAnglais Sirr vient de
mapprendre à moi-même. »
Ned et Conseil prirent place sur un divan, et
tout dabord le Canadien me dit :
« Monsieur, quest-ce que cest quune perle ?
Mon brave Ned, répondis-je, pour le poète,
la perle est une larme de la mer ; pour les
Orientaux, cest une goutte de rosée solidifiée ;
pour les dames, cest un bijou de forme oblongue,
dun éclat hyalin, dune matière nacrée, quelles
portent au doigt, au cou ou à loreille ; pour le
460
chimiste, cest un mélange de phosphate et de
carbonate de chaux avec un peu de gélatine, et
enfin, pour le naturaliste, cest une simple
sécrétion maladive de lorgane qui produit la
nacre chez certains bivalves.
Embranchement des mollusques, dit Conseil,
classe des acéphales, ordre des testacés.
Précisément, savant Conseil. Or, parmi ces
testacés, loreille-de-mer iris, les turbots, les
tridacnes, les pinnes marines, en un mot tous
ceux qui sécrètent la nacre, cest-à-dire cette
substance bleue, bleuâtre, violette ou blanche, qui
tapisse lintérieur de leurs valves, sont
susceptibles de produire des perles.
Les moules aussi ? demanda le Canadien.
Oui ! les moules de certains cours deau de
lEcosse, du Pays de Galles, de lIrlande, de la
Saxe, de la Bohême, de la France.
Bon ! on y fera attention, désormais,
répondit le Canadien.
Mais, repris-je, le mollusque par excellence
qui distille la perle, cest lhuître perlière, la
461
Meleagrina margaritifera, la précieuse pintadine.
La perle nest quune concrétion nacrée qui se
dispose sous une forme globuleuse, ou elle
adhère à la coquille de lhuître, ou elle sincruste
dans les plis de lanimal. Sur les valves, la perle
est adhérente ; sur les chairs, elle est libre. Mais
elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soit
un ovule stérile, soit un grain de sable, autour
duquel la matière nacrée se dépose en plusieurs
années, successivement et par couches minces et
concentriques.
Trouve-t-on plusieurs perles dans une même
huître ? demanda Conseil.
Oui, mon garçon. Il y a de certaines
pintadines qui forment un véritable écrin. On a
même cité une huître, mais je me permets den
douter, qui ne contenait pas moins de cent
cinquante requins.
Cent cinquante requins ! sécria Ned Land.
Ai-je dit requins ? mécriai-je vivement. Je
veux dire cent cinquante perles. Requins naurait
aucun sens.
462
En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous
apprendra-t-il maintenant par quels moyens on
extrait ces perles ?
On procède de plusieurs façons, et souvent
même, quand les perles adhèrent aux valves, les
pêcheurs les arrachent avec des pinces. Mais, le
plus communément, les pintadines sont étendues
sur des nattes de sparterie qui couvrent le rivage.
Elles meurent ainsi à lair libre, et, au bout de dix
jours, elles se trouvent dans un état satisfaisant de
putréfaction. On les plonge alors dans de vastes
réservoirs deau de mer, puis on les ouvre et on
les lave. Cest à ce moment que commence le
double travail des rogueurs. Dabord, ils séparent
les plaques de nacre connues dans le commerce
sous le nom de franche argentée, de bâtarde
blanche et de bâtarde noire, qui sont livrées par
caisses de cent vingt-cinq à cent cinquante
kilogrammes. Puis, ils enlèvent le parenchyme de
lhuître, ils le font bouillir, et ils le tamisent afin
den extraire jusquaux plus petites perles.
Le prix de ces perles varie suivant leur
grosseur ? demanda Conseil.
463
Non seulement selon leur grosseur,
répondis-je, mais aussi selon leur forme, selon
leur eau, cest-à-dire leur couleur, et selon leur
orient, cest-à-dire cet éclat chatoyant et diapré
qui les rend si charmantes à loeil. Les plus belles
perles sont appelées perles vierges ou parangons ;
elles se forment isolément dans le tissu du
mollusque, elles sont blanches, souvent opaques,
mais quelquefois dune transparence opaline, et
le plus communément sphériques ou piriformes.
Sphériques, elles forment les bracelets ;
piriformes, des pendeloques, et, étant les plus
précieuses, elles se vendent à la pièce. Les autres
perles adhèrent à la coquille de lhuître, et, plus
irrégulières, elles se vendent au poids. Enfin,
dans un ordre inférieur se classent les petites
perles, connues sous le nom de semences ; elles
se vendent à la mesure et servent plus
particulièrement à exécuter des broderies sur les
ornements déglise.
Mais ce travail, qui consiste à séparer les
perles selon leur grosseur, doit être long et
difficile, dit le Canadien.
464
Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen
de onze tamis ou cribles percés dun nombre
variable de trous. Les perles qui restent dans les
tamis, qui comptent de vingt à quatre-vingts
trous, sont de premier ordre. Celles qui ne
séchappent pas des cribles percés de cent à huit
cents trous sont de second ordre. Enfin, les perles
pour lesquelles lon emploie les tamis percés de
neuf cents à mille trous forment la semence.
Cest ingénieux, dit Conseil, et je vois que la
division, le classement des perles, sopère
mécaniquement. Et monsieur pourra-t-il nous dire
ce que rapporte lexploitation des bancs dhuîtres
perlières ?
À sen tenir au livre de Sirr, répondis-je, les
pêcheries de Ceylan sont affermées annuellement
pour la somme de trois millions de squales.
De francs ! reprit Conseil.
Oui, de francs ! Trois millions de francs,
repris-je. Mais je crois que ces pêcheries ne
rapportent plus ce quelles rapportaient autrefois.
Il en est de même des pêcheries américaines, qui,
sous le règne de Charles Quint, produisaient
465
quatre millions de francs, présentement réduits
aux deux tiers. En somme, on peut évaluer à neuf
millions de francs le rendement général de
lexploitation des perles.
Mais, demanda Conseil, est-ce que lon ne
cite pas quelques perles célèbres qui ont été
cotées à un très haut prix ?
Oui, mon garçon. On dit que César offrit à
Servilia une perle estimée cent vingt mille francs
de notre monnaie.
Jai même entendu raconter, dit le Canadien,
quune certaine dame antique buvait des perles
dans son vinaigre.
Cléopâtre, riposta Conseil.
Ça devait être mauvais, ajouta Ned Land.
Détestable, ami Ned, répondit Conseil ; mais
un petit verre de vinaigre qui coûte quinze cent
mille francs, cest dun joli prix.
Je regrette de ne pas avoir épousé cette
dame, dit le Canadien en manoeuvrant son bras
dun air peu rassurant.
Ned Land lépoux de Cléopâtre ! sécria
466
Conseil.
Mais jai dû me marier, Conseil, répondit
sérieusement le Canadien, et ce nest pas ma
faute si laffaire na pas réussi. Javais même
acheté un collier de perles à Kat Tender, ma
fiancée, qui, dailleurs, en a épousé un autre. Eh
bien ! ce collier ne mavait pas coûté plus dun
dollar et demi, et cependant monsieur le
professeur voudra bien me croire les perles qui
le composaient nauraient pas passé par le tamis
de vingt trous.
Mon brave Ned, répondis-je en riant,
cétaient des perles artificielles, de simples
globules de verre enduits à lintérieur dessence
dOrient.
Eh ! cette essence dOrient, répondit le
Canadien, cela doit coûter cher.
Si peu que rien ! Ce nest autre chose que la
substance argentée de lécaille de lablette,
recueillie dans leau et conservée dans
lammoniaque. Elle na aucune valeur.
Cest peut-être pour cela que Kat Tender en
467
a épousé un autre, répondit philosophiquement
maître Land.
Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de
haute valeur, je ne crois pas que jamais souverain
en ait possédé une supérieure à celle du capitaine
Nemo.
Celle-ci, dit Conseil, en montrant le
magnifique bijou enfermé sous sa vitrine.
Certainement, je ne me trompe pas en lui
assignant une valeur de deux millions de...
Francs ! dit vivement Conseil.
Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans
doute, elle naura coûté au capitaine que la peine
de la ramasser.
Eh ! sécria Ned Land, qui dit que demain,
pendant notre promenade, nous ne rencontrerons
pas sa pareille !
Bah ! fit Conseil.
Et pourquoi pas ?
À quoi des millions nous serviraient-ils à
bord du Nautilus ?
468
À bord, non, dit Ned Land, mais... ailleurs.
Oh ! ailleurs ! fit Conseil en secouant la tête.
Au fait, dis-je, maître Land a raison. Et si
nous rapportons jamais en Europe ou en
Amérique une perle de quelques millions, voilà
du moins qui donnera une grande authenticité, et,
en même temps, un grand prix au récit de nos
aventures.
Je le crois, dit le Canadien.
Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au
côté instructif des choses, est-ce que cette pêche
des perles est dangereuse ?
Non, répondis-je vivement, surtout si lon
prend certaines précautions.
Que risque-t-on dans ce métier ? dit Ned
Land, davaler quelques gorgées deau de mer !
Comme vous dites, Ned. À propos, dis-je, en
essayant de prendre le ton dégagé du capitaine
Nemo, est-ce que vous avez peur des requins,
brave Ned ?
Moi, répondit le Canadien, un harponneur de
profession ! Cest mon métier de me moquer
469
deux !
Il ne sagit pas, dis-je, de les pêcher avec un
émerillon, de les hisser sur le pont dun navire, de
leur couper la queue à coups de hache, de leur
ouvrir le ventre, de leur arracher le coeur et, de le
jeter à la mer !
Alors, il sagit de... ?
Oui, précisément.
Dans leau ?
Dans leau.
Ma foi, avec un bon harpon ! Vous savez,
monsieur, ces requins, ce sont des bêtes assez mal
façonnées. Il faut quelles se retournent sur le
ventre pour vous happer, et, pendant ce temps... »
Ned Land avait une manière de prononcer le
mot « happer » qui donnait froid dans le dos.
« Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces
squales ?
Moi, dit Conseil, je serai franc avec
monsieur.
À la bonne heure, pensai-je.
470
Si monsieur affronte les requins, dit Conseil,
je ne vois pas pourquoi son fidèle domestique ne
les affronterait pas avec lui ! »
471
III
Une perle de dix millions
La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez
mal. Les squales jouèrent un rôle important dans
mes rêves, et je trouvai très juste et très injuste à
la fois cette étymologie qui fait venir le mot
requin du mot « requiem ».
Le lendemain, à quatre heures du matin, je fus
réveillé par le steward que le capitaine Nemo
avait spécialement mis à mon service. Je me levai
rapidement, je mhabillai et je passai dans le
salon.
Le capitaine Nemo my attendait.
« Monsieur Aronnax, me dit-il, êtes-vous prêt
à partir ?
Je suis prêt.
Veuillez me suivre.
472
Et mes compagnons, capitaine ?
Ils sont prévenus et nous attendent.
Nallons-nous pas revêtir nos scaphandres ?
demandai-je.
Pas encore. Je nai pas laissé le Nautilus
approcher de trop près cette côte, et nous sommes
assez au large du banc de Manaar ; mais jai fait
parer le canot qui nous conduira au point précis
de débarquement et nous épargnera un assez long
trajet. Il emporte nos appareils de plongeurs, que
nous revêtirons au moment où commencera cette
exploration sous-marine. »
Le capitaine Nemo me conduisit vers
lescalier central, dont les marches aboutissaient
à la plate-forme. Ned et Conseil se trouvaient là,
enchantés de la « partie de plaisir » qui se
préparait. Cinq matelots du Nautilus, les avirons
armés, nous attendaient dans le canot qui avait
été. bossé contre le bord.
La nuit était encore obscure. Des plaques de
nuages couvraient le ciel et ne laissaient
apercevoir que de rares étoiles. Je portai mes
473
yeux du côté de la terre, mais je ne vis quune
ligne trouble qui fermait les trois quarts de
lhorizon du sud-ouest au nord-ouest. Le
Nautilus, ayant remonté pendant la nuit la côte
occidentale de Ceylan, se trouvait à louest de la
baie, ou plutôt de ce golfe formé par cette terre et
lîle de Manaar. Là, sous les sombres eaux,
sétendait le banc de pintadines, inépuisable
champ de perles dont la longueur dépasse vingt
milles.
Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi,
nous prîmes place à larrière du canot. Le patron
de lembarcation se mit à la barre ; ses quatre
compagnons appuyèrent sur leurs avirons ; la
bosse fut larguée et nous débordâmes.
Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne
se pressaient pas. Jobservai que leurs coups
daviron, vigoureusement engagés sous leau, ne
se succédaient que de dix secondes en dix
secondes, suivant la méthode généralement usitée
dans les marines de guerre. Tandis que
lembarcation courait sur son erre, les gouttelettes
liquides frappaient en crépitant le fond noir des
474
flots comme des bavures de plomb fondu. Une
petite houle, venue du large, imprimait au canot
un léger roulis, et quelques crêtes de lames
clapotaient à son avant.
Nous étions silencieux. À quoi songeait le
capitaine Nemo ? Peut-être à cette terre dont il
sapprochait, et quil trouvait trop près de lui,
contrairement à lopinion du Canadien, auquel
elle semblait encore trop éloignée. Quant à
Conseil, il était là en simple curieux.
Vers cinq heures et demie, les premières
teintes de lhorizon accusèrent plus nettement la
ligne supérieure de la côte. Assez plate dans lest,
elle se renflait un peu vers le sud. Cinq milles la
séparaient encore, et son rivage se confondait
avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous, la
mer était déserte. Pas un bateau, pas un plongeur.
Solitude profonde sur ce lieu de rendez-vous des
pêcheurs de perles. Ainsi que le capitaine Nemo
me lavait fait observer, nous arrivions un mois
trop tôt dans ces parages.
À six heures, le jour se fit subitement, avec
cette rapidité particulière aux régions tropicales,
475
qui ne connaissent ni laurore ni le crépuscule.
Les rayons solaires percèrent le rideau de nuages
amoncelés sur lhorizon oriental, et lastre
radieux séleva rapidement.
Je vis distinctement la terre, avec quelques
arbres épars çà et là.
Le canot savança vers lîle de Manaar, qui
sarrondissait dans le sud. Le capitaine Nemo
sétait levé de son banc et observait la mer.
Sur un signe de lui, lancre fut mouillée, et la
chaîne courut à peine, car le fond nétait pas à
plus dun mètre, et il formait en cet endroit lun
des plus hauts points du banc de pintadines. Le
canot évita aussitôt sous la poussée du jusant qui
portait au large.
« Nous voici arrivés, monsieur Aronnax, dit
alors le capitaine Nemo. Vous voyez cette baie
resserrée. Cest ici même que dans un mois se
réuniront les nombreux bateaux de pêche des
exploitants, et ce sont ces eaux que leurs
plongeurs iront audacieusement fouiller. Cette
baie est heureusement disposée pour ce genre de
pêche. Elle est abritée des vents les plus forts, et
476
la mer ny est jamais très houleuse, circonstance
très favorable au travail des plongeurs. Nous
allons maintenant revêtir nos scaphandres, et
nous commencerons notre promenade. »
Je ne répondis rien, et tout en regardant ces
flots suspects, aidé des matelots de lembarcation,
je commençai à revêtir mon lourd vêtement de
mer. Le capitaine Nemo et mes deux compagnons
shabillaient aussi. Aucun des hommes du
Nautilus ne devait nous accompagner dans cette
nouvelle excursion.
Bientôt nous fûmes emprisonnés jusquau cou
dans le vêtement de caoutchouc, et des bretelles
fixèrent sur notre dos les appareils à air. Quant
aux appareils Ruhmkorff, il nen était pas
question. Avant dintroduire ma tête dans sa
capsule de cuivre, jen fis lobservation au
capitaine.
« Ces appareils nous seraient inutiles, me
répondit le capitaine. Nous nirons pas à de
grandes profondeurs, et les rayons solaires
suffiront à éclairer notre marche. Dailleurs, il
nest pas prudent demporter sous ces eaux une
477
lanterne électrique. Son éclat pourrait attirer
inopinément quelque dangereux habitant de ces
parages. »
Pendant que le capitaine Nemo prononçait ces
paroles, je me retournai vers Conseil et Ned
Land. Mais ces deux amis avaient déjà emboîté
leur tête dans la calotte métallique, et ils ne
pouvaient ni entendre ni répondre.
Une dernière question me restait à adresser au
capitaine Nemo :
« Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils ?
Des fusils ! à quoi bon ? Vos montagnards
nattaquent-ils pas lours un poignard à la main,
et lacier nest-il pas plus sûr que le plomb ?
Voici une lame solide. Passez-la à votre ceinture
et partons. »
Je regardai mes compagnons. Ils étaient armés
comme nous, et, de plus, Ned Land brandissait un
énorme harpon quil avait déposé dans le canot
avant de quitter le Nautilus.
Puis, suivant lexemple du capitaine, je me
laissai coiffer de la pesante sphère de cuivre, et
478
nos réservoirs à air furent immédiatement mis en
activité.
Un instant après, les matelots de lembarcation
nous débarquaient les uns après les autres, et, par
un mètre et demi deau, nous prenions pied sur un
sable uni. Le capitaine Nemo nous fit un signe de
la main. Nous le suivîmes, et par une pente douce
nous disparûmes sous les flots.
Là, les idées qui obsédaient mon cerveau
mabandonnèrent. Je redevins étonnamment
calme. La facilité de mes mouvements accrut ma
confiance, et létrangeté du spectacle captiva mon
imagination.
Le soleil envoyait déjà sous les eaux une clarté
suffisante. Les moindres objets restaient
perceptibles. Après dix minutes de marche, nous
étions par cinq mètres deau, et le terrain devenait
à peu près plat.
Sur nos pas, comme des compagnies de
bécassines dans un marais, se levaient des volées
de poissons curieux du genre des monoptères,
dont les sujets nont dautre nageoire que celle de
la queue. Je reconnus le javanais, véritable
479
serpent long de huit décimètres, au ventre livide,
que lon confondrait facilement avec le congre
sans les lignes dor de ses flancs. Dans le genre
des stromatées, dont le corps est très comprimé et
ovale, jobservai des parus aux couleurs
éclatantes portant comme une faux leur nageoire
dorsale, poissons comestibles qui, séchés et
marinés, forment un mets excellent connu sous le
nom de karawade ; puis des tranquebars,
appartenant au genre des apsiphoroïdes, dont le
corps est recouvert dune cuirasse écailleuse à
huit pans longitudinaux.
Cependant lélévation progressive du soleil
éclairait de plus en plus la masse des eaux. Le sol
changeait peu à peu. Au sable fin succédait une
véritable chaussée de rochers arrondis, revêtus
dun tapis de mollusques et de zoophytes. Parmi
les échantillons de ces deux embranchements, je
remarquai des placènes à valves minces et
inégales, sortes dostracées particulières à la mer
Rouge et à locéan Indien, des lucines orangées à
coquille orbiculaire, des tarières subulées,
quelques-unes de ces pourpres persiques qui
fournissaient au Nautilus une teinture admirable,
480
des rochers cornus, longs de quinze centimètres,
qui se dressaient sous les flots comme des mains
prêtes à vous saisir, des turbinelles cornigères,
toutes hérissées dépines, des lingules hyantes,
des anatines, coquillages comestibles qui
alimentent les marchés de lHindoustan, des
pélagies panopyres, légèrement lumineuses, et
enfin dadmirables oculines flabelliformes,
magnifiques éventails qui forment lune des plus
riches arborisations de ces mers.
Au milieu de ces plantes vivantes et sous les
berceaux dhydrophytes couraient de gauches
légions darticulés, particulièrement des ranines
dentées, dont la carapace représente un triangle
un peu arrondi, des birgues spéciales à ces
parages, des parthénopes horribles, dont laspect
répugnait aux regards. Un animal non moins
hideux que je rencontrai plusieurs fois, ce fut ce
crabe énorme observé par M. Darwin, auquel la
nature a donné linstinct et la force nécessaires
pour se nourrir de noix de coco ; il grimpe aux
arbres du rivage, il fait tomber la noix qui se fend
dans sa chute, et il louvre avec ses puissantes
pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe courait
481
avec une agilité sans pareille, tandis que des
chélonées franches, de cette espèce qui fréquente
les côtes du Malabar, se déplaçaient lentement
entre les roches ébranlées.
Vers sept heures, nous arpentions enfin le
banc de pintadines, sur lequel les huîtres perlières
se reproduisent par millions. Ces mollusques
précieux adhéraient aux rocs et y étaient
fortement attachés par ce byssus de couleur brune
qui ne leur permet pas de se déplacer. En quoi ces
huîtres sont inférieures aux moules elles-mêmes,
auxquelles la nature na pas refusé toute faculté
de locomotion.
La pintadine meleagrina, la mère perle, dont
les valves sont à peu près égales, se présente sous
la forme dune coquille arrondie, aux épaisses
parois, très rugueuses à lextérieur. Quelquesunes
de ces coquilles étaient feuilletées et
sillonnées de bandes verdâtres qui rayonnaient de
leur sommet. Elles appartenaient aux jeunes
huîtres. Les autres, à surface rude et noire,
vieilles de dix ans et plus, mesuraient jusquà
quinze centimètres de largeur.
482
Le capitaine Nemo me montra de la main cet
amoncellement prodigieux de pintadines, et je
compris que cette mine était véritablement
inépuisable, car la force créatrice de la nature
lemporte sur linstinct destructif de lhomme.
Ned Land, fidèle à cet instinct, se hâtait demplir
des plus beaux mollusques un filet quil portait à
son côté.
Mais nous ne pouvions nous arrêter. Il fallait
suivre le capitaine qui semblait se diriger par des
sentiers connus de lui seul. Le sol remontait
sensiblement, et parfois mon bras, que jélevais,
dépassait la surface de la mer. Puis le niveau du
banc se rabaissait capricieusement. Souvent nous
tournions de hauts rocs effilés en pyramidions.
Dans leurs sombres anfractuosités, de gros
crustacés, pointés sur leurs hautes pattes comme
des machines de guerre, nous regardaient de leurs
yeux fixes, et sous nos pieds rampaient, des
myrianes, des glycères, des aricies et des
annélides, qui allongeaient démesurément leurs
antennes et leurs cirrhes tentaculaires.
En ce moment souvrit devant nos pas une
483
vaste grotte, creusée dans un pittoresque
entassement de rochers tapissés de toutes les
hautes lisses de la flore sous-marine. Dabord,
cette grotte me parut profondément obscure. Les
rayons solaires semblaient sy éteindre par
dégradations successives. Sa vague transparence
nétait plus que de la lumière noyée.
Le capitaine Nemo y entra. Nous après lui.
Mes yeux saccoutumèrent bientôt à ces ténèbres
relatives. Je distinguai les retombées si
capricieusement contournées de la voûte que
supportaient des piliers naturels, largement assis
sur leur base granitique, comme les lourdes
colonnes de larchitecture toscane. Pourquoi
notre incompréhensible guide nous entraînait-il
au fond de cette crypte sous-marine ? Jallais le
savoir avant peu.
Après avoir descendu une pente assez raide,
nos pieds foulèrent le fond dune sorte de puits
circulaire. Là, le capitaine Nemo sarrêta, et de la
main il nous indiqua un objet que je navais pas
encore aperçu.
Cétait une huître de dimension extraordinaire,
484
un tridacne gigantesque, un bénitier qui eût
contenu un lac deau sainte, une vasque dont la
largeur dépassait deux mètres, et conséquemment
plus grande que celle qui ornait le salon du
Nautilus.
Je mapprochai de ce mollusque phénoménal.
Par son byssus il adhérait à une table de granit, et
là il se développait isolément dans les eaux
calmes de la grotte. Jestimai le poids de ce
tridacne à trois cents kilogrammes. Or, une telle
huître contient quinze kilos de chair, et il faudrait
lestomac dun Gargantua pour en absorber
quelques douzaines.
Le capitaine Nemo connaissait évidemment
lexistence de ce bivalve. Ce nétait pas la
première fois quil le visitait, et je pensais quen
nous conduisant en cet endroit il voulait
seulement nous montrer une curiosité naturelle.
Je me trompais. Le capitaine Nemo avait un
intérêt particulier à constater létat actuel de ce
tridacne.
Les deux valves du mollusque étaient
entrouvertes. Le capitaine sapprocha et
485
introduisit son poignard entre les coquilles pour
les empêcher de se rabattre ; puis, de la main, il
souleva la tunique membraneuse et frangée sur
ses bords qui formait le manteau de lanimal.
Là, entre les plis foliacés, je vis une perle libre
dont la grosseur égalait celle dune noix de
cocotier. Sa forme globuleuse, sa limpidité
parfaite, son orient admirable en faisaient un
bijou dun inestimable prix. Emporté par la
curiosité, jétendais la main pour la saisir, pour la
peser, pour la palper ! Mais le capitaine marrêta,
fit un signe négatif, et, retirant son poignard par
un mouvement rapide, il laissa les deux valves se
refermer subitement.
Je compris alors quel était le dessein du
capitaine Nemo. En laissant cette perle enfouie
sous le manteau du tridacne, il lui permettait de
saccroître insensiblement. Avec chaque année la
sécrétion du mollusque y ajoutait de nouvelles
couches concentriques. Seul, le capitaine
connaissait la grotte où « mûrissait » cet
admirable fruit de la nature ; seul il lélevait, pour
ainsi dire, afin de la transporter un jour dans son
486
précieux musée. Peut-être même, suivant
lexemple des Chinois et des Indiens, avait-il
déterminé la production de cette perle en
introduisant sous les plis du mollusque quelque
morceau de verre et de métal, qui sétait peu à
peu recouvert de la matière nacrée. En tout cas,
comparant cette perle à celles que je connaissais
déjà, à celles qui brillaient dans la collection du
capitaine, jestimai sa valeur à dix millions de
francs au moins. Superbe curiosité naturelle et
non bijou de luxe, car je ne sais quelles oreilles
féminines auraient pu la supporter.
La visite à lopulent tridacne était terminée. Le
capitaine Nemo quitta la grotte et nous
remontâmes sur le banc de pintadines, au milieu
de ces eaux claires que ne troublait pas encore le
travail des plongeurs.
Nous marchions isolément, en véritables
flâneurs, chacun sarrêtant ou séloignant au gré
de sa fantaisie. Pour mon compte, je navais plus
aucun souci des dangers que mon imagination
avait exagérés si ridiculement. Le haut-fond se
rapprochait sensiblement de la surface de la mer,
487
et bientôt par un mètre deau ma tête dépassa le
niveau océanique. Conseil me rejoignit, et collant
sa grosse capsule à la mienne, il me fit des yeux
un salut amical. Mais ce plateau élevé ne
mesurait que quelques toises, et bientôt nous
fûmes rentrés dans notre élément. Je crois avoir
maintenant le droit de le qualifier ainsi.
Dix minutes après, le capitaine Nemo
sarrêtait soudain. Je crus quil faisait halte pour
retourner sur ses pas. Non. Dun geste, il nous
ordonna de nous blottir près de lui au fond dune
large anfractuosité. Sa main se dirigea vers un
point de la masse liquide, et je regardai
attentivement.
À cinq mètres de moi, une ombre apparut et
sabaissa jusquau sol. Linquiétante idée des
requins traversa mon esprit. Mais je me trompais,
et, cette fois encore, nous navions pas affaire aux
monstres de locéan.
Cétait un homme, un homme vivant, un
Indien, un Noir, un pêcheur, un pauvre diable,
sans doute, qui venait glaner avant la récolte.
Japercevais le fond de son canot mouillé à
488
quelques pieds au-dessus de sa tête. Il plongeait,
et remontait successivement. Une pierre taillée en
pain de sucre et quil serrait du pied, tandis
quune corde la rattachait à son bateau, lui servait
à descendre plus rapidement au fond de la mer.
Cétait là tout son outillage. Arrivé au sol, par
cinq mètres de profondeur environ, il se
précipitait à genoux et remplissait son sac de
pintadines ramassées au hasard. Puis, il
remontait, vidait son sac, ramenait sa pierre, et
recommençait son opération qui ne durait que
trente secondes.
Ce plongeur ne nous voyait pas. Lombre du
rocher nous dérobait à ses regards. Et dailleurs,
comment ce pauvre Indien aurait-il jamais
supposé que des hommes, des êtres semblables à
lui, fussent là, sous les eaux, épiant ses
mouvements, ne perdant aucun détail de sa
pêche !
Plusieurs fois, il remonta ainsi et plongea de
nouveau. Il ne rapportait pas plus dune dizaine
de pintadines à chaque plongée, car il fallait les
arracher du banc auquel elles saccrochaient par
489
leur robuste byssus. Et combien de ces huîtres
étaient privées de ces perles pour lesquelles il
risquait sa vie !
Je lobservais avec une attention profonde. Sa
manoeuvre se faisait régulièrement, et pendant
une demi-heure, aucun danger ne parut le
menacer. Je me familiarisais donc avec le
spectacle de cette pêche intéressante, quand, tout
dun coup, à un moment où lIndien était
agenouillé sur le sol, je lui vis faire un geste
deffroi, se relever et prendre son élan pour
remonter à la surface des flots.
Je compris son épouvante. Une ombre
gigantesque apparaissait au-dessus du
malheureux plongeur. Cétait un requin de grande
taille qui savançait diagonalement, loeil en feu,
les mâchoires ouvertes !
Jétais muet dhorreur, incapable de faire un
mouvement.
Le vorace animal, dun vigoureux coup de
nageoire, sélança vers lIndien, qui se jeta de
côté et évita la morsure du requin, mais non le
battement de sa queue, car cette queue, le
490
frappant à la poitrine, létendit sur le sol.
Cette scène avait duré quelques secondes à
peine. Le requin revint, et, se retournant sur le
dos, il sapprêtait à couper lIndien en deux,
quand je sentis le capitaine Nemo, posté près de
moi, se lever subitement. Puis, son poignard à la
main, il marcha droit au monstre, prêt à lutter
corps à corps avec lui.
Le squale, au moment où il allait happer le
malheureux pêcheur, aperçut son nouvel
adversaire, et se replaçant sur le ventre, il se
dirigea rapidement vers lui.
Je vois encore la pose du capitaine Nemo.
Replié sur lui-même, il attendait avec un
admirable sang-froid le formidable squale, et
lorsque celui-ci se précipita sur lui, le capitaine,
se jetant de côté avec une prestesse prodigieuse,
évita le choc et lui enfonça son poignard dans le
ventre. Mais tout nétait pas dit. Un combat
terrible sengagea.
Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang
sortait à flots de ses blessures. La mer se teignit
de rouge, et, à travers ce liquide opaque, je ne vis
491
plus rien.
Plus rien, jusquau moment où, dans une
éclaircie, japerçus laudacieux capitaine,
cramponné à lune des nageoires de lanimal,
luttant corps à corps avec le monstre, labourant
de coups de poignard le ventre de son ennemi,
sans pouvoir toutefois porter le coup définitif,
cest-à-dire latteindre en plein coeur. Le squale,
se débattant, agitait la masse des eaux avec furie,
et leur remous menaçait de me renverser.
Jaurais voulu courir au secours du capitaine.
Mais, cloué par lhorreur, je ne pouvais remuer.
Je regardais, loeil hagard. Je voyais les phases
de la lutte se modifier. Le capitaine tomba sur le
sol, renversé par la masse énorme qui pesait sur
lui. Puis, les mâchoires du requin souvrirent
démesurément comme une cisaille dusine, et
cen était fait du capitaine si, prompt comme la
pensée, son harpon à la main, Ned Land, se
précipitant vers le requin, ne leût frappé de sa
terrible pointe.
Les flots simprégnèrent dune masse de sang.
Ils sagitèrent sous les mouvements du squale qui
492
les battait avec une indescriptible fureur. Ned
Land navait pas manqué son but. Cétait le râle
du monstre. Frappé au coeur, il se débattait dans
des spasmes épouvantables, dont le contrecoup
renversa Conseil.
Cependant Ned Land avait dégagé le
capitaine. Celui-ci, relevé sans blessures, alla
droit à lIndien, coupa vivement la corde qui le
liait à sa pierre, le prit dans ses bras et, dun
vigoureux coup de talon, il remonta à la surface
de la mer.
Nous le suivîmes tous trois, et, en quelques
instants, miraculeusement sauvés, nous
atteignions lembarcation du pêcheur.
Le premier soin du capitaine Nemo fut de
rappeler ce malheureux à la vie. Je ne savais sil
réussirait. Je lespérais, car limmersion de ce
pauvre diable navait pas été longue. Mais le
coup de queue du requin pouvait lavoir frappé à
mort.
Heureusement, sous les vigoureuses frictions
de Conseil et du capitaine, je vis, peu à peu, le
noyé revenir au sentiment. Il ouvrit les yeux.
493
Quelle dut être sa surprise, son épouvante même,
à voir les quatre grosses têtes de cuivre qui se
penchaient sur lui !
Et surtout, que dut-il penser, quand le
capitaine Nemo, tirant dune poche de son
vêtement un sachet de perles, le lui eut mis dans
la main ? Cette magnifique aumône de lhomme
des eaux au pauvre Indien de Ceylan fut acceptée
par celui-ci dune main tremblante. Ses yeux
effarés indiquaient du reste quil ne savait à quels
êtres surhumains il devait à la fois la fortune et la
vie.
Sur un signe du capitaine, nous regagnâmes le
banc de pintadines, et, suivant la route déjà
parcourue, après une demi-heure de marche nous
rencontrions lancre qui rattachait au sol le canot
du Nautilus.
Une fois embarqués, chacun de nous, avec
laide des matelots, se débarrassa de sa lourde
carapace de cuivre.
La première parole du capitaine Nemo fut
pour le Canadien.
494
« Merci, maître Land, lui dit-il.
Cest une revanche, capitaine, répondit Ned
Land. Je vous devais cela. »
Un pâle sourire glissa sur les lèvres du
capitaine, et ce fut tout.
« Au Nautilus », dit-il.
Lembarcation vola sur les flots. Quelques
minutes plus tard, nous rencontrions le cadavre
du requin qui flottait.
À la couleur noire marquant lextrémité de ses
nageoires, je reconnus le terrible mélanoptère de
la mer des Indes, de lespèce des requins
proprement dits. Sa longueur dépassait vingt-cinq
pieds ; sa bouche énorme occupait le tiers de son
corps. Cétait un adulte, ce qui se voyait aux six
rangées de dents, disposées en triangles isocèles
sur la mâchoire supérieure.
Conseil le regardait avec un intérêt tout
scientifique, et je suis sûr quil le rangeait, non
sans raison, dans la classe des cartilagineux,
ordre des chondroptérygiens à branchies fixes,
famille des sélaciens, genre des squales.
495
Pendant que je considérais cette masse inerte,
une douzaine de ces voraces mélanoptères
apparut tout dun coup autour de lembarcation ;
mais, sans se préoccuper de nous, ils se jetèrent
sur le cadavre et sen disputèrent les lambeaux.
À huit heures et demie, nous étions de retour à
bord du Nautilus.
Là, je me pris à réfléchir sur les incidents de
notre excursion au banc de Manaar. Deux
observations sen dégageaient inévitablement.
Lune, portant sur laudace sans pareille du
capitaine Nemo, lautre sur son dévouement pour
un être humain, lun des représentants de cette
race quil fuyait sous les mers. Quoi quil en dît,
cet homme étrange nétait pas parvenu encore à
tuer son coeur tout entier.
Lorsque je lui fis cette observation, il me
répondit dun ton légèrement ému :
« Cet Indien, monsieur le professeur, cest un
habitant du pays des opprimés, et je suis encore,
et, jusquà mon dernier souffle, je serai de ce
pays-là ! »
496
IV
La mer Rouge
Pendant la journée du 29 janvier, lîle de
Ceylan disparut sous lhorizon, et le Nautilus,
avec une vitesse de vingt milles à lheure, se
glissa dans ce labyrinthe de chenaux qui sépare
les Maldives des Laquedives. Il rangea même
lîle Kittan, terre dorigine madréporique,
découverte par Vasco de Gama en 1499, et lune
des dix-neuf principales îles de cet archipel des
Laquedives, situé entre 10° et 14° 30 de latitude
nord, et 69° et 50° 72 de longitude est.
Nous avions fait alors seize mille deux cent
vingt milles, ou sept mille cinq cents lieues
depuis notre point de départ dans les mers du
Japon.
Le lendemain 30 janvier , lorsque le
497
Nautilus remonta à la surface de locéan, il
navait plus aucune terre en vue. Il faisait route
au nord-nord-ouest, et se dirigeait vers cette mer
dOman, creusée entre lArabie et la péninsule
indienne, qui sert de débouché au golfe Persique.
Cétait évidemment une impasse, sans issue
possible. Où nous conduisait donc le capitaine
Nemo ? Je naurais pu le dire. Ce qui ne satisfit
pas le Canadien, qui, ce jour-là, me demanda où
nous allions.
« Nous allons, maître Ned, où nous conduit la
fantaisie du capitaine.
Cette fantaisie, répondit le Canadien, ne peut
nous mener loin. Le golfe Persique na pas
dissue, et si nous y entrons, nous ne tarderons
guère à revenir sur nos pas.
Eh bien ! nous reviendrons, maître Land, et
si après le golfe Persique, le Nautilus veut visiter
la mer Rouge, le détroit de Bab el-Mandeb est
toujours là pour lui livrer passage.
Je ne vous apprendrai pas, monsieur,
répondit Ned Land, que la mer Rouge est non
498
moins fermée que le golfe, puisque listhme de
Suez nest pas encore percé, et, le fût-il, un
bateau mystérieux comme le nôtre ne se
hasarderait pas dans ses canaux coupés décluses.
Donc, la mer Rouge nest pas encore le chemin
qui nous ramènera en Europe.
Aussi nai-je pas dit que nous reviendrions
en Europe.
Que supposez-vous donc ?
Je suppose quaprès avoir visité ces curieux
parages de lArabie et de lEgypte, le Nautilus
redescendra locéan Indien, peut-être à travers le
canal de Mozambique, peut-être au large des
Mascareignes, de manière à gagner le cap de
Bonne-Espérance.
Et une fois au cap de Bonne-Espérance ?
demanda le Canadien avec une insistance toute
particulière.
Eh bien, nous pénétrerons dans cet
Atlantique que nous ne connaissons pas encore.
Ah çà ! ami Ned, vous vous fatiguez donc de ce
voyage sous les mers ? Vous vous blasez donc
499
sur le spectacle incessamment varié des
merveilles sous-marines ? Pour mon compte, je
verrai avec un extrême dépit finir ce voyage quil
aura été donné à si peu dhommes de faire.
Mais savez-vous, monsieur Aronnax,
répondit le Canadien, que voilà bientôt trois mois
que nous sommes emprisonnés à bord de ce
Nautilus ?
Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le
savoir, et je ne compte ni les jours, ni les heures.
Mais la conclusion ?
La conclusion viendra en son temps.
Dailleurs, nous ny pouvons rien, et nous
discutons inutilement. Si vous veniez me dire,
mon brave Ned : « Une chance dévasion nous
est offerte », je la discuterais avec vous. Mais tel
nest pas le cas et, à vous parler franchement, je
ne crois pas que le capitaine Nemo saventure
jamais dans les mers européennes. »
Par ce court dialogue, on verra que, fanatique
du Nautilus, jétais incarné dans la peau de son
commandant.
500
Quant à Ned Land, il termina la conversation
par ces mots, en forme de monologue : « Tout
cela est bel et bon, mais, à mon avis, où il y a de
la gêne, il ny a plus de plaisir. »
Pendant quatre jours, jusquau 3 février, le
Nautilus visita la mer dOman, sous diverses
vitesses et à diverses profondeurs. Il semblait
marcher au hasard, comme sil eût hésité sur la
route à suivre, mais il ne dépassa jamais le
tropique du Cancer.
En quittant cette mer, nous eûmes un instant
connaissance de Mascate, la plus importante ville
du pays dOman. Jadmirai son aspect étrange, au
milieu des noirs rochers qui lentourent et sur
lesquels se détachent en blanc ses maisons et ses
forts. Japerçus le dôme arrondi de ses mosquées,
la pointe élégante de ses minarets, ses fraîches et
verdoyantes terrasses. Mais ce ne fut quune
vision, et le Nautilus senfonça bientôt sous les
flots sombres de ces parages.
Puis il prolongea à une distance de six milles
les côtes arabiques du Mahrah et de lHadramant,
et sa ligne ondulée de montagnes, relevée de
501
quelques ruines anciennes. Le 5 février, nous
donnions enfin dans le golfe dAden, véritable
entonnoir introduit dans ce goulot de Bab el-
Mandeb, qui entonne les eaux indiennes dans la
mer Rouge.
Le 6 février, le Nautilus flottait en vue
dAden, perché sur un promontoire quun isthme
étroit réunit au continent, sorte de Gibraltar
inaccessible, dont les Anglais ont refait les
fortifications, après sen être emparés en 1839.
Jentrevis les minarets octogones de cette ville
qui fut autrefois lentrepôt le plus riche et le plus
commerçant de la côte, au dire de lhistorien
Edrisi.
Je croyais bien que le capitaine Nemo,
parvenu à ce point, allait revenir en arrière ; mais
je me trompais, et, à ma grande surprise, il nen
fut rien.
Le lendemain, 7 février, nous embouquions le
détroit de Bab el-Mandeb, dont le nom veut dire
en langue arabe « la porte des Larmes ». Sur
vingt milles de large, il ne compte que cinquantedeux
kilomètres de long, et pour le Nautilus lancé
502
à toute vitesse, le franchir fut laffaire dune
heure à peine. Mais je ne vis rien, pas même cette
île de Périm, dont le gouvernement britannique a
fortifié la position dAden. Trop de steamers
anglais ou français des lignes de Suez à Bombay,
à Calcutta, à Melbourne, à Bourbon, à Maurice,
sillonnaient cet étroit passage, pour que le
Nautilus tentât de sy montrer. Aussi se tint-il
prudemment entre deux eaux.
Enfin, à midi, nous sillonnions les flots de la
mer Rouge.
La mer Rouge, lac célèbre des traditions
bibliques, que les pluies ne rafraîchissent guère,
quaucun fleuve important narrose, quune
excessive évaporation pompe incessamment et
qui perd chaque année une tranche liquide haute
dun mètre et demi ! Singulier golfe, qui, fermé et
dans les conditions dun lac, serait peut-être
entièrement desséché ; inférieur en ceci à ses
voisines la Caspienne ou lAsphaltite, dont le
niveau a seulement baissé jusquau point où leur
évaporation a précisément égalé la somme des
eaux reçues dans leur sein.
503
Cette mer Rouge a deux mille six cents
kilomètres de longueur sur une largeur moyenne
de deux cent quarante. Au temps des Ptolémées
et des empereurs romains, elle fut la grande artère
commerciale du monde, et le percement de
listhme lui rendra cette antique importance que
les railways de Suez ont déjà ramenée en partie.
Je ne voulus même pas chercher à comprendre
ce caprice du capitaine Nemo qui pouvait le
décider à nous entraîner dans ce golfe. Mais
japprouvai sans réserve le Nautilus dy être
entré. Il prit une allure moyenne, tantôt se tenant
à la surface, tantôt plongeant pour éviter quelque
navire, et je pus observer ainsi le dedans et le
dessus de cette mer si curieuse.
Le 8 février, dès les premières heures du jour,
Moka nous apparut, ville maintenant ruinée, dont
les murailles tombent au seul bruit du canon, et
quabritent çà et là quelques dattiers verdoyants.
Cité importante, autrefois, qui renfermait six
marchés publics, vingt-six mosquées, et à
laquelle ses murs, défendus par quatorze forts,
faisaient une ceinture de trois kilomètres.
504
Puis, le Nautilus se rapprocha des rivages
africains où la profondeur de la mer est plus
considérable. Là, entre deux eaux dune limpidité
de cristal, par les panneaux ouverts, il nous
permit de contempler dadmirables buissons de
coraux éclatants, et de vastes pans de rochers
revêtus dune splendide fourrure verte dalgues et
de fucus. Quel indescriptible spectacle, et quelle
variété de sites et de paysages à larasement de
ces écueils et de ces îlots volcaniques qui
confinent à la côte libyenne ! Mais où ces
arborisations apparurent dans toute leur beauté,
ce fut vers les rives orientales que le Nautilus ne
tarda pas à rallier. Ce fut sur les côtes du Téhama,
car alors non seulement ces étalages de zoophytes
fleurissaient au-dessous du niveau de la mer,
mais ils formaient aussi des entrelacements
pittoresques qui se déroulaient à dix brasses audessus
; ceux-ci plus capricieux, mais moins
colorés que ceux-là dont lhumide vitalité des
eaux entretenait la fraîcheur.
Que dheures charmantes je passai ainsi à la
vitre du salon ! Que déchantillons nouveaux de
la flore et de la faune sous-marines jadmirais
505
sous léclat de notre fanal électrique ! Des
fongies agariciformes, des actinies de couleur
ardoisée, entre autres le thalassianthus aster, des
tubipores disposés comme des flûtes et
nattendant que le souffle du dieu Pan, des
coquilles particulières à cette mer, qui
sétablissent dans les excavations madréporiques
et dont la base est contournée en courte spirale, et
enfin mille spécimens dun polypier que je
navais pas observé encore, la vulgaire éponge.
La classe des spongiaires, première du groupe
des polypes, a été précisément créée par ce
curieux produit dont lutilité est incontestable.
Léponge nest point un végétal comme
ladmettent encore quelques naturalistes, mais un
animal du dernier ordre, un polypier inférieur à
celui du corail. Son animalité nest pas douteuse,
et on ne peut même adopter lopinion des
Anciens qui la regardaient comme un être
intermédiaire entre la plante et lanimal. Je dois
dire, cependant, que les naturalistes ne sont pas
daccord sur le mode dorganisation de léponge.
Pour les uns, cest un polypier, et pour dautres
tels que M. Milne-Edwards, cest un individu
506
isolé et unique.
La classe des spongiaires contient environ
trois cents espèces qui se rencontrent dans un
grand nombre de mers, et même dans certains
cours deau où elles ont reçu le nom de
fluviatiles. Mais leurs eaux de prédilection sont
celles de la Méditerranée, de lArchipel grec, de
la côte de Syrie et de la mer Rouge. Là se
reproduisent et se développent ces éponges finesdouces
dont la valeur sélève jusquà cent
cinquante francs, léponge blonde de Syrie,
léponge dure de Barbarie, etc. Mais puisque je
ne pouvais espérer détudier ces zoophytes dans
les Echelles du Levant, dont nous étions séparés
par linfranchissable isthme de Suez, je me
contentai de les observer dans les eaux de la mer
Rouge.
Jappelai donc Conseil près de moi, pendant
que le Nautilus, par une profondeur moyenne de
huit à neuf mètres, rasait lentement tous ces
beaux rochers de la côte orientale.
Là croissaient des éponges de toutes formes,
des éponges pédiculées, foliacées, globuleuses,
507
digitées. Elles justifiaient assez exactement ces
noms de corbeilles, de calices, de quenouilles, de
cornes délan, de pied de lion, de queue de paon,
de gant de Neptune, que leur ont attribués les
pêcheurs, plus poètes que les savants. De leur
tissu fibreux, enduit dune substance gélatineuse
à demi fluide, séchappaient incessamment de
petits filets deau, qui après avoir porté la vie
dans chaque cellule, en étaient expulsés par un
mouvement contractile. Cette substance disparaît
après la mort du polype, et se putréfie en
dégageant de lammoniaque. Il ne reste plus alors
que ces fibres cornées ou gélatineuses dont se
compose léponge domestique, qui prend une
teinte roussâtre, et qui semploie à des usages
divers, selon son degré délasticité, de
perméabilité ou de résistance à la macération.
Ces polypiers adhéraient aux rochers, aux
coquilles des mollusques et même aux tiges
dhydrophytes. Ils garnissaient les plus petites
anfractuosités, les uns sétalant, les autres se
dressant ou pendant comme des excroissances
coralligènes. Jappris à Conseil que ces éponges
se pêchaient de deux manières, soit à la drague,
508
soit à la main. Cette dernière méthode, qui
nécessite lemploi des plongeurs, est préférable,
car en respectant le tissu du polypier, elle lui
laisse une valeur très supérieure.
Les autres zoophytes qui pullulaient auprès
des spongiaires, consistaient principalement en
méduses dune espèce très élégante ; les
mollusques étaient représentés par des variétés de
calmars, qui, daprès dOrbigny, sont spéciales à
la mer Rouge, et les reptiles par des tortues
virgata, appartenant au genre des chélonées, qui
fournirent à notre table un mets sain et délicat.
Quant aux poissons, ils étaient nombreux et
souvent remarquables. Voici ceux que les filets
du Nautilus rapportaient plus fréquemment à
bord : des raies, parmi lesquelles les limmes de
forme ovale, de couleur brique, au corps semé
dinégales taches bleues et reconnaissables à leur
double aiguillon dentelé, des arnacks au dos
argenté, des pastenagues à la queue pointillée, et
des bockats, vastes manteaux longs de deux
mètres qui ondulaient entre les eaux, des aodons,
absolument dépourvus de dents, sortes de
509
cartilagineux qui se rapprochent du squale, des
ostracions-dromadaires dont la bosse se termine
par un aiguillon recourbé, long dun pied et demi,
des ophidies, véritables murènes à la queue
argentée, au dos bleuâtre, aux pectorales brunes
bordées dun liséré gris, des fiatoles, espèces de
stromatées, zébrés détroites raies dor et parés
des trois couleurs de la France, des blémiesgaramits,
longs de quatre décimètres, de superbes
caranx, décorés de sept bandes transversales dun
beau noir, de nageoires bleues et jaunes, et
décailles dor et dargent, des centropodes, des
mulles auriflammes à tête jaune, des scares, des
labres, des balistes, des gobies, etc., et mille
autres poissons communs aux océans que nous
avions déjà traversés.
Le 9 février, le Nautilus flottait dans cette
partie la plus large de la mer Rouge, qui est
comprise entre Souakin sur la côte ouest et
Quonfodah sur la côte est, sur un diamètre de
cent quatre-vingt-dix milles.
Ce jour-là à midi, après le point, le capitaine
Nemo monta sur la plate-forme où je me trouvais.
510
Je me promis de ne point le laisser redescendre
sans lavoir au moins pressenti sur ses projets
ultérieurs. Il vint à moi dès quil maperçut,
moffrit gracieusement un cigare et me dit :
« Eh bien ! monsieur le professeur, cette mer
Rouge vous plaît-elle ? Avez-vous suffisamment
observé les merveilles quelle recouvre, ses
poissons et ses zoophytes, ses parterres
déponges et ses forêts de corail ? Avez-vous
entrevu les villes jetées sur ses bords ?
Oui, capitaine Nemo, répondis-je, et le
Nautilus sest merveilleusement prêté à toute
cette étude. Ah ! cest un intelligent bateau !
Oui, monsieur, intelligent, audacieux et
invulnérable ! Il ne redoute ni les terribles
tempêtes de la mer Rouge, ni ses courants, ni ses
écueils.
En effet, dis-je, cette mer est citée entre les
plus mauvaises, et si je ne me trompe, au temps
des Anciens, sa renommée était détestable.
Détestable, monsieur Aronnax. Les
historiens grecs et latins nen parlent pas à son
511
avantage, et Strabon dit quelle est
particulièrement dure à lépoque des vents
étésiens et de la saison des pluies. LArabe Edrisi
qui la dépeint sous le nom de golfe de Colzoum
raconte que les navires périssaient en grand
nombre sur ses bancs de sable, et que personne ne
se hasardait à y naviguer la nuit. Cest, prétend-il,
une mer sujette à daffreux ouragans, semée
dîles inhospitalières, et « qui noffre rien de
bon » ni dans ses profondeurs, ni à sa surface. En
effet, telle est lopinion qui se trouve dans Arrien,
Agatharchide et Artémidore.
On voit bien, répliquai-je, que ces historiens
nont pas navigué à bord du Nautilus.
En effet, répondit en souriant le capitaine, et
sous ce rapport, les Modernes ne sont pas plus
avancés que les Anciens. Il a fallu bien des
siècles pour trouver la puissance mécanique de la
vapeur ! Qui sait si dans cent ans, on verra un
second Nautilus ! Les progrès sont lents,
monsieur Aronnax.
Cest vrai, répondis-je, votre navire avance
dun siècle, de plusieurs peut-être, sur son
512
époque. Quel malheur quun secret pareil doive
mourir avec son inventeur ! »
Le capitaine Nemo ne me répondit pas. Après
quelques minutes de silence :
« Vous me parliez, dit-il, de lopinion des
anciens historiens sur les dangers quoffre la
navigation de la mer Rouge ?
Cest vrai, répondis-je, mais leurs craintes
nétaient-elles pas exagérées ?
Oui et non, monsieur Aronnax, me répondit
le capitaine Nemo, qui me parut posséder à fond
« sa mer Rouge ». Ce qui nest plus dangereux
pour un navire moderne, bien gréé, solidement
construit, maître de sa direction grâce à
lobéissante vapeur, offrait des périls de toutes
sortes aux bâtiments des Anciens. Il faut se
représenter ces premiers navigateurs saventurant
sur des barques faites de planches cousues avec
des cordes de palmier, calfatées de résine pilée et
enduites de graisse de chien de mer. Ils navaient
pas même dinstruments pour relever leur
direction, et ils marchaient à lestime au milieu
de courants quils connaissaient à peine. Dans ces
513
conditions, les naufrages étaient et devaient être
nombreux. Mais, de notre temps, les steamers qui
font le service entre Suez et les mers du Sud
nont plus rien à redouter des Colères de ce golfe,
en dépit des moussons contraires. Leurs
capitaines et leurs passagers ne se préparent pas
au départ par des sacrifices propitiatoires, et, au
retour, ils ne vont plus, ornés de guirlandes et de
bandelettes dorées, remercier les dieux dans le
temple voisin.
Jen conviens, dis-je, et la vapeur me paraît
avoir tué la reconnaissance dans le coeur des
marins. Mais, capitaine, puisque vous semblez
avoir spécialement étudié cette mer, pouvez-vous
mapprendre quelle est lorigine de son nom ?
Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses
explications à ce sujet. Voulez-vous connaître
lopinion dun chroniqueur du XIVe siècle ?
Volontiers.
Ce fantaisiste prétend que son nom lui fut
donné après le passage des Israélites, lorsque le
pharaon eut péri dans les flots qui se refermèrent
à la voix de Moïse :
514
En signe de cette merveille,
Devint la mer rouge et vermeille.
Non puis ne surent la nommer
Autrement que la rouge mer.
Explication de poète, capitaine Nemo,
répondis-je, mais je ne saurais men contenter. Je
vous demanderai donc votre opinion personnelle.
La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax, il
faut voir dans cette appellation de mer Rouge une
traduction du mot hébreu « Edrom », et si les
Anciens lui donnèrent ce nom, ce fut à cause de
la coloration particulière de ses eaux.
Jusquici cependant je nai vu que des flots
limpides et sans aucune teinte particulière.
Sans doute, mais en avançant vers le fond du
golfe, vous remarquerez cette singulière
apparence. Je me rappelle avoir vu la baie de Tor
entièrement rouge, comme un lac de sang.
Et cette couleur, vous lattribuez à la
515
présence dune algue microscopique ?
Oui. Cest une matière mucilagineuse
pourpre produite par ces chétives plantules
connues sous le nom de trichodesmies, et dont il
faut quarante mille pour occuper lespace dun
millimètre carré. Peut-être en rencontrerez-vous,
quand nous serons à Tor.
Ainsi, capitaine Nemo, ce nest pas la
première fois que vous parcourez la mer Rouge à
bord du Nautilus ?
Non, monsieur.
Alors, puisque vous parliez plus haut du
passage des Israélites et de la catastrophe des
Egyptiens, je vous demanderai si vous avez
reconnu sous les eaux des traces de ce grand fait
historique ?
Non, monsieur le professeur, et cela pour
une excellente raison.
Laquelle ?
Cest que lendroit même où Moïse a passé
avec tout son peuple est tellement ensablé
maintenant que les chameaux y peuvent à peine
516
baigner leurs jambes. Vous comprenez que mon
Nautilus naurait pas assez deau pour lui.
Et cet endroit ?... demandai-je.
Cet endroit est situé un peu au-dessus de
Suez dans ce bras qui formait autrefois un
profond estuaire : alors que la mer Rouge
sétendait jusquaux lacs Amers. Maintenant, que
ce passage soit miraculeux ou non, les Israélites
nen ont pas moins passé là pour gagner la Terre
promise, et larmée de Pharaon a précisément
péri en cet endroit. Je pense donc que des fouilles
pratiquées au milieu de ces sables mettraient à
découvert une grande quantité darmes et
dinstruments dorigine égyptienne.
Cest évident, répondis-je, et il faut espérer
pour les archéologues que ces fouilles se feront
tôt ou tard, lorsque des villes nouvelles
sétabliront sur cet isthme, après le percement du
canal de Suez. Un canal bien inutile pour un
navire tel que le Nautilus !
Sans doute, mais utile au monde entier, dit le
capitaine Nemo. Les Anciens avaient bien
compris cette utilité pour leurs affaires
517
commerciales détablir une communication entre
la mer Rouge et la Méditerranée ; mais ils ne
songèrent point à creuser un canal direct, et ils
prirent le Nil pour intermédiaire. Très
probablement, le canal qui réunissait le Nil à la
mer Rouge fut commencé sous Sésostris, si lon
en croit la tradition. Ce qui est certain, cest que,
615 ans avant Jésus-Christ, Necos entreprit les
travaux dun canal alimenté par les eaux du Nil, à
travers la plaine dEgypte qui regarde lArabie.
Ce canal se remontait en quatre jours, et sa
largeur était telle que deux trirèmes pouvaient y
passer de front. Il fut continué par Darius, fils
dHystaspe, et probablement achevé par Ptolémée
II. Strabon le vit employé à la navigation ; mais
la faiblesse de sa pente entre son point de départ,
près de Bubaste, et la mer Rouge, ne le rendait
navigable que pendant quelques mois de lannée.
Ce canal servit au commerce jusquau siècle des
Antonins ; abandonné, ensablé, puis rétabli par
les ordres du calife Omar, il fut définitivement
comblé en 761 ou 762 par le calife AI-Mansor,
qui voulut empêcher les vivres darriver à
Mohammed ben Abdallah, révolté contre lui.
518
Pendant lexpédition dEgypte, votre général
Bonaparte retrouva les traces de ces travaux dans
le désert de Suez, et, surpris par la marée, il faillit
périr quelques heures avant de rejoindre
Hadjaroth, là même où Moïse avait campé trois
mille trois cents ans avant lui.
Eh bien, capitaine, ce que les Anciens
navaient osé entreprendre, cette jonction entre
les deux mers qui abrégera de neuf mille
kilomètres la route de Cadix aux Indes, M. de
Lesseps la fait, et avant peu, il aura changé
lAfrique en une île immense.
Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit
dêtre fier de votre compatriote. Cest un homme
qui honore plus une nation que les plus grands
capitaines ! Il a commencé comme tant dautres
par les ennuis et les rebuts, mais il a triomphé, car
il a le génie de la volonté. Et il est triste de penser
que cette oeuvre, qui aurait dû être une oeuvre
internationale, qui aurait suffi à illustrer un règne,
naura réussi que par lénergie dun seul homme.
Donc, honneur à M. de Lesseps !
Oui, honneur à ce grand citoyen, répondis-
519
je, tout surpris de laccent avec lequel le capitaine
Nemo venait de parler.
Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous
conduire à travers ce canal de Suez, mais vous
pourrez apercevoir les longues jetées de Port-Saïd
après-demain, quand nous serons dans la
Méditerranée.
Dans la Méditerranée ! mécriai-je.
Oui, monsieur le professeur. Cela vous
étonne ?
Ce qui métonne, cest de penser que nous y
serons après-demain.
Vraiment ?
Oui, capitaine, bien que je dusse être habitué
à ne métonner de rien depuis que je suis à votre
bord !
Mais à quel propos cette surprise ?
À propos de leffroyable vitesse que vous
serez forcé dimprimer au Nautilus sil doit se
retrouver après-demain en pleine Méditerranée,
ayant fait le tour de lAfrique et doublé le cap de
Bonne-Espérance.
520
Et qui vous dit quil fera le tour de lAfrique,
monsieur le professeur ? Qui vous parle de
doubler le cap de Bonne-Espérance ?
Cependant, à moins que le Nautilus ne
navigue en terre ferme et quil ne passe pardessus
listhme...
Ou par-dessous, monsieur Aronnax.
Par-dessous ?
Sans doute, répondit tranquillement le
capitaine Nemo. Depuis longtemps la nature a
fait sous cette langue de terre ce que les hommes
font aujourdhui à sa surface.
Quoi ! il existerait un passage ?
Oui, un passage souterrain que jai nommé
Arabian Tunnel. Il prend au-dessous de Suez et
aboutit au golfe de Péluse.
Mais cet isthme nest composé que de sables
mouvants ?
Jusquà une certaine profondeur. Mais à
cinquante mètres seulement se rencontre une
inébranlable assise de roc.
521
Et cest par hasard que vous avez découvert
ce passage ? demandai-je de plus en plus surpris.
Hasard et raisonnement, monsieur le
professeur, et même, raisonnement plus que
hasard.
Capitaine, je vous écoute, mais mon oreille
résiste à ce quelle entend.
Ah ! monsieur ! Aures habent et non audient
est de tous les temps. Non seulement ce passage
existe, mais jen ai profité plusieurs fois. Sans
cela, je ne me serais pas aventuré aujourdhui
dans cette impasse de la mer Rouge.
Est-il indiscret de vous demander comment
vous avez découvert ce tunnel ?
Monsieur, me répondit le capitaine, il ne
peut y avoir rien de secret entre gens qui ne
doivent plus se quitter. »
Je ne relevai pas linsinuation et jattendis le
récit du capitaine Nemo.
« Monsieur le professeur, me dit-il, cest un
simple raisonnement de naturaliste qui ma
conduit à découvrir ce passage que je suis seul à
522
connaître. Javais remarqué que dans la mer
Rouge et dans la Méditerranée, il existait un
certain nombre de poissons despèces absolument
identiques, des ophidies, des fiatoles, des girelles,
des persègues, des joels, des exocets. Certain de
ce fait, je me demandai sil nexistait pas de
communication entre les deux mers. Si elle
existait, le courant souterrain devait forcément
aller de la mer Rouge à la Méditerranée par le
seul effet de la différence des niveaux. Je pêchai
donc un grand nombre de poissons aux environs
de Suez. Je leur passai à la queue un anneau de
cuivre, et je les rejetai à la mer. Quelques mois
plus tard, sur les côtes de Syrie, je reprenais
quelques échantillons de mes poissons ornés de
leur anneau indicateur. La communication entre
les deux métait donc démontrée. Je la cherchai
avec mon Nautilus, je la découvris, je my
aventurai, et avant peu, monsieur le professeur,
vous aussi vous aurez franchi mon tunnel
arabique ! »
523
V
Arabian Tunnel
Ce jour même, je rapportai à Conseil et à Ned
Land la partie de cette conversation qui les
intéressait directement. Lorsque je leur appris
que, dans deux jours, nous serions au milieu des
eaux de la Méditerranée, Conseil battit des mains,
mais le Canadien haussa les épaules.
« Un tunnel sous-marin ! sécria-t-il, une
communication entre les deux mers ! Qui a
jamais entendu parler de cela ?
Ami Ned, répondit Conseil, aviez-vous
jamais entendu parler du Nautilus ? Non ! Il
existe cependant. Donc, ne haussez pas les
épaules si légèrement, et ne repoussez pas les
choses sous prétexte que vous nen avez jamais
entendu parler.
524
Nous verrons bien ! riposta Ned Land, en
secouant la tête. Après tout, je ne demande pas
mieux que de croire à son passage, à ce capitaine,
et fasse le Ciel quil nous conduise, en effet, dans
la Méditerranée. »
Le soir même, par 21° 30 de latitude nord, le
Nautilus, flottant à la surface de la mer, se
rapprocha de la côte arabe. Japerçus Djeddah,
important comptoir de lEgypte, de la Syrie, de la
Turquie et des Indes. Je distinguai assez
nettement lensemble de ses constructions, les
navires amarrés le long des quais, et ceux que
leur tirant deau obligeait à mouiller en rade. Le
soleil, assez bas sur lhorizon, frappait en plein
les maisons de la ville et faisait ressortir leur
blancheur. En dehors, quelques cabanes de bois
ou de roseaux indiquaient le quartier habité par
les Bédouins.
Bientôt Djeddah seffaça dans les ombres du
soir, et le Nautilus rentra sous les eaux
légèrement phosphorescentes.
Le lendemain, 10 février, plusieurs navires
apparurent qui couraient à contre-bord de nous.
525
Le Nautilus reprit sa navigation sous-marine ;
mais à midi, au moment du point, la mer étant
déserte, il remonta jusquà sa ligne de flottaison.
Accompagné de Ned et de Conseil, je vins
masseoir sur la plate-forme. La côte à lest se
montrait comme une masse à peine estompée
dans un humide brouillard.
Appuyés sur les flancs du canot, nous causions
de choses et dautres, quand Ned Land, tendant sa
main vers un point de la mer, me dit :
« Voyez-vous là quelque chose, monsieur le
professeur ?
Non, Ned, répondis-je, mais je nai pas vos
yeux, vous le savez.
Regardez bien, reprit Ned, là, par tribord
devant, à peu près à la hauteur du fanal ! Vous ne
voyez pas une masse qui semble remuer ?
En effet, dis-je, après une attentive
observation, japerçois comme un long corps
noirâtre à la surface des eaux.
Un autre Nautilus ? dit Conseil.
Non, répondit le Canadien, mais je me
526
trompe fort, ou cest là quelque animal marin.
Y a-t-il des baleines dans la mer Rouge ?
demanda Conseil.
Oui, mon garçon, répondis-je, on en
rencontre quelquefois.
Ce nest point une baleine, reprit Ned Land,
qui ne perdait pas des yeux lobjet signalé. Les
baleines et moi, nous sommes de vieilles
connaissances, et je ne me tromperais pas à leur
allure.
Attendons, dit Conseil. Le Nautilus se dirige
de ce côté, et avant peu nous saurons à quoi nous
en tenir. »
En effet, cet objet noirâtre ne fut bientôt quà
un mille de nous. Il ressemblait à un gros écueil
échoué en pleine mer. Quétait-ce ? Je ne pouvais
encore me prononcer.
« Ah ! il marche ! il plonge ! sécria Ned
Land. Mille diables ! Quel peut être cet animal ?
Il na pas la queue bifurquée comme les baleines
ou les cachalots, et ses nageoires ressemblent à
des membres tronqués.
527
Mais alors..., fis-je.
Bon, reprit le Canadien, le voilà sur le dos,
et il dresse ses mamelles en lair !
Cest une sirène, sécria Conseil, une
véritable sirène, nen déplaise à monsieur. »
Ce nom de sirène me mit sur la voie, et je
compris que cet animal appartenait à cet ordre
dêtres marins, dont la fable a fait les sirènes,
moitié femmes et moitié poissons.
« Non, dis-je à Conseil, ce nest point une
sirène, mais un être curieux dont il reste à peine
quelques échantillons dans la mer Rouge. Cest
un dugong.
Ordre des siréniens, groupe des pisciformes,
sous-classe des monodelphiens, classe des
mammifères, embranchement des vertébrés »,
répondit Conseil.
Et lorsque Conseil avait ainsi parlé, il ny avait
plus rien à dire.
Cependant Ned Land regardait toujours. Ses
yeux brillaient de convoitise à la vue de cet
animal. Sa main semblait prête à le harponner.
528
On eût dit quil attendait le moment de se jeter à
la mer pour lattaquer dans son élément.
« Oh ! monsieur, me dit-il dune voix
tremblante démotion, je nai jamais tué de
« cela ». »
Tout le harponneur était dans ce mot.
En cet instant, le capitaine Nemo parut sur la
plate-forme. Il aperçut le dugong. Il comprit
lattitude du Canadien, et sadressant directement
à lui :
« Si vous teniez un harpon, maître Land, estce
quil ne vous brûlerait pas la main ?
Comme vous dites, monsieur.
Et il ne vous déplairait pas de reprendre pour
un jour votre métier de pêcheur, et dajouter ce
cétacé à la liste de ceux que vous avez déjà
frappés ?
Cela ne me déplairait point.
Eh bien ! vous pouvez essayer.
Merci, monsieur, répondit Ned Land dont les
yeux senflammèrent.
529
Seulement, reprit le capitaine, je vous
engage à ne pas manquer cet animal, et cela dans
votre intérêt.
Est-ce que ce dugong est dangereux à
attaquer ? demandai-je malgré le haussement
dépaules du Canadien.
Oui, quelquefois, répondit le capitaine. Cet
animal revient sur ses assaillants et chavire leur
embarcation. Mais pour maître Land, ce danger
nest pas à craindre. Son coup doeil est prompt,
son bras est sûr. Si je lui recommande de ne pas
manquer ce dugong, cest quon le regarde
justement comme un fin gibier, et je sais que
maître Land ne déteste pas les bons morceaux.
Ah ! fit le Canadien, cette bête-là se donne
aussi le luxe dêtre bonne à manger ?
Oui, maître Land. Sa chair, une viande
véritable, est extrêmement estimée, et on la
réserve dans toute la Malaisie pour la table des
princes. Aussi fait-on à cet excellent animal une
chasse tellement acharnée que, de même que le
lamantin, son congénère, il devient de plus en
plus rare.
530
Alors, monsieur le capitaine, dit
sérieusement Conseil, si par hasard celui-ci était
le dernier de sa race, ne conviendrait-il pas de
lépargner dans lintérêt de la science ?
Peut-être, répliqua le Canadien ; mais, dans
lintérêt de la cuisine, il vaut mieux lui donner la
chasse.
Faites donc, maître Land », répondit le
capitaine Nemo.
En ce moment sept hommes de léquipage,
muets et impassibles comme toujours, montèrent
sur la plate-forme. Lun portait un harpon et une
ligne semblable à celles quemploient les
pêcheurs de baleines. Le canot fut déponté,
arraché de son alvéole, lancé à la mer. Six
rameurs prirent place sur leurs bancs et le patron
se mit à la barre. Ned, Conseil et moi, nous nous
assîmes à larrière.
« Vous ne venez pas, capitaine ? demandai-je.
Non, monsieur, mais je vous souhaite une
bonne chasse. »
Le canot déborda, et, enlevé par ses six
531
avirons, il se dirigea rapidement vers le dugong,
qui flottait alors à deux milles du Nautilus.
Arrivé à quelques encablures du cétacé, il
ralentit sa marche, et les rames plongèrent sans
bruit dans les eaux tranquilles. Ned Land, son
harpon à la main, alla se placer debout sur lavant
du canot. Le harpon qui sert à frapper la baleine
est ordinairement attaché à une très longue corde
qui se dévide rapidement lorsque lanimal blessé
lentraîne avec lui. Mais ici la corde ne mesurait
pas plus dune dizaine de brasses, et son
extrémité était seulement frappée sur un petit
baril qui, en flottant, devait indiquer la marche du
dugong sous les eaux.
Je métais levé et jobservais distinctement
ladversaire du Canadien. Ce dugong, qui porte
aussi le nom dhalicore, ressemblait beaucoup au
lamantin. Son corps oblong se terminait par une
caudale très allongée et ses nageoires latérales
par de véritables doigts. Sa différence avec le
lamantin consistait en ce que sa mâchoire
supérieure était armée de deux dents longues et
pointues, qui formaient de chaque côté des
532
défenses divergentes.
Ce dugong, que Ned Land se préparait à
attaquer, avait des dimensions colossales, et sa
longueur dépassait au moins sept mètres. Il ne
bougeait pas et semblait dormir à la surface des
flots, circonstance qui rendait sa capture plus
facile.
Le canot sapprocha prudemment à trois
brasses de lanimal. Les avirons restèrent
suspendus sur leurs dames. Je me levai à demi.
Ned Land, le corps un peu rejeté en arrière,
brandissait son harpon dune main exercée.
Soudain, un sifflement se fit entendre, et le
dugong disparut. Le harpon, lancé avec force,
navait frappé que leau sans doute.
« Mille diables ! sécria le Canadien furieux,
je lai manqué !
Non, dis-je, lanimal est blessé, voici son
sang, mais votre engin ne lui est pas resté dans le
corps.
Mon harpon ! mon harpon ! » cria Ned
Land.
533
Les matelots se remirent à nager, et le patron
dirigea lembarcation vers le baril flottant. Le
harpon repêché, le canot se mit à la poursuite de
lanimal.
Celui-ci revenait de temps en temps à la
surface de la mer pour respirer. Sa blessure ne
lavait pas affaibli, car il filait avec une rapidité
extrême. Lembarcation, manoeuvrée par des bras
vigoureux, volait sur ses traces. Plusieurs fois elle
lapprocha à quelques brasses, et le Canadien se
tenait prêt à frapper ; mais le dugong se dérobait
par un plongeon subit, et il était impossible de
latteindre.
On juge de la colère qui surexcitait limpatient
Ned Land. Il lançait au malheureux animal les
plus énergiques jurons de la langue anglaise. Pour
mon compte, je nen étais encore quau dépit de
voir le dugong déjouer toutes nos ruses.
On le poursuivit sans relâche pendant une
heure, et je commençais à croire quil serait très
difficile de sen emparer, quand cet animal fut
pris dune malencontreuse idée de vengeance
dont il eut à se repentir. Il revint sur le canot pour
534
lassaillir à son tour.
Cette manoeuvre néchappa point au Canadien.
« Attention ! » dit-il.
Le patron prononça quelques mots de sa
langue bizarre, et sans doute il prévint ses
hommes de se tenir sur leurs gardes.
Le dugong, arrivé à vingt pieds du canot,
sarrêta, huma brusquement lair avec ses vastes
narines percées non à lextrémité, mais à la partie
supérieure de son museau. Puis, prenant son élan,
il se précipita sur nous.
Le canot ne put éviter son choc ; à demi
renversé, il embarqua une ou deux tonnes deau
quil fallut vider ; mais, grâce à lhabileté du
patron, abordé de biais et non de plein, il ne
chavira pas. Ned Land, cramponné à létrave,
lardait de coups de harpon le gigantesque animal,
qui, de ses dents incrustées dans le plat-bord,
soulevait lembarcation hors de leau comme un
lion fait dun chevreuil. Nous étions renversés les
uns sur les autres, et je ne sais trop comment
aurait fini laventure, si le Canadien, toujours
535
acharné contre la bête, ne leût enfin frappée au
coeur.
Jentendis le grincement des dents sur la tôle,
et le dugong disparut, entraînant le harpon avec
lui. Mais bientôt le baril revint à la surface, et peu
dinstants après, apparut le corps de lanimal,
retourné sur le dos. Le canot le rejoignit, le prit à
la remorque et se dirigea vers le Nautilus.
Il fallut employer des palans dune grande
puissance pour hisser le dugong sur la plateforme.
Il pesait cinq mille kilogrammes. On le
dépeça sous les yeux du Canadien, qui tenait à
suivre tous les détails de lopération. Le jour
même, le steward me servit au dîner quelques
tranches de cette chair habilement apprêtée par le
cuisinier du bord. Je la trouvai excellente, et
même supérieure à celle du veau, sinon du boeuf.
Le lendemain 11 février, loffice du Nautilus
senrichit encore dun gibier délicat. Une
compagnie dhirondelles de mer sabattit sur le
Nautilus. Cétait une espèce de Sterna nilotica,
particulière à lEgypte, dont le bec est noir, la tête
grise et pointillée, loeil entouré de points blancs,
536
le dos, les ailes et la queue grisâtres, le ventre et
la gorge blancs, les pattes rouges. On prit aussi
quelques douzaines de canards du Nil, oiseaux
sauvages dun haut goût, dont le cou et le dessus
de la tête sont blancs et tachetés de noir.
La vitesse du Nautilus était alors modérée. Il
savançait en flânant, pour ainsi dire. Jobservai
que leau de la mer Rouge devenait de moins en
moins salée, à mesure que nous approchions de
Suez.
Vers cinq heures du soir, nous relevions au
nord le cap de Ras Mohammed. Cest ce cap qui
forme lextrémité de lArabie Pétrée, comprise
entre le golfe de Suez et le golfe dAcabah.
Le Nautilus pénétra dans le détroit de Jubal,
qui conduit au golfe de Suez. Japerçus
distinctement une haute montagne, dominant
entre les deux golfes le Ras Mohammed. Cétait
le mont Horeb, ce Sinaï, au sommet duquel
Moïse vit Dieu face à face, et que lesprit se
figure incessamment couronné déclairs.
À six heures, le Nautilus, tantôt flottant, tantôt
immergé, passait au large de Tor, assise au fond
537
dune baie dont les eaux paraissaient teintées de
rouge, observation déjà faite par le capitaine
Nemo. Puis la nuit se fit, au milieu dun lourd
silence que rompaient parfois le cri du pélican et
de quelques oiseaux de nuit, le bruit du ressac
irrité par les rocs ou le gémissement lointain dun
steamer battant les eaux du golfe de ses pales
sonores.
De huit à neuf heures, le Nautilus demeura à
quelques mètres sous les eaux. Suivant mon
calcul, nous devions être très près de Suez. À
travers les panneaux du salon, japercevais des
fonds de rochers vivement éclairés par notre
lumière électrique. Il me semblait que le détroit
se rétrécissait de plus en plus.
À neuf heures un quart, le bateau étant revenu
à la surface, je montai sur la plate-forme. Très
impatient de franchir le tunnel du capitaine
Nemo, je ne pouvais tenir en place, et je
cherchais à respirer lair frais de la nuit.
Bientôt, dans lombre, japerçus un feu pâle, à
demi décoloré par la brume, qui brillait à un mille
de nous.
538
« Un phare flottant », dit-on près de moi.
Je me retournai et je reconnus le capitaine.
« Cest le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous
ne tarderons pas à gagner lorifice du tunnel.
Lentrée nen doit pas être facile ?
Non, monsieur. Aussi jai pour habitude de
me tenir dans la cage du timonier pour diriger
moi-même la manoeuvre. Et maintenant, si vous
voulez descendre, monsieur Aronnax, le Nautilus
va senfoncer sous les flots, et il ne reviendra à
leur surface quaprès avoir franchi lArabian
Tunnel. »
Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se
ferma, les réservoirs deau semplirent, et
lappareil simmergea dune dizaine de mètres.
Au moment où je me disposais à regagner ma
chambre, le capitaine marrêta.
« Monsieur le professeur, me dit-il, vous
plairait-il de maccompagner dans la cage du
pilote ?
Je nosais vous le demander, répondis-je.
539
Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que
lon peut voir de cette navigation à la fois sousterrestre
et sous-marine. »
Le capitaine Nemo me conduisit vers
lescalier central. À mi-rampe, il ouvrit une porte,
suivit les coursives supérieures et arriva dans la
cage du pilote, qui, on le sait, sélevait à
lextrémité de la plate-forme.
Cétait une cabine mesurant six pieds sur
chaque face, à peu près semblable à celle
quoccupent les timoniers des steamboats du
Mississippi ou de lHudson. Au milieu se
manoeuvrait une roue disposée verticalement,
engrenée sur les drosses du gouvernail qui
couraient jusquà larrière du Nautilus. Quatre
hublots de verres lenticulaires, évidés dans les
parois de la cabine, permettaient à lhomme de
barre de regarder dans toutes les directions.
Cette cabine était obscure ; mais bientôt mes
yeux saccoutumèrent à cette obscurité, et
japerçus le pilote, un homme vigoureux, dont les
mains sappuyaient sur les jantes de la roue. Audehors,
la mer apparaissait vivement éclairée par
540
le fanal qui rayonnait en arrière de la cabine, à
lautre extrémité de la plate-forme.
« Maintenant, dit le capitaine Nemo,
cherchons notre passage. »
Des fils électriques reliaient la cage du
timonier avec la chambre des machines, et de là,
le capitaine pouvait communiquer simultanément
à son Nautilus la direction et le mouvement. Il
pressa un bouton de métal, et aussitôt la vitesse
de lhélice fut très diminuée.
Je regardais en silence la haute muraille très
accore que nous longions en ce moment,
inébranlable base du massif sableux de la côte.
Nous la suivîmes ainsi pendant une heure, à
quelques mètres de distance seulement. Le
capitaine Nemo ne quittait pas du regard la
boussole suspendue dans la cabine à ses deux
cercles concentriques. Sur un simple geste, le
timonier modifiait à chaque instant la direction
du Nautilus.
Je métais placé au hublot de bâbord, et
japercevais de magnifiques substructions de
coraux, des zoophytes, des algues et des crustacés
541
agitant leurs pattes énormes, qui sallongeaient
hors des anfractuosités du roc.
À dix heures un quart, le capitaine Nemo prit
lui-même la barre. Une large galerie, noire et
profonde, souvrait devant nous. Le Nautilus sy
engouffra hardiment. Un bruissement
inaccoutumé se fit entendre sur ses flancs.
Cétaient les eaux de la mer Rouge que la pente
du tunnel précipitait vers la Méditerranée. Le
Nautilus suivait le torrent, rapide comme une
flèche, malgré les efforts de sa machine qui, pour
résister, battait les flots à contre-hélice.
Sur les murailles étroites du passage, je ne
voyais plus que des raies éclatantes, des lignes
droites, des sillons de feu tracés par la vitesse
sous léclat de lélectricité. Mon coeur palpitait, et
je le comprimais de la main.
À dix heures trente-cinq minutes, le capitaine
Nemo abandonna la roue du gouvernail, et se
retournant vers moi :
« La Méditerranée », me dit-il.
En moins de vingt minutes, le Nautilus,
542
entraîné par ce torrent, venait de franchir listhme
de Suez.
543
VI
Larchipel grec
Le lendemain, 12 février, au lever du jour, le
Nautilus remonta à la surface des flots. Je me
précipitai sur la plate-forme. À trois milles dans
le sud se dessinait la vague silhouette de Péluse.
Un torrent nous avait portés dune mer à lautre.
Mais ce tunnel, facile à descendre, devait être
impraticable à remonter.
Vers sept heures, Ned et Conseil me
rejoignirent. Ces deux inséparables compagnons
avaient tranquillement dormi, sans se préoccuper
autrement des prouesses du Nautilus.
« Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le
Canadien dun ton légèrement goguenard, et cette
Méditerranée ?
Nous flottons à sa surface, ami Ned.
544
Hein ! fit Conseil, cette nuit même ?...
Oui, cette nuit même, en quelques minutes,
nous avons franchi cet isthme infranchissable.
Je nen crois rien, répondit le Canadien.
Et vous avez tort, maître Land, repris-je.
Cette côte basse qui sarrondit vers le sud est la
côte égyptienne.
À dautres, monsieur, répliqua lentêté
Canadien.
Mais puisque monsieur laffirme, lui dit
Conseil, il faut croire monsieur.
Dailleurs, Ned, le capitaine Nemo ma fait
les honneurs de son tunnel, et jétais près de lui,
dans la cage du timonier, pendant quil dirigeait
lui-même le Nautilus à travers cet étroit passage.
Vous entendez, Ned ? dit Conseil.
Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je,
vous pouvez, Ned, apercevoir les jetées de Port-
Saïd qui sallongent dans la mer. »
Le Canadien regarda attentivement.
« En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur le
545
professeur, et votre capitaine est un maître
homme. Nous sommes dans la Méditerranée.
Bon. Causons donc, sil vous plaît, de nos petites
affaires, mais de façon à ce que personne ne
puisse nous entendre. »
Je vis bien où le Canadien voulait en venir. En
tout cas, je pensai quil valait mieux causer,
puisquil le désirait, et tous les trois nous allâmes
nous asseoir près du fanal, où nous étions moins
exposés à recevoir lhumide embrun des lames.
« Maintenant, Ned, nous vous écoutons, dis-je.
Quavez-vous à nous apprendre ?
Ce que jai à vous apprendre est très simple,
répondit le Canadien. Nous sommes en Europe,
et avant que les caprices du capitaine Nemo nous
entraînent jusquau fond des mers polaires ou
nous ramènent en Océanie, je demande à quitter
le Nautilus. »
Javouerai que cette discussion avec le
Canadien membarrassait toujours. Je ne voulais
en aucune façon entraver la liberté de mes
compagnons, et cependant je néprouvais nul
désir de quitter le capitaine Nemo. Grâce à lui,
546
grâce à son appareil, je complétais chaque jour
mes études sous-marines, et je refaisais mon livre
des fonds sous-marins au milieu même de son
élément. Retrouverais-je jamais une telle
occasion dobserver les merveilles de locéan ?
Non, certes ! Je ne pouvais donc me faire à cette
idée dabandonner le Nautilus avant notre cycle
dinvestigations accompli.
« Ami Ned, dis-je, répondez-moi franchement.
Vous ennuyez-vous à bord ? Regrettez-vous que
la destinée vous ait jeté entre les mains du
capitaine Nemo ? »
Le Canadien resta quelques instants sans
répondre. Puis, se croisant les bras :
« Franchement, dit-il, je ne regrette pas ce
voyage sous les mers. Je serai content de lavoir
fait ; mais pour lavoir fait, il faut quil se
termine. Voilà mon sentiment.
Il se terminera, Ned.
Où et quand ?
Où ? je nen sais rien. Quand ? je ne peux le
dire, ou plutôt je suppose quil sachèvera,
547
lorsque ces mers nauront plus rien à nous
apprendre. Tout ce qui a commencé a forcément
une fin en ce monde.
Je pense comme monsieur, répondit Conseil,
et il est fort possible quaprès avoir parcouru
toutes les mers du globe, le capitaine Nemo nous
donne la volée à tous trois.
La volée ! sécria le Canadien. Une volée,
voulez-vous dire ?
Nexagérons pas, maître Land, repris-je.
Nous navons rien à craindre du capitaine, mais
je ne partage pas non plus les idées de Conseil.
Nous sommes maîtres des secrets du Nautilus, et
je nespère pas que son commandant, pour nous
rendre notre liberté, se résigne à les voir courir le
monde avec nous.
Mais alors, quespérez-vous donc ? demanda
le Canadien.
Que des circonstances se rencontreront dont
nous pourrons, dont nous devrons profiter, aussi
bien dans six mois que maintenant.
Ouais ! fit Ned Land. Et où serons-nous dans
548
six mois, sil vous plaît, monsieur le naturaliste ?
Peut-être ici, peut-être en Chine. Vous le
savez, le Nautilus est un rapide marcheur. Il
traverse les océans comme une hirondelle
traverse les airs, ou un express les continents. Il
ne craint point les mers fréquentées. Qui nous dit
quil ne va pas rallier les côtes de France,
dAngleterre ou dAmérique, sur lesquelles une
fuite pourra être aussi avantageusement tentée
quici ?
Monsieur Aronnax, répondit le Canadien,
vos arguments pèchent par la base. Vous parlez
au futur : « Nous serons là ! Nous serons ici ! »
Moi je parle au présent : « Nous sommes ici, et il
faut en profiter. »
Jétais pressé de près par la logique de Ned
Land, et je me sentais battu sur ce terrain. Je ne
savais plus quels arguments faire valoir en ma
faveur.
« Monsieur, reprit Ned, supposons, par
impossible, que le capitaine Nemo vous offre
aujourdhui même la liberté. Accepterez-vous ?
549
Je ne sais, répondis-je.
Et sil ajoute que cette offre quil vous fait
aujourdhui, il ne la renouvellera pas plus tard,
accepterez-vous ? »
Je ne répondis pas.
« Et quen pense lami Conseil ? demanda
Ned Land.
Lami Conseil, répondit tranquillement ce
digne garçon, lami Conseil na rien à dire. Il est
absolument désintéressé dans la question. Ainsi
que son maître, ainsi que son camarade Ned, il
est célibataire. Ni femme, ni parents, ni enfants
ne lattendent au pays. Il est au service de
monsieur, il pense comme monsieur, il parle
comme monsieur, et, à son grand regret, on ne
doit pas compter sur lui pour faire une majorité.
Deux personnes seulement sont en présence :
monsieur dun côté, Ned Land de lautre. Cela
dit, lami Conseil écoute, et il est prêt à marquer
les points. »
Je ne pus mempêcher de sourire, à voir
Conseil annihiler si complètement sa
550
personnalité. Au fond, le Canadien devait être
enchanté de ne pas lavoir contre lui.
« Alors, monsieur, dit Ned Land, puisque
Conseil nexiste pas, ne discutons quentre nous
deux. Jai parlé, vous mavez entendu. Quavezvous
à répondre ? »
Il fallait évidemment conclure, et les fauxfuyants
me répugnaient.
« Ami Ned, dis-je, voici ma réponse. Vous
avez raison contre moi, et mes arguments ne
peuvent tenir devant les vôtres. Il ne faut pas
compter sur la bonne volonté du capitaine Nemo.
La prudence la plus vulgaire lui défend de nous
mettre en liberté. Par contre, la prudence veut que
nous profitions de la première occasion de quitter
le Nautilus.
Bien, monsieur Aronnax, voilà qui est
sagement parlé.
Seulement, dis-je, une observation, une
seule. Il faut que loccasion soit sérieuse. Il faut
que notre première tentative de fuite réussisse ;
car si elle avorte, nous ne retrouverons pas
551
loccasion de la reprendre, et le capitaine Nemo
ne nous pardonnera pas.
Tout cela est juste, répondit le Canadien.
Mais votre observation sapplique à toute
tentative de fuite, quelle ait lieu dans deux ans
ou dans deux jours. Donc, la question est toujours
celle-ci : si une occasion favorable se présente, il
faut la saisir.
Daccord. Et maintenant, me direz-vous,
Ned, ce que vous entendez par une occasion
favorable ?
Ce serait celle qui, par une nuit sombre,
amènerait le Nautilus à peu de distance dune
côte européenne.
Et vous tenteriez de vous sauver à la nage ?
Oui, si nous étions suffisamment rapprochés
dun rivage, et si le navire flottait à la surface.
Non, si nous étions éloignés, et si le navire
naviguait sous les eaux.
Et dans ce cas ?
Dans ce cas, je chercherais à memparer du
canot. Je sais comment il se manoeuvre. Nous
552
nous introduirions à lintérieur, et les boulons
enlevés, nous remonterions à la surface, sans
même que le timonier, placé à lavant, saperçût
de notre fuite.
Bien, Ned. Epiez donc cette occasion ; mais
noubliez pas quun échec nous perdrait.
Je ne loublierai pas, monsieur.
Et maintenant, Ned, voulez-vous connaître
toute ma pensée sur votre projet ?
Volontiers, monsieur Aronnax.
Eh bien, je pense je ne dis pas jespère ,
je pense que cette occasion favorable ne se
présentera pas.
Pourquoi cela ?
Parce que le capitaine Nemo ne peut se
dissimuler que nous navons pas renoncé à
lespoir de recouvrer notre liberté, et quil se
tiendra sur ses gardes, surtout dans les mers et en
vue des côtes européennes.
Je suis de lavis de monsieur, dit Conseil.
Nous verrons bien, répondit Ned Land, qui
553
secouait la tête dun air déterminé.
Et maintenant, Ned Land, ajoutai-je, restonsen
là. Plus un mot sur tout ceci. Le jour où vous
serez prêt, vous nous préviendrez et nous vous
suivrons. Je men rapporte complètement à
vous. »
Cette conversation, qui devait avoir plus tard
de si graves conséquences, se termina ainsi. Je
dois dire maintenant que les faits semblèrent
confirmer mes prévisions, au grand désespoir du
Canadien. Le capitaine Nemo se défiait-il de nous
dans ces mers fréquentées, ou voulait-il
seulement se dérober à la vue des nombreux
navires de toutes nations qui sillonnent la
Méditerranée ? Je lignore, mais il se maintint le
plus souvent entre deux eaux et au large des
côtes. Ou le Nautilus émergeait, ne laissant
passer que la cage du timonier, ou il sen allait à
de grandes profondeurs, car entre lArchipel grec
et lAsie Mineure nous ne trouvions pas le fond
par deux mille mètres.
Aussi je neus connaissance de lîle de
Carpathos, lune des Sporades, que par ce vers de
554
Virgile que le capitaine Nemo me cita, en posant
son doigt sur un point du planisphère :
Est in Carpathio Neptuni gurgite vates
Caeruleus Proteus...
Cétait, en effet, lantique séjour de Protée, le
vieux pasteur des troupeaux de Neptune,
maintenant lIle de Scarpanto, située entre
Rhodes et la Crète. Je nen vis que les
soubassements granitiques à travers la vitre du
salon.
Le lendemain, 14 février, je résolus
demployer quelques heures à étudier les
poissons de lArchipel ; mais par un motif
quelconque, les panneaux demeurèrent
hermétiquement fermés. En relevant la direction
du Nautilus, je remarquai quil marchait vers
Candie, lancienne île de Crète. Au moment où je
métais embarqué sur lAbraham Lincoln, cette
île venait de sinsurger tout entière contre le
despotisme turc. Mais ce quétait devenue cette
555
insurrection depuis cette époque, je lignorais
absolument, et ce nétait pas le capitaine Nemo,
privé de toute communication avec la terre, qui
aurait pu me lapprendre.
Je ne fis donc aucune allusion à cet
événement, lorsque, le soir, je me trouvai seul
avec lui dans le salon. Dailleurs, il me sembla
taciturne, préoccupé. Puis, contrairement à ses
habitudes, il ordonna douvrir les deux panneaux
du salon, et, allant de lun à lautre il observa
attentivement la masse des eaux. Dans quel but ?
je ne pouvais le deviner, et, de mon côté,
jemployai mon temps à étudier les poissons qui
passaient devant mes yeux.
Entre autres, je remarquai ces gobies aphyses,
cités par Aristote et vulgairement connus sous le
nom de « loches de mer », que lon rencontre
particulièrement dans les eaux salées avoisinant
le delta du Nil. Près deux se déroulaient des
pagres à demi phosphorescents, sortes de spares
que les Egyptiens rangeaient parmi les animaux
sacrés, et dont larrivée dans les eaux du fleuve,
dont elles annonçaient le fécond débordement,
556
était fêtée par des cérémonies religieuses. Je notai
également des chaînes longues de trois
décimètres, poissons osseux à écailles
transparentes, dont la couleur livide est mélangée
de taches rouges ; ce sont de grands mangeurs de
végétaux marins, ce qui leur donne un goût
exquis ; aussi ces chaînes étaient-elles très
recherchées des gourmets de lancienne Rome, et
leurs entrailles, accommodées avec des laites de
murènes, des cervelles de paons et des langues de
phénicoptères, composaient ce plat divin qui
ravissait Vitellius.
Un autre habitant de ces mers attira mon
attention et ramena dans mon esprit tous les
souvenirs de lAntiquité. Ce fut le rémora, qui
voyage attaché au ventre des requins ; au dire des
Anciens, ce petit poisson, accroché à la carène
dun navire, pouvait larrêter dans sa marche, et
lun deux, retenant le vaisseau dAntoine
pendant la bataille dActium, facilita ainsi la
victoire dAuguste. À quoi tiennent les destinées
des nations ! Jobservai également dadmirables
anthias qui appartiennent à lordre des lutjans,
poissons sacrés pour les Grecs qui leur
557
attribuaient le pouvoir de chasser les monstres
marins des eaux quils fréquentaient ; leur nom
signifie fleur, et ils le justifiaient par leurs
couleurs chatoyantes, leurs nuances comprises
dans la gamme du rouge depuis la pâleur du rose
jusquà léclat du rubis, et les fugitifs reflets qui
moiraient leur nageoire dorsale. Mes yeux ne
pouvaient se détacher de ces merveilles de la
mer, quand ils furent frappés soudain par une
apparition inattendue.
Au milieu des eaux, un homme apparut, un
plongeur portant à sa ceinture une bourse de cuir.
Ce nétait pas un corps abandonné aux flots.
Cétait un homme vivant qui nageait dune main
vigoureuse, disparaissant parfois pour aller
respirer à la surface et replongeant aussitôt.
Je me retournai vers le capitaine Nemo, et
dune voix émue :
« Un homme ! un naufragé ! mécriai-je. Il
faut le sauver à tout prix ! »
Le capitaine ne me répondit pas et vint
sappuyer à la vitre.
558
Lhomme sétait rapproché, et, la face collée
au panneau, il nous regardait.
À ma profonde stupéfaction, le capitaine
Nemo lui fit un signe. Le plongeur lui répondit de
la main, remonta immédiatement vers la surface
de la mer, et ne reparut plus.
« Ne vous inquiétez pas, me dit le capitaine.
Cest Nicolas, du cap Matapan, surnommé le
Pesce. Il est bien connu dans toutes les Cyclades.
Un hardi plongeur ! Leau est son élément, et il y
vit plus que sur terre, allant sans cesse dune île à
lautre et jusquà la Crète.
Vous le connaissez, capitaine ?
Pourquoi pas, monsieur Aronnax ? »
Cela dit, le capitaine Nemo se dirigea vers un
meuble placé près du panneau gauche du salon.
Près de ce meuble, je vis un coffre cerclé de fer,
dont le couvercle portait sur une plaque de cuivre
le chiffre du Nautilus, avec sa devise Mobilis in
mobile.
En ce moment, le capitaine, sans se
préoccuper de ma présence, ouvrit le meuble,
559
sorte de coffre-fort qui renfermait un grand
nombre de lingots.
Cétaient des lingots dor. Doù venait ce
précieux métal qui représentait une somme
énorme ? Où le capitaine recueillait-il cet or, et
quallait-il faire de celui-ci ?
Je ne prononçai pas un mot. Je regardai. Le
capitaine Nemo prit un à un ces lingots et les
rangea méthodiquement dans le coffre quil
remplit entièrement. Jestimai quil contenait
alors plus de mille kilogrammes dor, cest-à-dire
près de cinq millions de francs.
Le coffre fut solidement fermé, et le capitaine
écrivit sur son couvercle une adresse en
caractères qui devaient appartenir au grec
moderne.
Ceci fait, le capitaine Nemo pressa un bouton
dont le fil correspondait avec le poste de
léquipage. Quatre hommes parurent, et non sans
peine ils poussèrent le coffre hors du salon. Puis
jentendis quils le hissaient au moyen de palans
sur lescalier de fer.
560
En ce moment, le capitaine Nemo se tourna
vers moi :
« Et vous disiez, monsieur le professeur ? me
demanda-t-il.
Je ne disais rien, capitaine.
Alors, monsieur, vous me permettrez de
vous souhaiter le bonsoir. »
Et sur ce, le capitaine Nemo quitta le salon.
Je rentrai dans ma chambre très intrigué, on le
conçoit. Jessayai vainement de dormir. Je
cherchais une relation entre lapparition de ce
plongeur et ce coffre rempli dor. Bientôt, je
sentis, à certains mouvements de roulis et de
tangage, que le Nautilus quittant les couches
inférieures revenait à la surface des eaux.
Puis, jentendis un bruit de pas sur la plateforme.
Je compris que lon détachait le canot,
quon le lançait à la mer. Il heurta un instant les
flancs du Nautilus, et tout bruit cessa.
Deux heures après, le même bruit, les mêmes
allées et venues se reproduisaient. Lembarcation,
hissée à bord, était rajustée dans son alvéole, et le
561
Nautilus se replongeait sous les flots.
Ainsi donc, ces millions avaient été
transportés à leur adresse. Sur quel point du
continent ? Quel était le correspondant du
capitaine Nemo ?
Le lendemain, je racontai à Conseil et au
Canadien les événements de cette nuit, qui
surexcitaient ma curiosité au plus haut point. Mes
compagnons ne furent pas moins surpris que moi.
« Mais où prend-il ces millions ? » demanda
Ned Land.
À cela, pas de réponse possible. Je me rendis
au salon après avoir déjeuné, et je me mis au
travail. Jusquà cinq heures du soir, je rédigeai
mes notes. En ce moment devais-je lattribuer à
une disposition personnelle je sentis une
chaleur extrême, et je dus enlever mon vêtement
de byssus. Effet incompréhensible, car nous
nétions pas sous de hautes latitudes, et dailleurs
le Nautilus, immergé, ne devait éprouver aucune
élévation de température. Je regardai le
manomètre. Il marquait une profondeur de
soixante pieds, à laquelle la chaleur
562
atmosphérique naurait pu atteindre.
Je continuai mon travail, mais la température
séleva au point de devenir intolérable.
« Est-ce que le feu serait à bord ? » me
demandai-je.
Jallais quitter le salon, quand le capitaine
Nemo entra. Il sapprocha du thermomètre, le
consulta, et se retournant vers moi :
« Quarante-deux degrés, dit-il.
Je men aperçois, capitaine, répondis-je, et
pour peu que cette chaleur augmente, nous ne
pourrons la supporter.
Oh ! monsieur le professeur, cette chaleur
naugmentera que si nous le voulons bien.
Vous pouvez donc la modérer à votre gré ?
Non, mais je puis méloigner du foyer qui la
produit.
Elle est donc extérieure ?
Sans doute. Nous flottons dans un courant
deau bouillante.
Est-il possible ? mécriai-je.
563
Regardez. »
Les panneaux souvrirent, et je vis la mer
entièrement blanche autour du Nautilus. Une
fumée de vapeurs sulfureuses se déroulait au
milieu des flots qui bouillonnaient comme leau
dune chaudière. Jappuyai ma main sur une des
vitres, mais la chaleur était telle que je dus la
retirer.
« Où sommes-nous ? demandai-je.
Près de lîle de Santorin, monsieur le
professeur, me répondit le capitaine, et
précisément dans ce canal qui sépare Néa
Kamenni de Paléa Kamenni. Jai voulu vous
donner le curieux spectacle dune éruption sousmarine.
Je croyais, dis-je, que la formation de ces
îles nouvelles était terminée.
Rien nest jamais terminé dans les parages
volcaniques, répondit le capitaine Nemo, et le
globe y est toujours travaillé par les feux
souterrains. Déjà, en lan dix-neuf de notre ère,
suivant Cassiodore et Pline, une île nouvelle,
564
Théia la divine, apparut à la place même où se
sont récemment formés ces îlots. Puis, elle
sabîma sous les flots, pour se remontrer en lan
soixante-neuf et sabîmer encore une fois. Depuis
cette époque jusquà nos jours, le travail
plutonien fut suspendu. Mais, le 3 février 1866,
un nouvel îlot, quon nomma lîlot de George,
émergea au milieu des vapeurs sulfureuses, près
de Néa Kamenni, et sy souda, le 6 du même
mois. Sept jours après, le 13 février, lîlot
Aphroessa parut, laissant entre Néa Kamenni et
lui un canal de dix mètres. Jétais dans ces mers
quand le phénomène se produisit, et jai pu en
observer toutes les phases. Lîlot Aphroessa, de
forme arrondie, mesurait trois cents pieds de
diamètre sur trente pieds de hauteur. Il se
composait de laves noires et vitreuses, mêlées de
fragments feldspathiques. Enfin, le 10 mars, un
îlot plus petit, appelé Réka, se montra près de
Néa Kamenni, et depuis lors, ces trois îlots,
soudés ensemble, ne forment plus quune seule et
même île.
Et le canal où nous sommes en ce moment ?
demandai-je.
565
Le voici, répondit le capitaine Nemo, en me
montrant une carte de lArchipel. Vous voyez que
jy ai porté les nouveaux îlots.
Mais ce canal se comblera un jour ?
Cest probable, monsieur Aronnax, car,
depuis 1866, huit petits îlots de lave ont surgi en
face du port Saint-Nicolas de Paléa Kamenni. Il
est donc évident que Néa et Paléa se réuniront
dans un temps rapproché. Si, au milieu du
Pacifique, ce sont les infusoires qui forment les
continents, ici, ce sont les phénomènes éruptifs.
Voyez, monsieur, voyez le travail qui saccomplit
sous ces flots. »
Je revins vers la vitre. Le Nautilus ne marchait
plus. La chaleur devenait intolérable. De blanche
quelle était, la mer se faisait rouge, coloration
due à la présence dun sel de fer. Malgré
lhermétique fermeture du salon, une odeur
sulfureuse insupportable se dégageait, et
japercevais des flammes écarlates dont la
vivacité tuait léclat de lélectricité.
Jétais en nage, jétouffais, jallais cuire. Oui,
en vérité, je me sentais cuire !
566
« On ne peut rester plus longtemps dans cette
eau bouillante, dis-je au capitaine.
Non, ce ne serait pas prudent », répondit
limpassible Nemo.
Un ordre fut donné. Le Nautilus vira de bord
et séloigna de cette fournaise quil ne pouvait
impunément braver. Un quart dheure plus tard,
nous respirions à la surface des flots.
La pensée me vint alors que si Ned avait
choisi ces parages pour effectuer notre fuite, nous
ne serions pas sortis vivants de cette mer de feu.
Le lendemain, 16 février, nous quittions ce
bassin qui, entre Rhodes et Alexandrie, compte
des profondeurs de trois mille mètres, et le
Nautilus, passant au large de Cerigo, abandonnait
lArchipel grec, après avoir doublé le cap
Matapan.
567
VII
La Méditérranée en quarante-huit heures
La Méditerranée, la mer bleue par excellence,
la « grande mer » des Hébreux, la « mer » des
Grecs, le mare nostrum des Romains, bordée
dorangers, daloès, de cactus, de pins maritimes,
embaumée du parfum des myrtes, encadrée de
rudes montagnes, saturée dun air pur et
transparent, mais incessamment travaillée par les
feux de la terre, est un véritable champ de bataille
où Neptune et Pluton se disputent encore
lempire du monde. Cest là, sur ses rivages et sur
ses eaux, dit Michelet, que lhomme se retrempe
dans lun des plus puissants climats du globe.
Mais si beau quil soit, je nai pu prendre
quun aperçu rapide de ce bassin, dont la
superficie couvre deux millions de kilomètres
carrés. Les connaissances personnelles du
568
capitaine Nemo me firent même défaut, car
lénigmatique personnage ne parut pas une seule
fois pendant cette traversée à grande vitesse.
Jestime à six cents lieues environ le chemin que
le Nautilus parcourut sous les flots de cette mer,
et ce voyage, il laccomplit en deux fois vingtquatre
heures. Partis le matin du 16 février des
parages de la Grèce, le 18 au soleil levant, nous
avions franchi le détroit de Gibraltar.
Il fut évident pour moi que cette Méditerranée,
resserrée au milieu de ces terres quil voulait fuir,
déplaisait au capitaine Nemo. Ses flots et ses
brises lui rapportaient trop de souvenirs, sinon
trop de regrets. Il navait plus ici cette liberté
dallure, cette indépendance de manoeuvres que
lui laissaient les océans, et son Nautilus se sentait
à létroit entre ces rivages rapprochés de
lAfrique et de lEurope.
Aussi notre vitesse fut-elle de vingt-cinq
milles à lheure, soit douze lieues de quatre
kilomètres. Il va sans dire que Ned Land, à son
grand ennui, dut renoncer à ses projets de fuite. Il
ne pouvait se servir du canot entraîné à raison de
569
douze à treize mètres par seconde. Quitter le
Nautilus dans ces conditions, ceût été sauter
dun train marchant avec cette rapidité,
manoeuvre imprudente sil en fut. Dailleurs,
notre appareil ne remontait que la nuit à la
surface des flots, afin de renouveler sa provision
dair, et il se dirigeait seulement suivant les
indications de la boussole et les relèvements du
loch.
Je ne vis donc de lintérieur de cette
Méditerranée que ce que le voyageur dun
express aperçoit du paysage qui fuit devant ses
yeux, cest-à-dire les horizons lointains, et non
les premiers plans qui passent comme un éclair.
Cependant, Conseil et moi, nous pûmes observer
quelques-uns de ces poissons méditerranéens, que
la puissance de leurs nageoires maintenait
quelques instants dans les eaux du Nautilus. Nous
restions à laffût devant les vitres du salon, et nos
notes me permettent de refaire en quelques mots
lichtyologie de cette mer.
Des divers poissons qui lhabitent, jai vu les
uns, entrevu les autres, sans parler de ceux que la
570
vitesse du Nautilus déroba à mes yeux. Quil me
soit donc permis de les classer daprès cette
classification fantaisiste. Elle rendra mieux mes
rapides observations.
Au milieu de la masse des eaux vivement
éclairées par les nappes électriques, serpentaient
quelques-unes de ces lamproies longues dun
mètre, qui sont communes à presque tous les
climats. Des oxyrhinques, sortes de raies, larges
de cinq pieds, au ventre blanc, au dos gris cendré
et tacheté, se développaient comme de vastes
châles emportés par les courants. Dautres raies
passaient si vite que je ne pouvais reconnaître si
elles méritaient ce nom daigles qui leur fut
donné par les Grecs, ou ces qualifications de rat,
de crapaud et de chauve-souris, dont les pêcheurs
modernes les ont affublées. Des squalesmilandres,
longs de douze pieds et
particulièrement redoutés des plongeurs, luttaient
de rapidité entre eux. Des renards marins, longs
de huit pieds et doués dune extrême finesse
dodorat, apparaissaient comme de grandes
ombres bleuâtres. Des dorades, du genre spare,
dont quelques-unes mesuraient jusquà treize
571
décimètres, se montraient dans leur vêtement
dargent et dazur entouré de bandelettes, qui
tranchait sur le ton sombre de leurs nageoires ;
poissons consacrés à Vénus, et dont loeil est
enchâssé dans un sourcil dor ; espèce précieuse,
amie de toutes les eaux, douces ou salées,
habitant les fleuves, les lacs et les océans, vivant
sous tous les climats, supportant toutes les
températures, et dont la race, qui remonte aux
époques géologiques de la terre, a conservé toute
sa beauté des premiers jours. Des esturgeons
magnifiques, longs de neuf à dix mètres, animaux
de grande marche, heurtaient dune queue
puissante la vitre des panneaux, montrant leur dos
bleuâtre à petites taches brunes ; ils ressemblent
aux squales dont ils négalent pas la force, et se
rencontrent dans toutes les mers ; au printemps,
ils aiment à remonter les grands fleuves, à lutter
contre les courants de la Volga, du Danube, du
Pô, du Rhin, de la Loire, de lOder, et se
nourrissent de harengs, de maquereaux, de
saumons et de gades ; bien quils appartiennent à
la classe des cartilagineux, ils sont délicats ; on
les mange frais, séchés, marinés ou salés, et,
572
autrefois, on les portait triomphalement sur la
table des Lucullus. Mais de ces divers habitants
de la Méditerranée, ceux que je pus observer le
plus utilement, lorsque le Nautilus se rapprochait
de la surface, appartenaient au soixante-troisième
genre des poissons osseux. Cétaient des
scombres-thons, au dos bleu-noir, au ventre
cuirassé dargent, et dont les rayons dorsaux
jettent des lueurs dor. Ils ont la réputation de
suivre la marche des navires dont ils recherchent
lombre fraîche sous les feux du ciel tropical, et
ils ne la démentirent pas en accompagnant le
Nautilus comme ils accompagnèrent autrefois les
vaisseaux de La Pérouse. Pendant de longues
heures, ils luttèrent de vitesse avec notre appareil.
Je ne pouvais me lasser dadmirer ces animaux
véritablement taillés pour la course, leur tête
petite, leur corps lisse et fusiforme qui chez
quelques-uns dépassait trois mètres, leurs
pectorales douées dune remarquable vigueur et
leurs caudales fourchues. Ils nageaient en
triangle, comme certaines troupes doiseaux dont
ils égalaient la rapidité, ce qui faisait dire aux
Anciens que la géométrie et la stratégie leur
573
étaient familières. Et cependant ils néchappent
point aux poursuites des Provençaux, qui les
estiment comme les estimaient les habitants de la
Propontide et de lItalie, et cest en aveugles, en
étourdis, que ces précieux animaux vont se jeter
et périr par milliers dans les madragues
marseillaises.
Je citerai, pour mémoire seulement, ceux des
poissons méditerranéens que Conseil ou moi,
nous ne fîmes quentrevoir. Cétaient des
gymontes-fierasfers blanchâtres qui passaient
comme dinsaisissables vapeurs, des murènescongres,
serpents de trois à quatre mètres
enjolivés de vert, de bleu et de jaune, des gadesmerlus,
longs de trois pieds, dont le foie formait
un morceau délicat, des coepoles-ténias qui
flottaient comme de fines algues, des trigles que
les poètes appellent poissons-lyres et les marins
poissons-siffleurs, et dont le museau est orné de
deux lames triangulaires et dentelées qui figurent
linstrument du vieil Homère, des trigleshirondelles,
nageant avec la rapidité de loiseau
dont ils ont pris le nom, des holocentres-mérous,
à tête rouge, dont la nageoire dorsale est garnie
574
de filaments, des aloses agrémentées de taches
noires, grises, brunes, bleues, jaunes, vertes, qui
sont sensibles à la voix argentine des clochettes,
et de splendides turbots, ces faisans de la mer,
sortes de losanges à nageoires jaunâtres,
pointillés de brun, et dont le côté supérieur, le
côté gauche, est généralement marbré de brun et
de jaune, enfin des troupes dadmirables mullesrougets,
véritables paradisiers de locéan, que les
Romains payaient jusquà dix mille sesterces la
pièce, et quils faisaient mourir sur leur table,
pour suivre dun oeil cruel leurs changements de
couleur depuis le rouge cinabre de la vie jusquau
blanc pâle de la mort.
Et si je ne pus observer ni miralets, ni balistes,
ni tétrodons, ni hippocampes, ni jouans, ni
centrisques, ni blennies, ni surmulets, ni labres, ni
éperlans, ni exocets, ni anchois, ni pagels, ni
bogues, ni orphes, ni tous ces principaux
représentants de lordre des pleuronectes, les
limandes, les flets, les plies, les soles, les
carrelets, communs à lAtlantique et à la
Méditerranée, il faut en accuser la vertigineuse
vitesse qui emportait le Nautilus à travers ces
575
eaux opulentes.
Quant aux mammifères marins, je crois avoir
reconnu, en passant à louvert de lAdriatique,
deux ou trois cachalots, munis dune nageoire
dorsale du genre des physétères, quelques
dauphins du genre des globicéphales, spéciaux à
la Méditerranée et dont la partie antérieure de la
tête est zébrée de petites lignes claires, et aussi
une douzaine de phoques au ventre blanc, au
pelage noir, connus sous le nom de moines et qui
ont absolument lair de dominicains longs de
trois mètres.
Pour sa part, Conseil croit avoir aperçu une
tortue large de six pieds, ornée de trois arêtes
saillantes dirigées longitudinalement. Je regrettai
de ne pas avoir vu ce reptile, car, à la description
que men fit Conseil, je crus reconnaître le luth
qui forme une espèce assez rare. Je ne remarquai,
pour mon compte, que quelques cacouannes à
carapace allongée.
Quant aux zoophytes, je pus admirer, pendant
quelques instants, une admirable galéolaire
orangée qui saccrocha à la vitre du panneau de
576
bâbord ; cétait un long filament ténu,
sarborisant en branches infinies et terminées par
la plus fine dentelle queussent jamais filée les
rivales dArachné. Je ne pus, malheureusement,
pêcher cet admirable échantillon, et aucun autre
zoophyte méditerranéen ne se fût sans doute
offert à mes regards, si le Nautilus, dans la soirée
du 16, neût singulièrement ralenti sa vitesse.
Voici dans quelles circonstances.
Nous passions alors entre la Sicile et la côte de
Tunis. Dans cet espace resserré entre le cap Bon
et le détroit de Messine, le fond de la mer
remonte presque subitement. Là sest formée une
véritable crête sur laquelle il ne reste que dix-sept
mètres deau, tandis que de chaque côté la
profondeur est de cent soixante-dix mètres. Le
Nautilus dut donc manoeuvrer prudemment afin
de ne pas se heurter contre cette barrière sousmarine.
Je montrai à Conseil, sur la carte de la
Méditerranée, lemplacement quoccupait ce long
récif.
« Mais, nen déplaise à monsieur, fit observer
577
Conseil, cest comme un isthme véritable qui
réunit lEurope à lAfrique.
Oui, mon garçon, répondis-je, il barre en
entier le détroit de Libye, et les sondages de
Smith ont prouvé que les continents étaient
autrefois réunis entre le cap Boco et le cap
Furina.
Je le crois volontiers, dit Conseil.
Jajouterai, repris-je, quune barrière
semblable existe entre Gibraltar et Ceuta, qui,
aux temps géologiques, fermait complètement la
Méditerranée.
Eh ! fit Conseil, si quelque poussée
volcanique relevait un jour ces deux barrières audessus
des flots !
Ce nest guère probable, Conseil.
Enfin, que monsieur me permette dachever,
si ce phénomène se produisait, ce serait fâcheux
pour M. de Lesseps, qui se donne tant de mal
pour percer son isthme !
Jen conviens, mais, je te le répète, Conseil,
ce phénomène ne se produira pas. La violence
578
des forces souterraines va toujours diminuant.
Les volcans, si nombreux aux premiers jours du
monde, séteignent peu à peu ; la chaleur interne
saffaiblit, la température des couches inférieures
du globe baisse dune quantité appréciable par
siècle, et au détriment de notre globe, car cette
chaleur, cest sa vie.
Cependant, le soleil...
Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut-il
rendre la chaleur à un cadavre ?
Non, que je sache.
Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce
cadavre refroidi. Elle deviendra inhabitable et
sera inhabitée comme la lune, qui depuis
longtemps a perdu sa chaleur vitale.
Dans combien de siècles ? demanda Conseil.
Dans quelques centaines de mille ans, mon
garçon.
Alors, répondit Conseil, nous avons le temps
dachever notre voyage, si toutefois Ned Land ne
sen mêle pas ! »
Et Conseil, rassuré, se remit à étudier le haut-
579
fond que le Nautilus rasait de près avec une
vitesse modérée.
Là, sous un sol rocheux et volcanique,
sépanouissait toute une flore vivante, des
éponges, des holothuries, des cydippes hyalines
ornées de cirrhes rougeâtres et qui émettaient une
légère phosphorescence, des beroès, vulgairement
connus sous le nom de concombres de mer et
baignés dans les miroitements dun spectre
solaire, des comatules ambulantes, larges dun
mètre, et dont la pourpre rougissait les eaux, des
euryales arborescentes de la plus grande beauté,
des pavonacées à longues tiges, un grand nombre
doursins comestibles despèces variées, et des
actinies vertes au tronc grisâtre, au disque brun,
qui se perdaient dans leur chevelure olivâtre de
tentacules.
Conseil sétait occupé plus particulièrement
dobserver les mollusques et les articulés, et bien
que la nomenclature en soit un peu aride, je ne
veux pas faire tort à ce brave garçon en omettant
ses observations personnelles.
Dans lembranchement des mollusques, il cite
580
de nombreuses pétoncles pectiniformes, des
spondyles pieds-dâne qui sentassaient les uns
sur les autres, des donaces triangulaires, des
hyalles tridentées, à nageoires jaunes et à
coquilles transparentes, des pleurobranches
orangés, des oeufs pointillés ou semés de points
verdâtres, des aplysies connues aussi sous le nom
de lièvres de mer, des dolabelles, des acères
charnus, des ombrelles spéciales à la
Méditerranée, des oreilles de mer dont la coquille
produit une nacre très recherchée, des pétoncles
flammulées, des anomies que les Languedociens,
dit-on, préfèrent aux huîtres, des clovisses si
chères aux Marseillais, des praires doubles,
blanches et grasses, quelques-uns de ces clams
qui abondent sur les côtes de lAmérique du Nord
et dont il se fait un débit si considérable à New
York, des peignes operculaires de couleurs
variées, des lithodonces enfoncées dans leurs
trous et dont je goûtais fort le goût poivré, des
vénéricardes sillonnées dont la coquille à sommet
bombé présentait des côtes saillantes, des
cynthies hérissées de tubercules écarlates, des
carniaires à pointe recourbée et semblables à de
581
légères gondoles, des féroles couronnées, des
atlantes à coquilles spiraliformes, des thétys
grises, tachetées de blanc et recouvertes de leur
mantille frangée, des éolides semblables à de
petites limaces, des cavolines rampant sur le dos,
des auricules et entre autres lauricule myosotis, à
coquille ovale, des scalaires fauves, des littorines,
des janthures, des cinéraires, des pétricoles, des
lamellaires, des cabochons, des pandores, etc.
Quant aux articulés, Conseil les a, sur ses
notes, très justement divisés en six classes, dont
trois appartiennent au monde marin. Ce sont les
classes des crustacés, des cirrhopodes et des
annélides.
Les crustacés se subdivisent en neuf ordres, et
le premier de ces ordres comprend les décapodes,
cest-à-dire les animaux dont la tête et le thorax
sont le plus généralement soudés entre eux, dont
lappareil buccal est composé de plusieurs paires
de membres, et qui possèdent quatre, cinq ou six
paires de pattes thoraciques ou ambulatoires.
Conseil avait suivi la méthode de notre maître
Milne-Edwards, qui fait trois sections des
582
décapodes : les brachyoures, les macroures et les
anomoures. Ces noms sont légèrement barbares,
mais ils sont justes et précis. Parmi les
brachyoures, Conseil cite des amathies dont le
front est armé de deux grandes pointes
divergentes, linachus scorpion, qui je ne sais
pourquoi symbolisait la sagesse chez les Grecs,
des lambres-masséna, des lambres-spinimanes,
probablement égarés sur ce haut-fond, car
dordinaire ils vivent à de grandes profondeurs,
des xhantes, des pilumnes, des rhomboïdes, des
calappiens granuleux très faciles à digérer, fait
observer Conseil , des corystes édentés, des
ébalies, des cymopolies, des dorripes laineuses,
etc. Parmi les macroures, subdivisés en cinq
familles, les cuirassés, les fouisseurs, les
astaciens, les salicoques et les ochyzopodes, il
cite des langoustes communes, dont la chair est si
estimée chez les femelles, des scyllaresours ou
cigales de mer, des gébies riveraines, et toutes
sortes despèces comestibles, mais il ne dit rien
de la subdivision des astaciens qui comprend les
homards, car les langoustes sont les seuls
homards de la Méditerranée. Enfin, parmi les
583
anomoures, il vit des drocines communes,
abritées derrière cette coquille abandonnée dont
elles semparent, des homoles à front épineux,
des bernard-lhermite, des porcellanes, etc.
Là sarrêtait le travail de Conseil. Le temps lui
avait manqué pour compléter la classe des
crustacés par lexamen des stomapodes, des
amphipodes, des homopodes, des isopodes, des
trilobites, des branchiopodes, des ostracodes et
des entomostracées. Et pour terminer létude des
articulés marins, il aurait dû citer la classe des
cyrrhopodes qui renferme les cyclopes, les
argules, et la classe des annélides quil neût pas
manqué de diviser en tubicoles et en
dorsibranches. Mais le Nautilus, ayant dépassé le
haut-fond du détroit de Libye, reprit dans les
eaux plus profondes sa vitesse accoutumée. Dès
lors plus de mollusques, plus darticulés, plus de
zoophytes. À peine quelques gros poissons qui
passaient comme des ombres.
Pendant la nuit du 16 au 17 février, nous
étions entrés dans ce second bassin
méditerranéen, dont les plus grandes profondeurs
584
se trouvent par trois mille mètres. Le Nautilus,
sous limpulsion de son hélice, glissant sur ses
plans inclinés, senfonça jusquaux dernières
couches de la mer.
Là, à défaut des merveilles naturelles, la masse
des eaux offrit à mes regards bien des scènes
émouvantes et terribles. En effet, nous traversions
alors toute cette partie de la Méditerranée si
féconde en sinistres. De la côte algérienne aux
rivages de la Provence, que de navires ont fait
naufrage, que de bâtiments ont disparu ! La
Méditerranée nest quun lac, comparée aux
vastes plaines liquides du Pacifique, mais cest un
lac capricieux, aux flots changeants, aujourdhui
propice et caressant pour la frêle tartane qui
semble flotter entre le double outremer des eaux
et du ciel, demain, rageur, tourmenté, démonté
par les vents, brisant les plus forts navires de ses
lames courtes qui les frappent à coups précipités.
Ainsi, dans cette promenade rapide à travers
les couches profondes, que dépaves japerçus
gisant sur le sol, les unes déjà empâtées par les
coraux, les autres revêtues seulement dune
585
couche de rouille, des ancres, des canons, des
boulets, des garnitures de fer, des branches
dhélice, des morceaux de machines, des
cylindres brisés, des chaudières défoncées, puis
des coques flottant entre deux eaux, celles-ci
droites, celles-là renversées.
De ces navires naufragés, les uns avaient péri
par collision, les autres pour avoir heurté quelque
écueil de granit. Jen vis qui avaient coulé à pic,
la mâture droite, le gréement raidi par leau. Ils
avaient lair dêtre à lancre dans une immense
rade foraine et dattendre le moment du départ.
Lorsque le Nautilus passait entre eux et les
enveloppait de ses nappes électriques, il semblait
que ces navires allaient le saluer de leur pavillon
et lui envoyer leur numéro dordre ! Mais non,
rien que le silence et la mort sur ce champ des
catastrophes !
Jobservai que les fonds méditerranéens
étaient plus encombrés de ces sinistres épaves à
mesure que le Nautilus se rapprochait du détroit
de Gibraltar. Les côtes dAfrique et dEurope se
resserrent alors, et dans cet étroit espace, les
586
rencontres sont fréquentes. Je vis là de
nombreuses carènes de fer, des ruines
fantastiques de steamers, les uns couchés, les
autres debout, semblables à des animaux
formidables. Un de ces bateaux aux flancs
ouverts, sa cheminée courbée, ses roues dont il ne
restait plus que la monture, son gouvernail séparé
de létambot et retenu encore par une chaîne de
fer, son tableau darrière rongé par les sels
marins, se présentait sous un aspect terrible !
Combien dexistences brisées dans son naufrage !
Combien de victimes entraînées sous les flots !
Quelque matelot du bord avait-il survécu pour
raconter ce terrible désastre, ou les flots
gardaient-ils encore le secret de ce sinistre ? Je ne
sais pourquoi, il me vint à la pensée que ce
bateau enfoui sous la mer pouvait être lAtlas,
disparu corps et biens depuis une vingtaine
dannées, et dont on na jamais entendu parler !
Ah ! quelle sinistre histoire serait à faire que celle
de ces fonds méditerranéens, de ce vaste ossuaire,
où tant de richesses se sont perdues, où tant de
victimes ont trouvé la mort !
Cependant, le Nautilus, indifférent et rapide,
587
courait à toute hélice au milieu de ces ruines. Le
18 février, vers trois heures du matin, il se
présentait à lentrée du détroit de Gibraltar.
Là existent deux courants : un courant
supérieur, depuis longtemps reconnu, qui amène
les eaux de locéan dans le bassin de la
Méditerranée ; puis un contre-courant inférieur,
dont le raisonnement a démontré aujourdhui
lexistence. En effet, la somme des eaux de la
Méditerranée, incessamment accrue par les flots
de lAtlantique et par les fleuves qui sy jettent,
devrait élever chaque année le niveau de cette
mer, car son évaporation est insuffisante pour
rétablir léquilibre. Or, il nen est pas ainsi, et on
a dû naturellement admettre lexistence dun
courant inférieur qui par le détroit de Gibraltar
verse dans le bassin de lAtlantique le trop-plein
de la Méditerranée.
Fait exact, en effet. Cest de ce contre-courant
que profita le Nautilus. Il savança rapidement
par létroite passe. Un instant je pus entrevoir les
admirables ruines du temple dHercule enfoui, au
dire de Pline et dAvienus, avec lîle basse qui le
588
supportait, et quelques minutes plus tard nous
flottions sur les flots de lAtlantique.
589
VIII
La baie du Vigo
LAtlantique ! vaste étendue deau dont la
superficie couvre vingt-cinq millions de milles
carrés, longue de neuf mille milles sur une
largeur moyenne de deux mille sept cents.
Importante mer presque ignorée des Anciens,
sauf peut-être des Carthaginois, ces Hollandais de
lAntiquité, qui dans leurs pérégrinations
commerciales suivaient les côtes ouest de
lEurope et de lAfrique ! Océan dont les rivages
aux sinuosités parallèles embrassent un périmètre
immense, arrosé par les plus grands fleuves du
monde, le Saint-Laurent, le Mississippi,
lAmazone, la Plata, lOrénoque, le Niger, le
Sénégal, lElbe, la Loire, le Rhin, qui lui
apportent les eaux des pays les plus civilisés et
des contrées les plus sauvages ! Magnifique
590
plaine, incessamment sillonnée par les navires de
toutes les nations, abritée sous tous les pavillons
du monde, et que terminent ces deux pointes
terribles, redoutées des navigateurs, le cap Horn
et le cap des Tempêtes !
Le Nautilus en brisait les eaux sous le
tranchant de son éperon, après avoir accompli
près de dix mille lieues en trois mois et demi,
parcours supérieur à lun des grands cercles de la
terre. Où allions-nous maintenant, et que nous
réservait lavenir ?
Le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait
pris le large. Il revint à la surface des flots, et nos
promenades quotidiennes sur la plate-forme nous
furent ainsi rendues.
Jy montai aussitôt accompagné de Ned Land
et de Conseil. À une distance de douze milles
apparaissait vaguement le cap Saint-Vincent qui
forme la pointe sud-ouest de la péninsule
hispanique. Il ventait un assez fort coup de vent
du sud. La mer était grosse, houleuse. Elle
imprimait de violentes secousses de roulis au
Nautilus. Il était presque impossible de se
591
maintenir sur la plate-forme que dénormes
paquets de mer battaient à chaque instant. Nous
redescendîmes donc après avoir humé quelques
bouffées dair.
Je regagnai ma chambre. Conseil revint à sa
cabine mais le Canadien, lair assez préoccupé,
me suivit. Notre rapide passage à travers la
Méditerranée ne lui avait pas permis de mettre
ses projets à exécution, et il dissimulait peu son
désappointement.
Lorsque la porte de ma chambre fut fermée, il
sassit et me regarda silencieusement.
« Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends,
mais vous navez rien à vous reprocher. Dans les
conditions où naviguait le Nautilus, songer à le
quitter eût été de la folie ! »
Ned Land ne répondit rien. Ses lèvres serrées,
ses sourcils froncés, indiquaient chez lui la
violente obsession dune idée fixe.
« Voyons, repris-je, rien nest désespéré
encore. Nous remontons la côte du Portugal. Non
loin sont la France, lAngleterre, où nous
592
trouverions facilement un refuge. Ah ! si le
Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait mis le
cap au sud, sil nous eût entraînés vers ces
régions où les continents manquent, je partagerais
vos inquiétudes. Mais, nous le savons
maintenant, le capitaine Nemo ne fuit pas les
mers civilisées, et dans quelques jours, je crois
que vous pourrez agir avec quelque sécurité. »
Ned Land me regarda plus fixement encore, et
desserrant enfin les lèvres :
« Cest pour ce soir », dit-il.
Je me redressai subitement. Jétais, je lavoue,
peu préparé à cette communication. Jaurais
voulu répondre au Canadien, mais les mots ne me
vinrent pas.
« Nous étions convenus dattendre une
circonstance, reprit Ned Land. La circonstance, je
la tiens. Ce soir, nous ne serons quà quelques
milles de la côte espagnole. La nuit est sombre.
Le vent souffle du large. Jai votre parole,
monsieur Aronnax, et je compte sur vous. »
Comme je me taisais toujours, le Canadien se
593
leva, et se rapprochant de moi :
« Ce soir, à neuf heures, dit-il. Jai prévenu
Conseil. À ce moment-là, le capitaine Nemo sera
enfermé dans sa chambre et probablement
couché. Ni les mécaniciens, ni les hommes de
léquipage ne peuvent nous voir. Conseil et moi,
nous gagnerons lescalier central. Vous, monsieur
Aronnax, vous resterez dans la bibliothèque à
deux pas de nous, attendant mon signal. Les
avirons, le mât et la voile sont dans le canot. Je
suis même parvenu à y porter quelques
provisions. Je me suis procuré une clef anglaise
pour dévisser les écrous qui attachent le canot à
la coque du Nautilus. Ainsi tout est prêt. À ce
soir.
La mer est mauvaise, dis-je.
Jen conviens, répondit le Canadien, mais il
faut risquer cela. La liberté vaut quon la paie.
Dailleurs, lembarcation est solide, et quelques
milles avec un vent qui porte ne sont pas une
affaire. Qui sait si demain nous ne serons pas à
cent lieues au large ? Que les circonstances nous
favorisent, et, entre dix et onze heures, nous
594
serons débarqués sur quelque point de la terre
ferme ou morts. Donc, à la grâce de Dieu et à ce
soir ! »
Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant
presque abasourdi. Javais imaginé que, le cas
échéant, jaurais eu le temps de réfléchir, de
discuter. Mon opiniâtre compagnon ne me le
permettait pas. Que lui aurais-je dit, après tout ?
Ned Land avait cent fois raison. Cétait presque
une circonstance, il en profitait. Pouvais-je
revenir sur ma parole et assumer cette
responsabilité de compromettre dans un intérêt
tout personnel lavenir de mes compagnons ?
Demain, le capitaine Nemo ne pouvait-il pas nous
entraîner au large de toutes terres ?
En ce moment, un sifflement assez fort
mapprit que les réservoirs se remplissaient, et le
Nautilus senfonça sous les flots de lAtlantique.
Je demeurai dans ma chambre. Je voulais
éviter le capitaine pour cacher à ses yeux
lémotion qui me dominait. Triste journée que je
passai ainsi, entre le désir de rentrer en
possession de mon libre arbitre et le regret
595
dabandonner ce merveilleux Nautilus, laissant
inachevées mes études sous-marines ! Quitter
ainsi cet océan, « mon Atlantique », comme je
me plaisais à le nommer, sans en avoir observé
les dernières couches, sans lui avoir dérobé ces
secrets que mavaient révélés les mers des Indes
et du Pacifique ! Mon roman me tombait des
mains dès le premier volume, mon rêve
sinterrompait au plus beau moment ! Quelles
heures mauvaises sécoulèrent ainsi, tantôt me
voyant en sûreté, à terre, avec mes compagnons,
tantôt souhaitant, en dépit de ma raison, que
quelque circonstance imprévue empêchât la
réalisation des projets de Ned Land.
Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter
le compas. Je voulais voir si la direction du
Nautilus nous rapprochait, en effet, ou nous
éloignait de la côte. Mais non. Le Nautilus se
tenait toujours dans les eaux portugaises. Il
pointait au nord en prolongeant les rivages de
locéan.
Il fallait donc en prendre son parti et se
préparer à fuir. Mon bagage nétait pas lourd.
596
Mes notes, rien de plus.
Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce
quil penserait de notre évasion, quelles
inquiétudes, quels torts peut-être elle lui
causerait, et ce quil ferait dans le double cas où
elle serait ou révélée ou manquée ! Sans doute je
navais pas à me plaindre de lui, au contraire.
Jamais hospitalité ne fut plus franche que la
sienne. En le quittant, je ne pouvais être taxé
dingratitude. Aucun serment ne nous liait à lui.
Cétait sur la force des choses seule quil
comptait et non sur notre parole pour nous fixer à
jamais auprès de lui. Mais cette prétention
hautement avouée de nous retenir éternellement
prisonniers à son bord justifiait toutes nos
tentatives.
Je navais pas revu le capitaine depuis notre
visite à lîle de Santorin. Le hasard devait-il me
mettre en sa présence avant notre départ ? Je le
désirais et je le craignais tout à la fois. Jécoutai
si je ne lentendrais pas marcher dans sa chambre
contiguë à la mienne. Aucun bruit ne parvint à
mon oreille. Cette chambre devait être déserte.
597
Alors jen vins à me demander si cet étrange
personnage était à bord. Depuis cette nuit pendant
laquelle le canot avait quitté le Nautilus pour un
service mystérieux, mes idées sétaient, en ce qui
le concerne, légèrement modifiées. Je pensais,
quoi quil eût pu dire, que le capitaine Nemo
devait avoir conservé avec la terre quelques
relations dune certaine espèce. Ne quittait-il
jamais le Nautilus ? Des semaines entières
sétaient souvent écoulées sans que je leusse
rencontré. Que faisait-il pendant ce temps, et
alors que je le croyais en proie à des accès de
misanthropie, naccomplissait-il pas au loin
quelque acte secret dont la nature méchappait
jusquici ?
Toutes ces idées et mille autres massaillirent
à la fois. Le champ des conjectures ne peut être
quinfini dans létrange situation où nous
sommes. Jéprouvais un malaise insupportable.
Cette journée dattente me semblait éternelle. Les
heures sonnaient trop lentement au gré de mon
impatience.
Mon dîner me fut comme toujours servi dans
598
ma chambre. Je mangeai mal, étant trop
préoccupé. Je quittai la table à sept heures. Cent
vingt minutes je les comptais me séparaient
encore du moment où je devais rejoindre Ned
Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls
battait avec violence. Je ne pouvais rester
immobile. Jallais et venais, espérant calmer par
le mouvement le trouble de mon esprit. Lidée de
succomber dans notre téméraire entreprise était le
moins pénible de mes soucis ; mais à la pensée de
voir notre projet découvert avant davoir quitté le
Nautilus, à la pensée dêtre ramené devant le
capitaine Nemo irrité, ou, ce qui eût été pis,
contristé de mon abandon, mon coeur palpitait.
Je voulus revoir le salon une dernière fois. Je
pris par les coursives, et jarrivai dans ce musée
où javais passé tant dheures agréables et utiles.
Je regardai toutes ces richesses, tous ces trésors,
comme un homme à la veille dun éternel exil et
qui part pour ne plus revenir. Ces merveilles de la
nature, ces chefs-doeuvre de lart, entre lesquels
depuis tant de jours se concentrait ma vie, jallais
les abandonner pour jamais. Jaurais voulu
plonger mes regards par la vitre du salon à travers
599
les eaux de lAtlantique ; mais les panneaux
étaient hermétiquement fermés et un manteau de
tôle me séparait de cet océan que je ne
connaissais pas encore.
En parcourant ainsi le salon, jarrivai près de
la porte, ménagée dans le pan coupé, qui
souvrait sur la chambre du capitaine. À mon
grand étonnement, cette porte était entrebâillée.
Je reculai involontairement. Si le capitaine Nemo
était dans sa chambre, il pouvait me voir.
Cependant, nentendant aucun bruit, je
mapprochai. La chambre était déserte. Je poussai
la porte. Je fis quelques pas à lintérieur.
Toujours le même aspect sévère, cénobitique.
En cet instant, quelques eaux-fortes
suspendues à la paroi et que je navais pas
remarquées pendant ma première visite,
frappèrent mes regards. Cétaient des portraits,
des portraits de ces grands hommes historiques
dont lexistence na été quun perpétuel
dévouement à une grande idée humaine,
Kosciusko, le héros tombé au cri de Finis
Polonioe, Botzaris, le Léonidas de la Grèce
600
moderne, O Connell, le défenseur de lIrlande,
Washington, le fondateur de lUnion américaine,
Manin, le patriote italien, Lincoln, tombé sous la
balle dun esclavagiste, et enfin, ce martyr de
laffranchissement de la race noire, John Brown,
suspendu à son gibet, tel que la si terriblement
dessiné le crayon de Victor Hugo.
Quel lien existait-il entre ces âmes héroïques
et lâme du capitaine Nemo ? Pouvais-je enfin, de
cette réunion de portraits, dégager le mystère de
son existence ? Était-il le champion des peuples
opprimés, le libérateur des races esclaves ? Avaitil
figuré dans les dernières commotions politiques
ou sociales de ce siècle ? Avait-il été lun des
héros de la terrible guerre américaine, guerre
lamentable et à jamais glorieuse ?...
Tout à coup lhorloge sonna huit heures. Le
battement du premier coup de marteau sur le
timbre marracha à mes rêves. Je tressaillis
comme si un oeil invisible eût pu plonger au plus
secret de mes pensées, et je me précipitai hors de
la chambre.
Là, mes regards sarrêtèrent sur la boussole.
601
Notre direction était toujours au nord. Le loch
indiquait une vitesse modérée, le manomètre, une
profondeur de soixante pieds environ. Les
circonstances favorisaient donc les projets du
Canadien.
Je regagnai ma chambre. Je me vêtis
chaudement, bottes de mer, bonnet de loutre,
casaque de byssus doublée de peau de phoque.
Jétais prêt. Jattendis. Les frémissements de
lhélice troublaient seuls le silence profond qui
régnait à bord. Jécoutais, je tendais loreille.
Quelque éclat de voix ne mapprendrait-il pas,
tout à coup, que Ned Land venait dêtre surpris
dans ses projets dévasion ? Une inquiétude
mortelle menvahit. Jessayai vainement de
reprendre mon sang-froid.
À neuf heures moins quelques minutes, je
collai mon oreille près de la porte du capitaine.
Nul bruit. Je quittai ma chambre, et je revins au
salon qui était plongé dans une demi-obscurité,
mais désert.
Jouvris la porte communiquant avec la
bibliothèque. Même clarté insuffisante, même
602
solitude. Jallai me poster près de la porte qui
donnait sur la cage de lescalier central. Jattendis
le signal de Ned Land.
En ce moment, les frémissements de lhélice
diminuèrent sensiblement, puis ils cessèrent tout
à fait. Pourquoi ce changement dans les allures
du Nautilus ? Cette halte favorisait-elle ou gênaitelle
les desseins de Ned Land, je naurais pu le
dire.
Le silence nétait plus troublé que par les
battements de mon coeur.
Soudain, un léger choc se fit sentir. Je compris
que le Nautilus venait de sarrêter sur le fond de
locéan. Mon inquiétude redoubla. Le signal du
Canadien ne marrivait pas. Javais envie de
rejoindre Ned Land pour lengager à remettre sa
tentative. Je sentais que notre navigation ne se
faisait plus dans les conditions ordinaires.
En ce moment, la porte du grand salon
souvrit, et le capitaine Nemo parut. Il maperçut,
et, sans autre préambule :
« Ah ! monsieur le professeur, dit-il dun ton
603
aimable, je vous cherchais. Savez-vous votre
histoire dEspagne ? »
On saurait à fond lhistoire de son propre pays
que, dans les conditions où je me trouvais,
lesprit troublé, la tête perdue, on ne pourrait en
citer un mot.
« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo, vous
avez entendu ma question ? Savez-vous lhistoire
dEspagne ?
Très mal, répondis-je.
Voilà bien les savants, dit le capitaine, ils ne
savent pas. Alors, asseyez-vous, ajouta-t-il, et je
vais vous raconter un curieux épisode de cette
histoire. »
Le capitaine sétendit sur un divan, et,
machinalement, je pris place auprès de lui, dans
la pénombre.
« Monsieur le professeur, me dit-il, écoutezmoi
bien. Cette histoire vous intéressera par un
certain côté, car elle répondra à une question que
sans doute vous navez pu résoudre.
Je vous écoute, capitaine, dis-je, ne sachant
604
où mon interlocuteur voulait en venir, et me
demandant si cet incident se rapportait à nos
projets de fuite.
Monsieur le professeur, reprit le capitaine
Nemo, si vous le voulez bien, nous remonterons à
1702. Vous nignorez pas quà cette époque,
votre roi Louis XIV, croyant quil suffisait dun
geste de potentat pour faire rentrer les Pyrénées
sous terre, avait imposé le duc dAnjou, son petitfils,
aux Espagnols. Ce prince, qui régna plus ou
moins mal sous le nom de Philippe V, eut affaire,
au-dehors, à forte partie.
« En effet, lannée précédente, les maisons
royales de Hollande, dAutriche et dAngleterre
avaient conclu à La Haye un traité dalliance,
dans le but darracher la couronne dEspagne à
Philippe V, pour la placer sur la tête dun
archiduc, auquel elles donnèrent prématurément
le nom de Charles III.
« LEspagne dut résister à cette coalition.
Mais elle était à peu près dépourvue de soldats et
de marins. Cependant, largent ne lui manquait
pas, à la condition toutefois que ses galions,
605
chargés de lor et de largent de lAmérique,
entrassent dans ses ports. Or, vers la fin de 1702,
elle attendait un riche convoi que la France faisait
escorter par une flotte de vingt-trois vaisseaux
commandés par lamiral de Château-Renault, car
les marines coalisées couraient alors lAtlantique.
« Ce convoi devait se rendre à Cadix, mais
lamiral, ayant appris que la flotte anglaise
croisait dans ces parages, résolut de rallier un
port de France.
« Les commandants espagnols du convoi
protestèrent contre cette décision. Ils voulurent
être conduits dans un port espagnol, et, à défaut
de Cadix, dans la baie de Vigo, située sur la côte
nord-ouest de lEspagne, et qui nétait pas
bloquée.
« Lamiral de Château-Renault eut la faiblesse
dobéir à cette injonction, et les galions entrèrent
dans la baie de Vigo.
« Malheureusement cette baie forme une rade
ouverte qui ne peut être aucunement défendue. Il
fallait donc se hâter de décharger les galions
avant larrivée des flottes coalisées, et le temps
606
neût pas manqué à ce débarquement, si une
misérable question de rivalité neût surgi tout à
coup.
« Vous suivez bien lenchaînement des faits ?
me demanda le capitaine Nemo.
Parfaitement, dis-je, ne sachant encore à
quel propos métait faite cette leçon dhistoire.
Je continue. Voici ce qui se passa. Les
commerçants de Cadix avaient un privilège
daprès lequel ils devaient recevoir toutes les
marchandises qui venaient des Indes
occidentales. Or, débarquer les lingots des
galions au port de Vigo, cétait aller contre leur
droit. Ils se plaignirent donc à Madrid, et ils
obtinrent du faible Philippe V que le convoi, sans
procéder à son déchargement, resterait en
séquestre dans la rade de Vigo jusquau moment
où les flottes ennemies se seraient éloignées.
« Or, pendant que lon prenait cette décision,
le 22 octobre 1702, les vaisseaux anglais
arrivèrent dans la baie de Vigo. Lamiral de
Château-Renault, malgré ses forces inférieures,
se battit courageusement. Mais quand il vit que
607
les richesses du convoi allaient tomber entre les
mains des ennemis, il incendia et saborda les
galions qui sengloutirent avec leurs immenses
trésors. »
Le capitaine Nemo sétait arrêté. Je lavoue, je
ne voyais pas encore en quoi cette histoire
pouvait mintéresser.
« Eh bien ? lui demandai-je.
Eh bien, monsieur Aronnax, me répondit le
capitaine Nemo, nous sommes dans cette baie de
Vigo, et il ne tient quà vous den pénétrer les
mystères. »
Le capitaine se leva et me pria de le suivre.
Javais eu le temps de me remettre. Jobéis. Le
salon était obscur, mais à travers les vitres
transparentes étincelaient les flots de la mer. Je
regardai.
Autour du Nautilus, dans un rayon dun demimille,
les eaux apparaissaient imprégnées de
lumière électrique. Le fond sableux était net et
clair. Des hommes de léquipage, revêtus de
scaphandres, soccupaient à déblayer des
608
tonneaux à demi pourris, des caisses éventrées,
au milieu dépaves encore noircies. De ces
caisses, de ces barils, séchappaient des lingots
dor et dargent, des cascades de piastres et de
bijoux. Le sable en était jonché. Puis, chargés de
ce précieux butin, ces hommes revenaient au
Nautilus, y déposaient leur fardeau et allaient
reprendre cette inépuisable pêche dargent et
dor.
Je comprenais. Cétait ici le théâtre de la
bataille du 22 octobre 1702. Ici même avaient
coulé les galions chargés pour le compte du
gouvernement espagnol. Ici le capitaine Nemo
venait encaisser, suivant ses besoins, les millions
dont il lestait son Nautilus. Cétait pour lui, pour
lui seul que lAmérique avait livré ses précieux
métaux. Il était lhéritier direct et sans partage de
ces trésors arrachés aux Incas et aux vaincus de
Fernand Cortez.
« Saviez-vous, monsieur le professeur, me
demanda-t-il en souriant, que la mer contînt tant
de richesses ?
Je savais, répondis-je, que lon évalue à
609
deux millions de tonnes largent qui est tenu en
suspension dans ses eaux.
Sans doute, mais pour extraire cet argent, les
dépenses lemporteraient sur le profit. Ici, au
contraire, je nai quà ramasser ce que les
hommes ont perdu, et non seulement dans cette
baie de Vigo, mais encore sur mille théâtres de
naufrages dont ma carte sous-marine a noté la
place. Comprenez-vous maintenant que je sois
riche à milliards ?
Je le comprends, capitaine. Permettez-moi,
pourtant, de vous dire quen exploitant
précisément cette baie de Vigo, vous navez fait
que devancer les travaux dune société rivale.
Et laquelle ?
Une société qui a reçu du gouvernement
espagnol le privilège de rechercher les galions
engloutis. Les actionnaires sont alléchés par
lappât dun énorme bénéfice, car on évalue à
cinq cents millions la valeur de ces richesses
naufragées.
Cinq cents millions ! me répondit le
610
capitaine Nemo. Ils y étaient, mais ils ny sont
plus.
En effet, dis-je. Aussi un bon avis à ces
actionnaires serait-il acte de charité. Qui sait
pourtant sil serait bien reçu. Ce que les joueurs
regrettent par-dessus tout, dordinaire, cest
moins la perte de leur argent que celle de leurs
folles espérances. Je les plains moins après tout
que ces milliers de malheureux auxquels tant de
richesses bien réparties eussent pu profiter, tandis
quelles seront à jamais stériles pour eux ! »
Je navais pas plus tôt exprimé ce regret que je
sentis quil avait dû blesser le capitaine Nemo.
« Stériles ! répondit-il en sanimant. Croyezvous
donc, monsieur, que ces richesses soient
perdues, alors que cest moi qui les ramasse ?
Est-ce pour moi, selon vous, que je me donne la
peine de recueillir ces trésors ? Qui vous dit que
je nen fais pas un bon usage ? Croyez-vous que
jignore quil existe des êtres souffrants, des races
opprimées sur cette terre, des misérables à
soulager, des victimes à venger ? Ne comprenezvous
pas ?... »
611
Le capitaine Nemo sarrêta sur ces dernières
paroles, regrettant peut-être davoir trop parlé.
Mais javais deviné. Quels que fussent les motifs
qui lavaient forcé à chercher lindépendance
sous les mers, avant tout il était resté un homme !
Son coeur palpitait encore aux souffrances de
lhumanité, et son immense charité sadressait
aux races asservies comme aux individus.
Et je compris alors à qui étaient destinés ces
millions expédiés par le capitaine Nemo, lorsque
le Nautilus naviguait dans les eaux de la Crète
insurgée !
612
IX
Un continent disparu
Le lendemain matin, 19 février, je vis entrer le
Canadien dans ma chambre. Jattendais sa visite.
Il avait lair très désappointé.
« Eh bien, monsieur ? me dit-il.
Eh bien, Ned, le hasard sest mis contre nous
hier.
Oui ! il a fallu que ce damné capitaine
sarrêtât précisément à lheure où nous allions
fuir son bateau.
Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier.
Son banquier !
Ou plutôt sa maison de banque. Jentends
par là cet océan où ses richesses sont plus en
sûreté quelles ne le seraient dans les caisses dun
613
État. »
Je racontai alors au Canadien les incidents de
la veille, dans le secret espoir de le ramener à
lidée de ne point abandonner le capitaine ; mais
mon récit neut dautre résultat que le regret
énergiquement exprimé par Ned de navoir pu
faire pour son compte une promenade sur le
champ de bataille de Vigo.
« Enfin, dit-il, tout nest pas fini ! Ce nest
quun coup de harpon perdu ! Une autre fois nous
réussirons, et dès ce soir sil le faut...
Quelle est la direction du Nautilus ?
demandai-je.
Je lignore, répondit Ned.
Eh bien ! à midi, nous verrons le point. »
Le Canadien retourna près de Conseil. Dès
que je fus habillé, je passai dans le salon. Le
compas nétait pas rassurant. La route du
Nautilus était sud-sud-ouest. Nous tournions le
dos à lEurope.
Jattendis avec une certaine impatience que le
point fût reporté sur la carte. Vers onze heures et
614
demie, les réservoirs se vidèrent, et notre appareil
remonta à la surface de locéan. Je mélançai vers
la plate-forme. Ned Land my avait précédé.
Plus de terres en vue. Rien que la mer
immense : Quelques voiles à lhorizon, de celles
sans doute qui vont chercher jusquau cap San-
Roque les vents favorables pour doubler le cap de
Bonne-Espérance. Le temps était couvert. Un
coup de vent se préparait.
Ned, rageant, essayait de percer lhorizon
brumeux. Il espérait encore que, derrière tout ce
brouillard, sétendait cette terre si désirée.
À midi, le soleil se montra un instant. Le
second profita de cette éclaircie pour prendre sa
hauteur. Puis, la mer devenant plus houleuse,
nous redescendîmes, et le panneau fut refermé.
Une heure après, lorsque je consultai la carte,
je vis que la position du Nautilus y était indiquée
par 16° 17 de longitude et 33° 22 de latitude, à
cent cinquante lieues de la côte la plus
rapprochée. Il ny avait pas moyen de songer à
fuir, et je laisse à penser quelles furent les colères
du Canadien, quand je lui fis connaître notre
615
situation.
Pour mon compte, je ne me désolai pas outre
mesure. Je me sentis comme soulagé du poids qui
moppressait, et je pus reprendre avec une sorte
de calme relatif mes travaux habituels.
Le soir, vers onze heures, je reçus la visite très
inattendue du capitaine Nemo. Il me demanda
fort gracieusement si je me sentais fatigué davoir
veillé la nuit précédente. Je répondis
négativement.
« Alors, monsieur Aronnax, je vous proposerai
une curieuse excursion.
Proposez, capitaine.
Vous navez encore visité les fonds sousmarins
que le jour et sous la clarté du soleil. Vous
conviendrait-il de les voir par une nuit obscure ?
Très volontiers.
Cette promenade sera fatigante, je vous en
préviens. Il faudra marcher longtemps et gravir
une montagne. Les chemins ne sont pas très bien
entretenus.
Ce que vous me dites là, capitaine, redouble
616
ma curiosité. Je suis prêt à vous suivre.
Venez donc, monsieur le professeur, nous
allons revêtir nos scaphandres. »
Arrivé au vestiaire, je vis que ni mes
compagnons ni aucun homme de léquipage ne
devait nous suivre pendant cette excursion. Le
capitaine Nemo ne mavait pas même proposé
demmener Ned ou Conseil.
En quelques instants, nous eûmes revêtu nos
appareils. On plaça sur notre dos les réservoirs
abondamment chargés dair, mais les lampes
électriques nétaient pas préparées. Je le fis
observer au capitaine.
« Elles nous seraient inutiles », répondit-il.
Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus
réitérer mon observation, car la tête du capitaine
avait déjà disparu dans son enveloppe métallique.
Jachevai de me harnacher, je sentis quon me
plaçait dans la main un bâton ferré, et quelques
minutes plus tard, après la manoeuvre habituelle,
nous prenions pied sur le fond de lAtlantique, à
une profondeur de trois cents mètres.
617
Minuit approchait. Les eaux étaient
profondément obscures, mais le capitaine Nemo
me montra dans le lointain un point rougeâtre,
une sorte de large lueur, qui brillait à deux milles
environ du Nautilus. Ce quétait ce feu, quelles
matières lalimentaient, pourquoi et comment il
se revivifiait dans la masse liquide, je naurais pu
le dire. En tout cas, il nous éclairait, vaguement il
est vrai, mais je maccoutumai bientôt à ces
ténèbres particulières, et je compris, dans cette
circonstance, linutilité des appareils Ruhmkorff.
Le capitaine Nemo et moi, nous marchions
lun près de lautre, directement sur le feu
signalé. Le sol plat montait insensiblement. Nous
faisions de larges enjambées, nous aidant du
bâton ; mais notre marche était lente, en somme,
car nos pieds senfonçaient souvent dans une
sorte de vase pétrie avec des algues et semée de
pierres plates.
Tout en avançant, jentendais une sorte de
grésillement au-dessus de ma tête. Ce bruit
redoublait parfois et produisait comme un
pétillement continu. Jen compris bientôt la
618
cause. Cétait la pluie qui tombait violemment en
crépitant à la surface des flots. Instinctivement, la
pensée me vint que jallais être trempé ! Par
leau, au milieu de leau ! Je ne pus mempêcher
de rire à cette idée baroque. Mais pour tout dire,
sous lépais habit du scaphandre, on ne sent plus
le liquide élément, et lon se croit au milieu dune
atmosphère un peu plus dense que latmosphère
terrestre, voilà tout.
Après une demi-heure de marche, le sol devint
rocailleux. Les méduses, les crustacés
microscopiques, les pennatules léclairaient
légèrement de lueurs phosphorescentes.
Jentrevoyais des monceaux de pierres que
couvraient quelques millions de zoophytes et des
fouillis dalgues. Le pied me glissait souvent sur
ces visqueux tapis de varech, et sans mon bâton
ferré, je serais tombé plus dune fois. En me
retournant, je voyais toujours le fanal blanchâtre
du Nautilus qui commençait à pâlir dans
léloignement.
Ces amoncellements pierreux dont je viens de
parler étaient disposés sur le fond océanique
619
suivant une certaine régularité que je ne
mexpliquais pas. Japercevais de gigantesques
sillons qui se perdaient dans lobscurité lointaine
et dont la longueur échappait à toute évaluation.
Dautres particularités se présentaient aussi, que
je ne savais admettre. Il me semblait que mes
lourdes semelles de plomb écrasaient une litière
dossements qui craquaient avec un bruit sec.
Quétait donc cette vaste plaine que je parcourais
ainsi ? Jaurais voulu interroger le capitaine, mais
son langage par signes, qui lui permettait de
causer avec ses compagnons, lorsquils le
suivaient dans ses excursions sous-marines, était
encore incompréhensible pour moi.
Cependant, la clarté rougeâtre qui nous
guidait, saccroissait et enflammait lhorizon. La
présence de ce foyer sous les eaux mintriguait au
plus haut degré. Était-ce quelque effluence
électrique qui se manifestait ? Allais-je vers un
phénomène naturel encore inconnu des savants de
la terre ? ou même car cette pensée traversa
mon cerveau la main de lhomme intervenaitelle
dans cet embrasement ? Soufflait-elle cet
incendie ? Devais-je rencontrer, sous ces couches
620
profondes, des compagnons, des amis du
Capitaine Nemo, vivant comme lui de cette
existence étrange, et auxquels il allait rendre
visite ? Trouverais-je là-bas toute une colonie
dexilés, qui, las des misères de la terre, avaient
cherché et trouvé lindépendance au plus profond
de locéan ? Toutes ces idées folles,
inadmissibles, me poursuivaient, et dans cette
disposition desprit, surexcité sans cesse par la
série de merveilles qui passaient sous mes yeux,
je naurais pas été surpris de rencontrer, au fond
de cette mer, une de ces villes sous-marines que
rêvait le capitaine Nemo !
Notre route séclairait de plus en plus. La
lueur blanchissante rayonnait au sommet dune
montagne haute de huit cents pieds environ. Mais
ce que japercevais nétait quune simple
réverbération développée par le cristal des
couches deau. Le foyer, source de cette
inexplicable clarté, occupait le versant opposé de
la montagne.
Au milieu des dédales pierreux qui
sillonnaient le fond de lAtlantique, le capitaine
621
Nemo savançait sans hésitation. Il connaissait
cette sombre route. Il lavait souvent parcourue,
sans doute, et ne pouvait sy perdre. Je le suivais
avec une confiance inébranlable. Il
mapparaissait comme un des génies de la mer, et
quand il marchait devant moi, jadmirais sa haute
stature qui se découpait en noir sur le fond
lumineux de lhorizon.
Il était une heure du matin. Nous étions arrivés
aux premières rampes de la montagne. Mais pour
les aborder, il fallut saventurer par les sentiers
difficiles dun vaste taillis.
Oui ! un taillis darbres morts, sans feuilles,
sans sève, arbres minéralisés sous laction des
eaux, et que dominaient çà et là des pins
gigantesques. Cétait comme une houillère encore
debout, tenant par ses racines au sol effondré, et
dont la ramure, à la manière des fines découpures
de papier noir, se dessinait nettement sur le
plafond des eaux. Que lon se figure une forêt du
Hartz, accrochée aux flancs dune montagne,
mais une forêt engloutie. Les sentiers étaient
encombrés dalgues et de fucus, entre lesquels
622
grouillait un monde de crustacés. Jallais,
gravissant les rocs, enjambant les troncs étendus,
brisant les lianes de mer qui se balançaient dun
arbre à lautre, effarouchant les poissons qui
volaient de branche en branche. Entraîné, je ne
sentais plus la fatigue. Je suivais mon guide qui
ne se fatiguait pas.
Quel spectacle ! Comment le rendre ?
Comment peindre laspect de ces bois et de ces
rochers dans ce milieu liquide, leurs dessous
sombres et farouches, leurs dessus colorés de tons
rouges sous cette clarté que doublait la puissance
réverbérante des eaux ? Nous gravissions des
rocs qui séboulaient ensuite par pans énormes
avec un sourd grondement davalanche. À droite,
à gauche, se creusaient de ténébreuses galeries où
se perdait le regard. Ici souvraient de vastes
clairières, que la main de lhomme semblait avoir
dégagées, et je me demandais parfois si quelque
habitant de ces régions sous-marines nallait pas
tout à coup mapparaître.
Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je
ne voulais pas rester en arrière. Je le suivais
623
hardiment. Mon bâton me prêtait un utile secours.
Un faux pas eût été dangereux sur ces étroites
passes évidées aux flancs des gouffres ; mais jy
marchais dun pied ferme et sans ressentir
livresse du vertige. Tantôt je sautais une
crevasse dont la profondeur meût fait reculer au
milieu des glaciers de la terre ; tantôt je
maventurais sur le tronc vacillant des arbres
jetés dun abîme à lautre, sans regarder sous mes
pieds, nayant des yeux que pour admirer les sites
sauvages de cette région. Là, des rocs
monumentaux, penchant sur leurs bases
irrégulièrement découpées, semblaient défier les
lois de léquilibre. Entre leurs genoux de pierre,
des arbres poussaient comme un jet sous une
pression formidable, et soutenaient ceux qui les
soutenaient eux-mêmes. Puis, des tours
naturelles, de larges pans taillés à pic comme des
courtines, sinclinaient sous un angle que les lois
de la gravitation neussent pas autorisé à la
surface des régions terrestres.
Et moi-même ne sentais-je pas cette différence
due à la puissante densité de leau, quand, malgré
mes lourds vêtements, ma tête de cuivre, mes
624
semelles de métal, je mélevais sur des pentes
dune impraticable raideur, les franchissant pour
ainsi dire avec la légèreté dun isard ou dun
chamois !
Au récit que je fais de cette excursion sous les
eaux, je sens bien que je ne pourrai être
vraisemblable ! Je suis lhistorien des choses
dapparence impossibles qui sont pourtant réelles,
incontestables. Je nai point rêvé. Jai vu et senti !
Deux heures après avoir quitté le Nautilus,
nous avions franchi la ligne des arbres, et à cent
pieds au-dessus de nos têtes se dressait le pic de
la montagne dont la projection faisait ombre sur
léclatante irradiation du versant opposé.
Quelques arbrisseaux pétrifiés couraient çà et là
en zigzags grimaçants. Les poissons se levaient
en masse sous nos pas comme des oiseaux surpris
dans les hautes herbes. La masse rocheuse était
creusée dimpénétrables anfractuosités, de grottes
profondes, dinsondables trous, au fond desquels
jentendais remuer des choses formidables. Le
sang me refluait jusquau coeur, quand
japercevais une antenne énorme qui me barrait la
625
route, ou quelque pince effrayante se refermant
avec bruit dans lombre des cavités ! Des milliers
de points lumineux brillaient au milieu des
ténèbres. Cétaient les yeux de crustacés
gigantesques, tapis dans leur tanière, des homards
géants se redressant comme des hallebardiers et
remuant leurs pattes avec un cliquetis de ferraille,
des crabes titanesques, braqués comme des
canons sur leurs affûts, et des poulpes effroyables
entrelaçant leurs tentacules comme une
broussaille vivante de serpents.
Quel était ce monde exorbitant que je ne
connaissais pas encore ? À quel ordre
appartenaient ces articulés auxquels le roc
formait comme une seconde carapace ? Où la
nature avait-elle trouvé le secret de leur existence
végétative, et depuis combien de siècles vivaientils
ainsi dans les dernières couches de locéan ?
Mais je ne pouvais marrêter. Le capitaine
Nemo, familiarisé avec ces terribles animaux, ny
prenait plus garde. Nous étions arrivés à un
premier plateau, où dautres surprises
mattendaient encore. Là se dessinaient de
626
pittoresques ruines, qui trahissaient la main de
lhomme, et non plus celle du Créateur. Cétaient
de vastes amoncellements de pierres où lon
distinguait de vagues formes de châteaux, de
temples, revêtus dun monde de zoophytes en
fleurs, et auxquels, au lieu de lierre, les algues et
les fucus faisaient un épais manteau végétal.
Mais quétait donc cette portion du globe
engloutie par les cataclysmes ? Qui avait disposé
ces roches et ces pierres comme des dolmens des
temps antéhistoriques ? où étais-je, où mavait
entraîné la fantaisie du capitaine Nemo ?
Jaurais voulu linterroger. Ne le pouvant, je
larrêtai. Je saisis son bras. Mais lui, secouant la
tête, et me montrant le dernier sommet de la
montagne, sembla me dire :
« Viens ! viens encore ! viens toujours ! »
Je le suivis dans un dernier élan, et en
quelques minutes, jeus gravi le pic qui dominait
dune dizaine de mètres toute cette masse
rocheuse.
Je regardai ce côté que nous venions de
627
franchir. La montagne ne sélevait que de sept à
huit cents pieds au-dessus de la plaine ; mais de
son versant opposé, elle dominait dune hauteur
double le fond en contrebas de cette portion de
lAtlantique. Mes regards sétendaient au loin et
embrassaient un vaste espace éclairé par une
fulguration violente. En effet, cétait un volcan
que cette montagne. À cinquante pieds audessous
du pic, au milieu dune pluie de pierres et
de scories, un large cratère vomissait des torrents
de lave, qui se dispersaient en cascade de feu au
sein de la masse liquide. Ainsi posé, ce volcan,
comme un immense flambeau, éclairait la plaine
inférieure jusquaux dernières limites de
lhorizon.
Jai dit que le cratère sous-marin rejetait des
laves, mais non des flammes. Il faut aux flammes
loxygène de lair, et elles ne sauraient se
développer sous les eaux ; mais des coulées de
lave, qui ont en elles le principe de leur
incandescence, peuvent se porter au rouge blanc,
lutter victorieusement contre lélément liquide et
se vaporiser à son contact. De rapides courants
entraînaient tous ces gaz en diffusion, et les
628
torrents laviques glissaient jusquau bas de la
montagne, comme les déjections du Vésuve sur
un autre Torre del Greco.
En effet, là, sous mes yeux, ruinée, abîmée,
jetée bas, apparaissait une ville détruite, ses toits
effondrés, ses temples abattus, ses arcs disloqués,
ses colonnes gisant à terre, où lon sentait encore
les solides proportions dune sorte darchitecture
toscane ; plus loin, quelques restes dun
gigantesque aqueduc ; ici lexhaussement empâté
dune acropole, avec les formes flottantes dun
Parthénon ; là, des vestiges de quai, comme si
quelque antique port eût abrité jadis sur les bords
dun océan disparu les vaisseaux marchands et
les trirèmes de guerre ; plus loin encore, de
longues lignes de murailles écroulées, de larges
rues désertes, toute une Pompéi enfouie sous les
eaux, que le capitaine Nemo ressuscitait à mes
regards !
Où étais-je ? Où étais-je ? Je voulais le savoir
à tout prix, je voulais parler, je voulais arracher la
sphère de cuivre qui emprisonnait ma tête.
Mais le capitaine Nemo vint à moi et marrêta
629
dun geste. Puis, ramassant un morceau de pierre
crayeuse, il savança vers un roc de basalte noir
et traça ce seul mot :
ATLANTIDE
Quel éclair traversa mon esprit ! LAtlantide,
lancienne Méropide de Théopompe, lAtlantide
de Platon, ce continent nié par Origène, Porphyre,
Jamblique, DAnville, Malte-Brun, Humboldt,
qui mettaient sa disparition au compte des récits
légendaires, admis par Possidonius, Pline,
Ammien-Marcellin, Tertullien, Engel, Sherer,
Tournefort, Buffon, dAvezac, je lavais là sous
les yeux, portant encore les irrécusables
témoignages de sa catastrophe ! Cétait donc
cette région engloutie qui existait en dehors de
lEurope, de lAsie, de la Libye, au-delà des
colonnes dHercule, où vivait ce peuple puissant
des Atlantes, contre lequel se firent les premières
guerres de lancienne Grèce.
Lhistorien qui a consigné dans ses écrits les
hauts faits de ces temps héroïques, cest Platon
lui-même. Son dialogue de Timée et de Critias a
630
été, pour ainsi dire, tracé sous linspiration de
Solon, poète et législateur.
Un jour, Solon sentretenait avec quelques
sages vieillards de Saïs, ville déjà vieille de huit
cents ans, ainsi que le témoignaient ses annales
gravées sur le mur sacré de ses temples. Lun de
ces vieillards raconta lhistoire dune autre ville
plus ancienne de mille ans. Cette première cité
athénienne, âgée de neuf cents siècles, avait été
envahie et en partie détruite par les Atlantes. Ces
Atlantes, disait-il, occupaient un continent
immense plus grand que lAfrique et lAsie
réunies, qui couvrait une surface comprise du
douzième degré de latitude au quarantième degré
nord. Leur domination sétendait même à
lÉgypte. Ils voulurent limposer jusquen Grèce,
mais ils durent se retirer devant lindomptable
résistance des Hellènes. Des siècles sécoulèrent.
Un cataclysme se produisit, inondations,
tremblements de terre. Une nuit et un jour
suffirent à lanéantissement de cette Atlantide,
dont les plus hauts sommets, Madère, les Açores,
les Canaries, les îles du cap Vert, émergent
encore.
631
Tels étaient ces souvenirs historiques que
linscription du capitaine Nemo faisait palpiter
dans mon esprit. Ainsi donc, conduit par la plus
étrange destinée, je foulais du pied lune des
montagnes de ce continent ! Je touchais de la
main ces ruines mille fois séculaires et
contemporaines des époques géologiques ! Je
marchais là même où avaient marché les
contemporains du premier homme ! Jécrasais
sous mes lourdes semelles ces squelettes
danimaux des temps fabuleux, que ces arbres,
maintenant minéralisés, couvraient autrefois de
leur ombre !
Ah ! pourquoi le temps me manquait-il !
Jaurais voulu descendre les pentes abruptes de
cette montagne, parcourir en entier ce continent
immense qui sans doute reliait lAfrique à
lAmérique, et visiter ces grandes cités
antédiluviennes. Là, peut-être, sous mes regards,
sétendaient Makhimos, la guerrière, Eusebès, la
pieuse, dont les gigantesques habitants vivaient
des siècles entiers, et auxquels la force ne
manquait pas pour entasser ces blocs qui
résistaient encore à laction des eaux. Un jour
632
peut-être, quelque phénomène éruptif les
ramènera à la surface des flots, ces ruines
englouties ! On a signalé de nombreux volcans
sous-marins dans cette portion de locéan, et bien
des navires ont senti des secousses
extraordinaires en passant sur ces fonds
tourmentés. Les uns ont entendu des bruits sourds
qui annonçaient la lutte profonde des éléments ;
les autres ont recueilli des cendres volcaniques
projetées hors de la mer. Tout ce sol jusquà
lÉquateur est encore travaillé par les forces
plutoniennes. Et qui sait si, dans une époque
éloignée, accrus par les déjections volcaniques et
par les couches successives de laves, des
sommets de montagnes ignivomes napparaîtront
pas à la surface de lAtlantique !
Pendant que je rêvais ainsi, tandis que je
cherchais à fixer dans mon souvenir tous les
détails de ce paysage grandiose, le capitaine
Nemo, accoudé sur une stèle moussue, demeurait
immobile et comme pétrifié dans une muette
extase. Songeait-il à ces générations disparues et
leur demandait-il le secret de la destinée
humaine ? Était-ce à cette place que cet homme
633
étrange venait se retremper dans les souvenirs de
lhistoire, et revivre de cette vie antique, lui qui
ne voulait pas de la vie moderne ? Que nauraisje
donné pour connaître ses pensées, pour les
partager, pour les comprendre !
Nous restâmes à cette place pendant une heure
entière, contemplant la vaste plaine sous léclat
des laves qui prenaient parfois une intensité
surprenante. Les bouillonnements intérieurs
faisaient courir de rapides frissonnements sur
lécorce de la montagne. Des bruits profonds,
nettement transmis par ce milieu liquide, se
répercutaient avec une majestueuse ampleur.
En ce moment, la lune apparut un instant à
travers la masse des eaux et jeta quelques pâles
rayons sur le continent englouti. Ce ne fut quune
lueur, mais dun indescriptible effet. Le capitaine
se leva, jeta un dernier regard à cette immense
plaine ; puis de la main il me fit signe de le
suivre.
Nous descendîmes rapidement la montagne.
La forêt minérale une fois dépassée, japerçus le
fanal du Nautilus qui brillait comme une étoile.
634
Le capitaine marcha droit à lui, et nous étions
rentrés à bord au moment où les premières teintes
de laube blanchissaient la surface de locéan.
635
X
Les houillères sous-marines
Le lendemain, 20 février, je me réveillai fort
tard. Les fatigues de la nuit avaient prolongé mon
sommeil jusquà onze heures. Je mhabillai
promptement. Javais hâte de connaître la
direction du Nautilus. Les instruments
mindiquèrent quil courait toujours vers le sud
avec une vitesse de vingt milles à lheure par une
profondeur de cent mètres.
Conseil entra. Je lui racontai notre excursion
nocturne, et, les panneaux étant ouverts, il put
encore entrevoir une partie de ce continent
submergé.
En effet, le Nautilus rasait à dix mètres du sol
seulement la plaine de lAtlantide. Il filait comme
un ballon emporté par le vent au-dessus des
636
prairies terrestres ; mais il serait plus vrai de dire
que nous étions dans ce salon comme dans le
wagon dun train express. Les premiers plans qui
passaient devant nos yeux, cétaient des rocs
découpés fantastiquement, des forêts darbres
passés du règne végétal au règne animal, et dont
limmobile silhouette grimaçait sous les flots.
Cétaient aussi des masses pierreuses enfouies
sous des tapis daxidies et danémones, hérissées
de longues hydrophytes verticales, puis des blocs
de laves étrangement contournés qui attestaient
toute la fureur des expansions plutoniennes.
Tandis que ces sites bizarres resplendissaient
sous nos feux électriques, je racontais à Conseil
lhistoire de ces Atlantes, qui, au point de vue
purement imaginaire, inspirèrent à Bailly tant de
pages charmantes. Je lui disais les guerres de ces
peuples héroïques. Je discutais la question de
lAtlantide en homme qui ne peut plus douter.
Mais Conseil, distrait, mécoutait peu, et son
indifférence à traiter ce point historique me fut
bientôt expliquée.
En effet, de nombreux poissons attiraient ses
637
regards, et quand passaient des poissons, Conseil,
emporté dans les abîmes de la classification,
sortait du monde réel. Dans ce cas, je navais plus
quà le suivre et à reprendre avec lui nos études
ichtyologiques.
Du reste, ces poissons de lAtlantique ne
différaient pas sensiblement de ceux que nous
avions observés jusquici. Cétaient des raies
dune taille gigantesque, longues de cinq mètres
et douées dune grande force musculaire qui leur
permet de sélancer au-dessus des flots, des
squales despèces diverses, entre autres, un
glauque de quinze pieds, à dents triangulaires et
aiguës, que sa transparence rendait presque
invisible au milieu des eaux, des sagres bruns,
des humantins en forme de prismes et cuirassés
dune peau tuberculeuse, des esturgeons
semblables à leurs congénères de la
Méditerranée, des syngnathes-trompettes, longs
dun pied et demi, jaune-brun, pourvus de petites
nageoires grises, sans dents ni langue, et qui
défilaient comme de fins et souples serpents.
Parmi les poissons osseux, Conseil nota des
638
makaïras noirâtres, longs de trois mètres et armés
à leur mâchoire supérieure dune épée perçante,
des vives, aux couleurs animées, connues du
temps dAristote sous le nom de dragons marins
et que les aiguillons de leur dorsale rendent très
dangereux à saisir, puis, des coryphèmes, au dos
brun rayé de petites raies bleues et encadré dans
une bordure dor, de belles dorades, des
chrysostoneslune, sortes de disques à reflets
dazur, qui, éclairés en dessus par les rayons
solaires, formaient comme des taches dargent,
enfin des xyphias-espadons, longs de huit mètres,
marchant par troupes, portant des nageoires
jaunâtres taillées en faux et de longs glaives de
six pieds, intrépides animaux, plutôt herbivores
que piscivores, qui obéissaient au moindre signe
de leurs femelles comme des maris bien stylés.
Mais tout en observant ces divers échantillons
de la faune marine, je ne laissais pas dexaminer
les longues plaines de lAtlantide. Parfois, de
capricieux accidents du sol obligeaient le
Nautilus à ralentir sa vitesse, et il se glissait alors
avec ladresse dun cétacé dans détroits
étranglements de collines. Si ce labyrinthe
639
devenait inextricable, lappareil sélevait alors
comme un aérostat, et lobstacle franchi, il
reprenait sa course rapide à quelques mètres audessus
du fond. Admirable et charmante
navigation, qui rappelait les manoeuvres dune
promenade aérostatique, avec cette toutefois
différence que le Nautilus obéissait passivement à
la main de son timonier.
Vers quatre heures du soir, le terrain,
généralement composé dune vase épaisse et
entremêlée de branches minéralisées, se modifia
peu à peu ; il devint plus rocailleux et parut semé
de conglomérats, de tufs basaltiques, avec
quelques semis de laves et dobsidiennes
sulfureuses. Je pensai que la région des
montagnes allait bientôt succéder aux longues
plaines, et, en effet, dans certaines évolutions du
Nautilus, japerçus lhorizon méridional barré par
une haute muraille qui semblait fermer toute
issue. Son sommet dépassait évidemment le
niveau de locéan. Ce devait être un continent, ou
tout au moins une île, soit une des Canaries, soit
une des îles du cap Vert. Le point nayant pas été
fait à dessein peut-être , jignorais notre
640
position. En tout cas, une telle muraille me parut
marquer la fin de cette Atlantide, dont nous
navions parcouru, en somme, quune minime
portion.
La nuit ninterrompit pas mes observations.
Jétais resté seul. Conseil avait regagné sa cabine.
Le Nautilus, ralentissant son allure, voltigeait audessus
des masses confuses du sol, tantôt les
effleurant comme sil eût voulu sy poser, tantôt
remontant capricieusement à la surface des flots.
Jentrevoyais alors quelques vives constellations
à travers le cristal des eaux, et précisément cinq
ou six de ces étoiles zodiacales qui traînent à la
queue dOrion.
Longtemps encore, je serais resté à ma vitre,
admirant les beautés de la mer et du ciel, quand
les panneaux se refermèrent. À ce moment, le
Nautilus était arrivé à laplomb de la haute
muraille. Comment manoeuvrerait-il, je ne
pouvais le deviner. Je regagnai ma chambre. Le
Nautilus ne bougeait plus. Je mendormis avec la
ferme intention de me réveiller après quelques
heures de sommeil.
641
Mais, le lendemain, il était huit heures lorsque
je revins au salon. Je regardai le manomètre. Il
mapprit que le Nautilus flottait à la surface de
locéan. Jentendais, dailleurs, un bruit de pas
sur la plate-forme. Cependant aucun roulis ne
trahissait londulation des lames supérieures.
Je montai jusquau panneau. Il était ouvert.
Mais, au lieu du grand jour que jattendais, je me
vis environné dune obscurité profonde. Où
étions-nous ? Métais-je trompé ? Faisait-il
encore nuit ? Non ! pas une étoile ne brillait, et la
nuit na pas de ces ténèbres absolues.
Je ne savais que penser, quand une voix me
dit :
« Cest vous, monsieur le professeur ?
Ah ! capitaine Nemo, répondis-je, où
sommes-nous ?
Sous terre, monsieur le professeur.
Sous terre ! mécriai-je. Et le Nautilus flotte
encore ?
Il flotte toujours.
Mais, je ne comprends pas ?
642
Attendez quelques instants. Notre fanal va
sallumer, et, si vous aimez les situations claires,
vous serez satisfait. »
Je mis le pied sur la plate-forme et jattendis.
Lobscurité était si complète que je napercevais
même pas le capitaine Nemo. Cependant, en
regardant au zénith, exactement au-dessus de ma
tête, je crus saisir une lueur indécise, une sorte de
demi-jour qui emplissait un trou circulaire. En ce
moment, le fanal salluma soudain, et son vif
éclat fit évanouir cette vague lumière.
Je regardai, après avoir un instant fermé mes
yeux éblouis par le jet électrique. Le Nautilus
était stationnaire. Il flottait auprès dune berge
disposée comme un quai. Cette mer qui le
supportait en ce moment, cétait un lac
emprisonné dans un cirque de murailles qui
mesurait deux milles de diamètre, soit six milles
de tour. Son niveau le manomètre lindiquait
ne pouvait être que le niveau extérieur, car une
communication existait nécessairement entre ce
lac et la mer. Les hautes parois, inclinées sur leur
base, sarrondissaient en voûte et figuraient un
643
immense entonnoir retourné, dont la hauteur
comptait cinq ou six cents mètres. Au sommet
souvrait un orifice circulaire par lequel javais
surpris cette légère clarté, évidemment due au
rayonnement diurne.
Avant dexaminer plus attentivement les
dispositions intérieures de cette énorme caverne,
avant de me demander si cétait là louvrage de la
nature ou de lhomme, jallai vers le capitaine
Nemo.
« Où sommes-nous ? dis-je.
Au centre même dun volcan éteint, me
répondit le capitaine, un volcan dont la mer a
envahi lintérieur à la suite de quelque convulsion
du sol. Pendant que vous dormiez, monsieur le
professeur, le Nautilus a pénétré dans ce lagon
par un canal naturel ouvert à dix mètres audessous
de la surface de locéan. Cest ici son
port dattache, un port sûr, commode, mystérieux,
abrité de tous les rhumbs du vent ! Trouvez-moi
sur les côtes de vos continents ou de vos îles une
rade qui vaille ce refuge assuré contre la fureur
des ouragans.
644
En effet, répondis-je, ici vous êtes en sûreté,
capitaine Nemo. Qui pourrait vous atteindre au
centre dun volcan ? Mais, à son sommet, nai-je
pas aperçu une ouverture ?
Oui, son cratère, un cratère empli jadis de
laves, de vapeurs et de flammes, et qui
maintenant donne passage à cet air vivifiant que
nous respirons.
Mais quelle est donc cette montagne
volcanique ? demandai-je.
Elle appartient à un des nombreux îlots dont
cette mer est semée. Simple écueil pour les
navires, pour nous caverne immense. Le hasard
me la fait découvrir, et, en cela, le hasard ma
bien servi.
Mais ne pourrait-on descendre par cet orifice
qui forme le cratère du volcan ?
Pas plus que je ne saurais y monter. Jusquà
une centaine de pieds, la base intérieure de cette
montagne est praticable, mais au-dessus, les
parois surplombent, et leurs rampes ne pourraient
être franchies.
645
Je vois, capitaine, que la nature vous sert
partout et toujours. Vous êtes en sûreté sur ce lac,
et nul que vous nen peut visiter les eaux. Mais, à
quoi bon ce refuge ? Le Nautilus na pas besoin
de port.
Non, monsieur le professeur, mais il a
besoin délectricité pour se mouvoir, déléments
pour produire son électricité, de sodium pour
alimenter ses éléments, de charbon pour faire son
sodium, et de houillères pour extraire son
charbon. Or, précisément ici, la mer recouvre des
forêts entières qui furent enlisées dans les temps
géologiques ; minéralisées maintenant et
transformées en houille, elles sont pour moi une
mine inépuisable.
Vos hommes, capitaine, font donc ici le
métier de mineurs ?
Précisément. Ces mines sétendent sous les
flots comme les houillères de Newcastle. Cest ici
que, revêtus du scaphandre, le pic et la pioche à
la main, mes hommes vont extraire cette houille,
que je nai pas même demandée aux mines de la
terre. Lorsque je brûle ce combustible pour la
646
fabrication du sodium, la fumée qui séchappe
par le cratère de cette montagne lui donne encore
lapparence dun volcan en activité.
Et nous les verrons à loeuvre, vos
compagnons ?
Non, pas cette fois, du moins, car je suis
pressé de continuer notre tour du monde sousmarin.
Aussi, me contenterai-je de puiser aux
réserves de sodium que je possède. Le temps de
les embarquer, cest-à-dire un jour seulement, et
nous reprendrons notre voyage. Si donc vous
voulez parcourir cette caverne et faire le tour du
lagon, profitez de cette journée, monsieur
Aronnax. »
Je remerciai le capitaine, et jallai chercher
mes deux compagnons qui navaient pas encore
quitté leur cabine. Je les invitai à me suivre sans
leur dire où ils se trouvaient.
Ils montèrent sur la plate-forme. Conseil, qui
ne sétonnait de rien, regarda comme une chose
très naturelle de se réveiller sous une montagne
après sêtre endormi sous les flots. Mais Ned
Land neut dautre idée que de chercher si la
647
caverne présentait quelque issue.
Après déjeuner, vers dix heures, nous
descendions sur la berge.
« Nous voici donc encore une fois à terre, dit
Conseil.
Je nappelle pas cela « la terre », répondit le
Canadien. Et dailleurs, nous ne sommes pas
dessus, mais dessous. »
Entre le pied des parois de la montagne et les
eaux du lac se développait un rivage sablonneux
qui, dans sa plus grande largeur, mesurait cinq
cents pieds. Sur cette grève, on pouvait faire
aisément le tour du lac. Mais la base des hautes
parois formait un sol tourmenté, sur lequel
gisaient, dans un pittoresque entassement, des
blocs volcaniques et dénormes pierres ponces.
Toutes ces masses désagrégées, recouvertes dun
émail poli sous laction des feux souterrains,
resplendissaient au contact des jets électriques du
fanal. La poussière micacée du rivage, que
soulevaient nos pas, senvolait comme une nuée
détincelles.
648
Le sol sélevait sensiblement en séloignant du
relais des flots, et nous fûmes bientôt arrivés à
des rampes longues et sinueuses, véritables
raidillons qui permettaient de sélever peu à peu,
mais il fallait marcher prudemment au milieu de
ces conglomérats, quaucun ciment ne reliait
entre eux, et le pied glissait sur ces trachytes
vitreux, faits de cristaux de feldspath et de quartz.
La nature volcanique de cette énorme
excavation saffirmait de toutes parts. Je le fis
observer à mes compagnons.
« Vous figurez-vous, leur demandai-je, ce que
devait être cet entonnoir, lorsquil semplissait de
laves bouillonnantes, et que le niveau de ce
liquide incandescent sélevait jusquà lorifice de
la montagne, comme la fonte sur les parois dun
fourneau ?
Je me le figure parfaitement, répondit
Conseil. Mais monsieur me dira-t-il pourquoi le
grand fondeur a suspendu son opération, et
comment il se fait que la fournaise est remplacée
par les eaux tranquilles dun lac ?
Très probablement, Conseil, parce que
649
quelque convulsion a produit au-dessous de la
surface de locéan cette ouverture qui a servi de
passage au Nautilus. Alors les eaux de
lAtlantique se sont précipitées à lintérieur de la
montagne. Il y a eu lutte terrible entre les deux
éléments, lutte qui sest terminée à lavantage de
Neptune. Mais bien des siècles se sont écoulés
depuis lors, et le volcan submergé sest changé en
grotte paisible.
Très bien, répliqua Ned Land. Jaccepte
lexplication, mais je regrette, dans notre intérêt,
que cette ouverture dont parle monsieur le
professeur ne se soit pas produite au-dessus du
niveau de la mer.
Mais, ami Ned, répliqua Conseil, si ce
passage neût pas été sous-marin, le Nautilus
naurait pu y pénétrer !
Et jajouterai, maître Land, que les eaux ne
se seraient pas précipitées sous la montagne et
que le volcan serait resté volcan. Donc vos
regrets sont superflus. »
Notre ascension continua. Les rampes se
faisaient de plus en plus raides et étroites. De
650
profondes excavations les coupaient parfois, quil
fallait franchir. Des masses surplombantes
voulaient être tournées. On se glissait sur les
genoux, on rampait sur le ventre. Mais, ladresse
de Conseil et la force du Canadien aidant, tous les
obstacles furent surmontés.
À une hauteur de trente mètres environ, la
nature du terrain se modifia, sans quil devînt
plus praticable. Aux conglomérats et aux
trachytes succédèrent de noirs basaltes ; ceux-ci
étendus par nappes toutes grumelées de
soufflures ; ceux-là formant des prismes
réguliers, disposés comme une colonnade qui
supportait les retombées de cette voûte immense,
admirable spécimen de larchitecture naturelle.
Puis, entre ces basaltes serpentaient de longues
coulées de laves refroidies, incrustées de raies
bitumineuses, et, par places, sétendaient de
larges tapis de soufre. Un jour plus puissant,
entrant par le cratère supérieur, inondait dune
vague clarté toutes ces déjections volcaniques, à
jamais ensevelies au sein de la montagne éteinte.
Cependant, notre marche ascensionnelle fut
651
bientôt arrêtée, à une hauteur de deux cent
cinquante pieds environ, par dinfranchissables
obstacles. La voussure intérieure revenait en
surplomb, et la montée dut se changer en
promenade circulaire. À ce dernier plan, le règne
végétal commençait à lutter avec le règne
minéral. Quelques arbustes et même certains
arbres sortaient des anfractuosités de la paroi. Je
reconnus des euphorbes qui laissaient couler leur
suc caustique. Des héliotropes, très inhabiles à
justifier leur nom, puisque les rayons solaires
narrivaient jamais jusquà eux, penchaient
tristement leurs grappes de fleurs aux couleurs et
aux parfums à demi passés. Çà et là, quelques
chrysanthèmes poussaient timidement au pied
daloès à longues feuilles tristes et maladifs.
Mais, entre les coulées de laves, japerçus de
petites violettes, encore parfumées dune légère
odeur, et javoue que je les respirai avec délices.
Le parfum, cest lâme de la fleur, et les fleurs de
la mer, ces splendides hydrophytes, nont pas
dâme !
Nous étions arrivés au pied dun bouquet de
dragonniers robustes, qui écartaient les roches
652
sous leffort de leurs musculeuses racines, quand
Ned Land sécria :
« Ah ! monsieur, une ruche !
Une ruche ! répliquai-je, en faisant un geste
de parfaite incrédulité.
Oui ! une ruche, répéta le Canadien, et des
abeilles qui bourdonnent autour. »
Je mapprochai et je dus me rendre à
lévidence. Il y avait là, à lorifice dun trou
creusé dans le tronc dun dragonnier, quelques
milliers de ces ingénieux insectes, si communs
dans toutes les Canaries, et dont les produits y
sont particulièrement estimés.
Tout naturellement, le Canadien voulut faire
sa provision de miel, et jaurais eu mauvaise
grâce à my opposer. Une certaine quantité de
feuilles sèches mélangées de souffre sallumèrent
sous létincelle de son briquet, et il commença à
enfumer les abeilles. Les bourdonnements
cessèrent peu à peu, et la ruche éventrée livra
plusieurs livres dun miel parfumé. Ned Land en
remplit son havresac.
653
« Quand jaurai mélangé ce miel avec la pâte
de lartocarpus, nous dit-il, je serai en mesure de
vous offrir un gâteau succulent.
Parbleu ! fit Conseil, ce sera du pain dépice.
Va pour le pain dépice, dis-je, mais
reprenons cette intéressante promenade. »
À certains détours du sentier que nous
suivions alors, le lac apparaissait dans toute son
étendue. Le fanal éclairait en entier sa surface
paisible qui ne connaissait ni les rides ni les
ondulations. Le Nautilus gardait une immobilité
parfaite. Sur sa plate-forme et sur la berge
sagitaient les hommes de son équipage, ombres
noires nettement découpées au milieu de cette
lumineuse atmosphère.
En ce moment, nous contournions la crête la
plus élevée de ces premiers plans de roches qui
soutenaient la voûte. Je vis alors que les abeilles
nétaient pas les seuls représentants du règne
animal à lintérieur de ce volcan. Des oiseaux de
proie planaient et tournoyaient çà et là dans
lombre, ou senfuyaient de leurs nids perchés sur
des pointes de roc. Cétaient des éperviers au
654
ventre blanc, et des crécelles criardes. Sur les
pentes détalaient aussi, de toute la rapidité de
leurs échasses, de belles et grasses outardes. Je
laisse à penser si la convoitise du Canadien fut
allumée à la vue de ce gibier savoureux, et sil
regretta de ne pas avoir un fusil entre ses mains.
Il essaya de remplacer le plomb par les pierres, et
après plusieurs essais infructueux, il parvint à
blesser une de ces magnifiques outardes. Dire
quil risqua vingt fois sa vie pour sen emparer,
ce nest que vérité pure, mais il fit si bien que
lanimal alla rejoindre dans son sac les gâteaux
de miel.
Nous dûmes alors redescendre vers le rivage,
car la crête devenait impraticable. Au-dessus de
nous, le cratère béant apparaissait comme une
large ouverture de puits. De cette place, le ciel se
laissait distinguer assez nettement, et je voyais
courir des nuages échevelés par le vent douest,
qui laissaient traîner jusquau sommet de la
montagne leurs brumeux haillons. Preuve
certaine que ces nuages se tenaient à une hauteur
médiocre, car le volcan ne sélevait pas à plus de
huit cents pieds au-dessus du niveau de locéan.
655
Une demi-heure après le dernier exploit du
Canadien, nous avions regagné le rivage
intérieur. Ici, la flore était représentée par de
larges tapis de cette criste-marine, petite plante
ombellifère très bonne à confire, qui porte aussi
les noms de perce-pierre, de passe-pierre et de
fenouil marin. Conseil en récolta quelques bottes.
Quant à la faune, elle comptait par milliers des
crustacés de toutes sortes, des homards, des
crabes-tourteaux, des palémons, des mysis, des
faucheurs, des galatées et un nombre prodigieux
de coquillages, porcelaines, rochers et patelles.
En cet endroit souvrait une magnifique grotte.
Mes compagnons et moi nous prîmes plaisir à
nous étendre sur son sable fin. Le feu avait poli
ses parois émaillées et étincelantes, toutes
saupoudrées de la poussière du mica. Ned Land
en tâtait les murailles et cherchait à sonder leur
épaisseur. Je ne pus mempêcher de sourire. La
conversation se mit alors sur ses éternels projets
dévasion, et je crus pouvoir, sans trop
mavancer, lui donner cette espérance : cest que
le capitaine Nemo nétait descendu au sud que
pour renouveler sa provision de sodium.
656
Jespérais donc que, maintenant, il rallierait les
côtes de lEurope et de lAmérique ; ce qui
permettrait au Canadien de reprendre avec plus
de succès sa tentative avortée.
Nous étions étendus depuis une heure dans
cette grotte charmante. La conversation, animée
au début, languissait alors. Une certaine
somnolence semparait de nous. Comme je ne
voyais aucune raison de résister au sommeil, je
me laissai aller à un assoupissement profond. Je
rêvais on ne choisit pas ses rêves , je rêvais
que mon existence se réduisait à la vie végétative
dun simple mollusque. Il me semblait que cette
grotte formait la double valve de ma coquille...
Tout dun coup, je fus réveillé par la voix de
Conseil.
« Alerte ! Alerte ! criait ce digne garçon.
Quy a-t-il ? demandai-je, me soulevant à
demi.
Leau nous gagne ! »
Je me redressai. La mer se précipitait comme
un torrent dans notre retraite, et, décidément,
657
puisque nous nétions pas des mollusques, il
fallait se sauver.
En quelques instants, nous fûmes en sûreté sur
le sommet de la grotte même.
« Que se passe-t-il donc ? demanda Conseil.
Quelque nouveau phénomène ?
Eh non ! mes amis, répondis-je, cest la
marée, ce nest que la marée qui a failli nous
surprendre comme le héros de Walter Scott !
Locéan se gonfle au-dehors, et par une loi toute
naturelle déquilibre, le niveau du lac monte
également. Nous en sommes quitte pour un demibain.
Allons nous changer au Nautilus. »
Trois quarts dheure plus tard, nous avions
achevé notre promenade circulaire et nous
rentrions à bord. Les hommes de léquipage
achevaient en ce moment dembarquer les
provisions de sodium, et le Nautilus aurait pu
partir à linstant.
Cependant, le capitaine Nemo ne donna aucun
ordre. Voulait-il attendre la nuit et sortir
secrètement par son passage sous-marin ? Peut-
658
être.
Quoi quil en soit, le lendemain, le Nautilus,
ayant quitté son port dattache, naviguait au large
de toute terre, et à quelques mètres au-dessous
des flots de lAtlantique.
659
XI
La mer de Sargasses
La direction du Nautilus ne sétait pas
modifiée. Tout espoir de revenir vers les mers
européennes devait donc être momentanément
rejeté. Le capitaine Nemo maintenait le cap vers
le sud. Où nous entraînait-il ? Je nosais
limaginer.
Ce jour-là, le Nautilus traversa une singulière
portion de locéan Atlantique. Personne nignore
lexistence de ce grand courant deau chaude,
connu sous le nom de Gulf Stream. Après être
sorti des canaux de Floride, il se dirige vers le
Spitzberg. Mais avant de pénétrer dans le golfe
du Mexique, vers le quarante-quatrième degré de
latitude nord, ce courant se divise en deux bras ;
le principal se porte vers les côtes dIrlande et de
Norvège, tandis que le second fléchit vers le sud
660
à la hauteur des Açores ; puis, frappant les
rivages africains et décrivant un ovale allongé, il
revient vers les Antilles.
Or, ce second bras cest plutôt un collier
quun bras entoure de ses anneaux deau
chaude cette portion de locéan froide, tranquille,
immobile, que lon appelle la mer de Sargasses.
Véritable lac en plein Atlantique, les eaux du
grand courant ne mettent pas moins de trois ans à
en faire le tour.
La mer de Sargasses, à proprement parler,
couvre toute la partie immergée de lAtlantide.
Certains auteurs ont même admis que ces
nombreuses herbes dont elle est semée sont
arrachées aux prairies de cet ancien continent. Il
est plus probable, cependant, que ces herbages,
algues et fucus, enlevés au rivage de lEurope et
de lAmérique, sont entraînés jusquà cette zone
par le Gulf Stream. Ce fut là une des raisons qui
amenèrent Colomb à supposer lexistence dun
nouveau monde. Lorsque les navires de ce hardi
chercheur arrivèrent à la mer de Sargasses, ils
naviguèrent non sans peine au milieu de ces
661
herbes qui arrêtaient leur marche au grand effroi
des équipages, et ils perdirent trois longues
semaines à les traverser.
Telle était cette région que le Nautilus visitait
en ce moment, une prairie véritable, un tapis serré
dalgues, de fucus natans, de raisins du tropique,
si épais, si compact, que létrave dun bâtiment
ne leût pas déchiré sans peine. Aussi, le
capitaine Nemo, ne voulant pas engager son
hélice dans cette masse herbeuse, se tint-il à
quelques mètres de profondeur au-dessous de la
surface des flots.
Ce nom de Sargasses vient du mot espagnol
« sargazzo » qui signifie varech. Ce varech, le
varech-nageur ou porte-baie, forme
principalement ce banc immense. Et voici
pourquoi, suivant le savant Maury, lauteur de la
Géographie physique du globe, ces hydrophytes
se réunissent dans ce paisible bassin de
lAtlantique :
« Lexplication quon en peut donner, dit-il,
me semble résulter dune expérience connue de
tout le monde. Si lon place dans un vase des
662
fragments de bouchons ou de corps flottants
quelconques, et que lon imprime à leau de ce
vase un mouvement circulaire, on verra les
fragments éparpillés se réunir en groupe au centre
de la surface liquide, cest-à-dire au point le
moins agité. Dans le phénomène qui nous
occupe, le vase, cest lAtlantique, le Gulf
Stream, cest le courant circulaire, et la mer de
Sargasses, le point central où viennent se réunir
les corps flottants. »
Je partage lopinion de Maury, et jai pu
étudier le phénomène dans ce milieu spécial où
les navires pénètrent rarement. Au-dessus de
nous flottaient des corps de toute provenance,
entassés au milieu de ces herbes brunâtres, des
troncs darbres arrachés aux Andes ou aux
montagnes Rocheuses et flottés par lAmazone
ou le Mississippi, de nombreuses épaves, des
restes de quilles ou de carènes, des bordages
défoncés et tellement alourdis par les coquilles et
les anatifes quils ne pouvaient remonter à la
surface de locéan. Et le temps justifiera un jour
cette autre opinion de Maury que ces matières,
ainsi accumulées pendant des siècles, se
663
minéraliseront sous laction des eaux et
formeront alors dinépuisables houillères.
Réserve précieuse que prépare la prévoyante
nature pour ce moment où les hommes auront
épuisé les mines des continents.
Au milieu de cet inextricable tissu dherbes et
de fucus, je remarquai de charmants alcyons
stellés aux couleurs roses, des actinies qui
laissaient traîner leur longue chevelure de
tentacules, des méduses vertes, rouges, bleues, et
particulièrement ces grands rhizostomes de
Cuvier, dont lombrelle bleuâtre est bordée dun
feston violet.
Toute cette journée du 22 février se passa dans
la mer de Sargasses, où les poissons, amateurs de
plantes marines et de crustacés, trouvent une
abondante nourriture. Le lendemain, locéan avait
repris son aspect accoutumé.
Depuis ce moment, pendant dix-neuf jours, du
23 février au 12 mars, le Nautilus, tenant le
milieu de lAtlantique, nous emporta avec une
vitesse constante de cent lieues par vingt-quatre
heures. Le capitaine Nemo voulait évidemment
664
accomplir son programme sous-marin, et je ne
doutais pas quil ne songeât, après avoir doublé le
cap Horn, à revenir vers les mers australes du
Pacifique.
Ned Land avait donc eu raison de craindre.
Dans ces larges mers, privées dîles, il ne fallait
plus tenter de quitter le bord. Nul moyen non plus
de sopposer aux volontés du capitaine Nemo. Le
seul parti était de se soumettre ; mais ce quon ne
devait plus attendre de la force ou de la ruse,
jaimais à penser quon pourrait lobtenir par la
persuasion. Ce voyage terminé, le capitaine
Nemo ne consentirait-il pas à nous rendre la
liberté sous serment de ne jamais révéler son
existence ? Serment dhonneur que nous aurions
tenu. Mais il fallait traiter cette délicate question
avec le capitaine. Or, serais-je bien venu à
réclamer cette liberté ? Lui-même navait-il pas
déclaré, dès le début et dune façon formelle, que
le secret de sa vie exigeait notre emprisonnement
perpétuel à bord du Nautilus ? Mon silence,
depuis quatre mois, ne devait-il pas lui paraître
une acceptation tacite de cette situation ?
Revenir. sur ce sujet naurait-il pas pour résultat
665
de donner des soupçons qui pourraient nuire à
nos projets, si quelque circonstance favorable se
présentait plus tard de les reprendre ? Toutes ces
raisons, je les pesais, je les retournais dans mon
esprit, je les soumettais à Conseil qui nétait pas
moins embarrassé que moi. En somme, bien que
je ne fusse pas facile à décourager, je comprenais
que les chances de jamais revoir mes semblables
diminuaient de jour en jour, surtout en ce
moment où le capitaine Nemo courait en
téméraire vers le sud de lAtlantique !
Pendant les dix-neuf jours que jai mentionnés
plus haut, aucun incident particulier ne signala
notre voyage. Je vis peu le capitaine. Il travaillait.
Dans la bibliothèque je trouvais souvent des
livres quil laissait entrouverts, et surtout des
livres dhistoire naturelle. Mon ouvrage sur les
fonds sous-marins, feuilleté par lui, était couvert
de notes en marge, qui contredisaient parfois mes
théories et mes systèmes. Mais le capitaine se
contentait dépurer ainsi mon travail, et il était
rare quil discutât avec moi. Quelquefois,
jentendais résonner les sons mélancoliques de
son orgue, dont il jouait avec beaucoup
666
dexpression, mais la nuit seulement, au milieu
de la plus secrète obscurité, lorsque le Nautilus
sendormait dans les déserts de locéan.
Pendant cette partie du voyage, nous
naviguâmes des journées entières à la surface des
flots. La mer était comme abandonnée. À peine
quelques navires à voiles, en charge pour les
Indes, se dirigeant vers le cap de Bonne-
Espérance. Un jour nous fûmes poursuivis par les
embarcations dun baleinier qui nous prenait sans
doute pour quelque énorme baleine dun haut
prix.
Mais le capitaine Nemo ne voulut pas faire
perdre à ces braves gens leur temps et leurs
peines, et il termina la chasse en plongeant sous
les eaux. Cet incident avait paru vivement
intéresser Ned Land. Je ne crois pas me tromper
en disant que le Canadien avait dû regretter que
notre cétacé de tôle ne pût être frappé à mort par
le harpon de ces pêcheurs.
Les poissons observés par Conseil et par moi,
pendant cette période, différaient peu de ceux que
nous avions déjà étudiés sous dautres latitudes.
667
Les principaux furent quelques échantillons de ce
terrible genre de cartilagineux, divisé en trois
sous-genres qui ne comptent pas moins de trentedeux
espèces : des squales galonnés, longs de
cinq mètres, à tête déprimée et plus large que le
corps, à nageoire caudale arrondie, et dont le dos
porte sept grandes bandes noires parallèles et
longitudinales ; puis des squales-perlons, gris
cendré, percés de sept ouvertures branchiales et
pourvus dune seule nageoire dorsale placée à
peu près vers le milieu du corps.
Passaient aussi de grands chiens de mer,
poissons voraces sil en fut. On a le droit de ne
point croire aux récits des pêcheurs, mais voici ce
quils racontent. On a trouvé dans le corps de lun
de ces animaux une tête de buffle et un veau tout
entier ; dans un autre, deux thons et un matelot en
uniforme ; dans un autre, un soldat avec son
sabre ; dans un autre enfin, un cheval avec son
cavalier. Tout ceci, à vrai dire, nest pas article de
foi. Toujours est-il quaucun de ces animaux ne
se laissa prendre aux filets du Nautilus, et que je
ne pus vérifier leur voracité.
668
Des troupes élégantes et folâtres de dauphins
nous accompagnèrent pendant des jours entiers.
Ils allaient par bandes de cinq ou six, chassant en
meute comme les loups dans les campagnes ;
dailleurs, non moins voraces que les chiens de
mer, si jen crois un professeur de Copenhague,
qui retira de lestomac dun dauphin treize
marsouins et quinze phoques. Cétait, il est vrai,
un épaulard, appartenant à la plus grande espèce
connue, et dont la longueur dépasse quelquefois
vingt-quatre pieds. Cette famille des delphiniens
compte dix genres, et ceux que japerçus tenaient
du genre des delphinorinques, remarquables par
un museau excessivement étroit et quatre fois
long comme le crâne. Leur corps, mesurant trois
mètres, noir en dessus, était en dessous dun
blanc rosé semé de petites taches très rares.
Je citerai aussi, dans ces mers, de curieux
échantillons de ces poissons de lordre des
acanthoptérigiens et de la famille des sciénoïdes.
Quelques auteurs plus poètes que naturalistes
prétendent que ces poissons chantent
mélodieusement, et que leurs voix réunies
forment un concert quun choeur de voix
669
humaines ne saurait égaler. Je ne dis pas non,
mais ces sciènes ne nous donnèrent aucune
sérénade à notre passage, et je le regrette.
Pour terminer enfin, Conseil classa une grande
quantité de poissons volants. Rien nétait plus
curieux que de voir les dauphins leur donner la
chasse avec une précision merveilleuse. Quelle
que fût la portée de son vol, quelque trajectoire
quil décrivît, même au-dessus du Nautilus,
linfortuné poisson trouvait toujours la bouche du
dauphin ouverte pour le recevoir. Cétaient ou
des pirapèdes, ou des trigles-milans, à bouche
lumineuse, qui, pendant la nuit, après avoir tracé
des raies de feu dans latmosphère, plongeaient
dans les eaux sombres comme autant détoiles
filantes.
Jusquau 13 mars, notre navigation se continua
dans ces conditions. Ce jour-là, le Nautilus fut
employé à des expériences de sondages qui
mintéressèrent vivement.
Nous avions fait alors près de treize mille
lieues depuis notre départ dans les hautes mers du
Pacifique. Le point nous mettait par 45° 37 de
670
latitude sud et 37° 53 de longitude ouest.
Cétaient ces mêmes parages où le capitaine
Denham de lHerald fila quatorze mille mètres de
sonde sans trouver le fond. Là aussi, le lieutenant
Parcker de la frégate américaine Congress navait
pu atteindre le sol sous-marin par quinze mille
cent quarante mètres.
Le capitaine Nemo résolut denvoyer son
Nautilus à la plus extrême profondeur afin de
contrôler ces différents sondages. Je me préparai
à noter tous les résultats de lexpérience. Les
panneaux du salon furent ouverts, et les
manoeuvres commencèrent pour atteindre ces
couches si prodigieusement reculées.
On pense bien quil ne fut pas question de
plonger en remplissant les réservoirs. Peut-être
neussent-ils pu accroître suffisamment la
pesanteur spécifique du Nautilus. Dailleurs, pour
remonter, il aurait fallu chasser cette surcharge
deau, et les pompes nauraient pas été assez
puissantes pour vaincre la pression extérieure.
Le capitaine Nemo résolut daller chercher le
fond océanique par une diagonale suffisamment
671
allongée, au moyen de ses plans latéraux qui
furent placés sous un angle de quarante-cinq
degrés avec les lignes deau du Nautilus. Puis,
lhélice fut portée à son maximum de vitesse, et
sa quadruple branche battit les flots avec une
indescriptible violence.
Sous cette poussée puissante, la coque du
Nautilus frémit comme une corde sonore et
senfonça régulièrement sous les eaux. Le
capitaine et moi, postés dans le salon, nous
suivions laiguille du manomètre qui déviait
rapidement. Bientôt fut dépassée cette zone
habitable où résident la plupart des poissons. Si
quelques-uns de ces animaux ne peuvent vivre
quà la surface des mers ou des fleuves, dautres,
moins nombreux, se tiennent à des profondeurs
assez grandes. Parmi ces derniers, jobservais
lhexanche, espèce de chien de mer muni de six
fentes respiratoires, le télescope aux yeux
énormes, le malarmat-cuirassé, aux thoracines
grises, aux pectorales noires, que protégeait son
plastron de plaques osseuses dun rouge pâle,
puis enfin le grenadier, qui, vivant par douze
cents mètres de profondeur, supportait alors une
672
pression de cent vingt atmosphères.
Je demandai au capitaine Nemo sil avait
observé des poissons à des profondeurs plus
considérables.
« Des poissons ? me répondit-il, rarement.
Mais dans létat actuel de la science, que
présume-t-on, que sait-on ?
Le voici, capitaine. On sait que, en allant
vers les basses couches de locéan, la vie végétale
disparaît plus vite que la vie animale. On sait que,
là où se rencontrent encore des êtres animés, ne
végète plus une seule hydrophyte. On sait que les
pèlerines, les huîtres vivent par deux mille mètres
deau, et que Mac Clintock, le héros des mers
polaires, a retiré une étoile vivante dune
profondeur de deux mille cinq cents mètres. On
sait que léquipage du Bull-Dog, de la Marine
royale, a pêché une astérie par deux mille six cent
vingt brasses, soit plus dune lieue de profondeur.
Mais, capitaine Nemo, peut-être me direz-vous
quon ne sait rien ?
Non, monsieur le professeur, répondit le
capitaine, je naurai pas cette impolitesse.
673
Toutefois, je vous demanderai comment vous
expliquez que des êtres puissent vivre à de telles
profondeurs ?
Je lexplique par deux raisons, répondis-je.
Dabord, parce que les courants verticaux,
déterminés par les différences de salure et de
densité des eaux, produisent un mouvement qui
suffit à entretenir la vie rudimentaire des encrines
et des astéries.
Juste, fit le capitaine.
Ensuite, parce que, si loxygène est la base
de la vie, on sait que la quantité doxygène
dissous dans leau de mer augmente avec la
profondeur au lieu de diminuer, et que la pression
des couches basses contribue à ly comprimer.
Ah ! on sait cela ? répondit le capitaine
Nemo, dun ton légèrement surpris. Eh bien !
monsieur le professeur, on a raison de le savoir,
car cest la vérité. Jajouterai, en effet, que la
vessie natatoire des poissons renferme plus
dazote que doxygène, quand ces animaux sont
pêchés à la surface des eaux, et plus doxygène
que dazote, au contraire, quand ils sont tirés des
674
grandes profondeurs. Ce qui donne raison à votre
système. Mais continuons nos observations. »
Mes regards se reportèrent sur le manomètre.
Linstrument indiquait une profondeur de six
mille mètres. Notre immersion durait depuis une
heure. Le Nautilus, glissant sur ses plans inclinés,
senfonçait toujours. Les eaux désertes étaient
admirablement transparentes et dune diaphanéité
que rien ne saurait peindre. Une heure plus tard,
nous étions par treize mille mètres trois lieues
et quart environ et le fond de locéan ne se
laissait pas pressentir.
Cependant, par quatorze mille mètres,
japerçus des pics noirâtres qui surgissaient au
milieu des eaux. Mais ces sommets pouvaient
appartenir à des montagnes hautes comme
lHymalaya ou le Mont-Blanc, plus hautes,
même, et la profondeur de ces abîmes demeurait
inévaluable.
Le Nautilus descendit plus bas encore, malgré
les puissantes pressions quil subissait. Je sentais
ses tôles trembler sous la jointure de leurs
boulons ; ses barreaux sarquaient ; ses cloisons
675
gémissaient ; les vitres du salon semblaient se
gondoler sous la pression des eaux. Et ce solide
appareil eût cédé sans doute, si, ainsi que lavait
dit son capitaine, il neût été capable de résister
comme un bloc plein.
En rasant les pentes de ces roches perdues
sous les eaux, japercevais encore quelques
coquilles, des serpula, des spinorbis vivantes, et
certains échantillons dastéries.
Mais bientôt ces derniers représentants de la
vie animale disparurent, et, au-dessous de trois
lieues, le Nautilus dépassa les limites de
lexistence sous-marine, comme fait le ballon qui
sélève dans les airs au-dessus des zones
respirables. Nous avions atteint une profondeur
de seize mille mètres quatre lieues , et les
flancs du Nautilus supportaient alors une pression
de seize cents atmosphères, cest-à-dire seize
cents kilogrammes par chaque centimètre carré
de sa surface !
« Quelle situation ! mécriai-je. Parcourir dans
ces régions profondes où lhomme nest jamais
parvenu ! Voyez, capitaine, voyez ces rocs
676
magnifiques, ces grottes inhabitées, ces derniers
réceptacles du globe, où la vie nest plus
possible ! Quels sites inconnus et pourquoi faut-il
que nous soyons réduits à nen conserver que le
souvenir ?
Vous plairait-il, me demanda le capitaine
Nemo, den rapporter mieux que le souvenir ?
Que voulez-vous dire par ces paroles ?
Je veux dire que rien nest plus facile que de
prendre une vue photographique de cette région
sous-marine ! »
Je navais pas eu le temps dexprimer la
surprise que me causait cette nouvelle
proposition, que, sur un appel du capitaine Nemo,
un objectif était apporté dans le salon. Par les
panneaux largement ouverts, le milieu liquide,
éclairé électriquement, se distribuait avec une
clarté parfaite. Nulle ombre, nulle dégradation de
notre lumière factice. Le soleil neût pas été plus
favorable à une opération de cette nature. Le
Nautilus, sous la poussée de son hélice, maîtrisée
par linclinaison de ses plans, demeurait
immobile. Linstrument fut braqué sur ces sites
677
du fond océanique, et en quelques secondes, nous
avions obtenu un négatif dune extrême pureté.
Cest lépreuve positive que jen donne ici. On
y voit ces roches primordiales qui nont jamais
connu la lumière des cieux, ces granits inférieurs
qui forment la puissante assise du globe, ces
grottes profondes évidées dans la masse
pierreuse, ces profils dune incomparable netteté
et dont le trait terminal se détache en noir,
comme sil était dû au pinceau de certains artistes
flamands. Puis, au-delà, un horizon de
montagnes, une admirable ligne ondulée qui
compose les arrière-plans du paysage. Je ne puis
décrire cet ensemble de roches lisses, noires,
polies, sans une mousse, sans une tache, aux
formes étrangement découpées et solidement
établies sur ce tapis de sable qui étincelait sous
les jets de la lumière électrique.
Cependant, le capitaine Nemo, après avoir
terminé son opération, mavait dit :
« Remontons, monsieur le professeur. Il ne
faut pas abuser de cette situation ni exposer trop
longtemps le Nautilus à de pareilles pressions.
678
Remontons ! répondis-je.
Tenez-vous bien. »
Je navais pas encore eu le temps de
comprendre pourquoi le capitaine me faisait cette
recommandation, quand je fus précipité sur le
tapis.
Son hélice embrayée sur un signal du
capitaine, ses plans dressés verticalement, le
Nautilus, emporté comme un ballon dans les airs,
senlevait avec une rapidité foudroyante. Il
coupait la masse des eaux avec un frémissement
sonore. Aucun détail nétait visible. En quatre
minutes, il avait franchi les quatre lieues qui le
séparaient de la surface de locéan, et, après avoir
émergé comme un poisson volant, il retombait en
faisant jaillir les flots à une prodigieuse hauteur.
679
XII
Cachalots et baleines
Pendant la nuit du 13 au 14 mars, le Nautilus
reprit sa direction vers le sud. Je pensais quà la
hauteur du cap Horn, il mettrait le cap à louest
afin de rallier les mers du Pacifique et dachever
son tour du monde. Il nen fit rien et continua de
remonter vers les régions australes. Où voulait-il
donc aller ? Au pôle ? Cétait insensé. Je
commençai à croire que les témérités du capitaine
justifiaient suffisamment les appréhensions de
Ned Land.
Le Canadien, depuis quelque temps, ne me
parlait plus de ses projets de fuite. Il était devenu
moins communicatif, presque silencieux. Je
voyais combien cet emprisonnement prolongé lui
pesait. Je sentais ce qui samassait de colère en
lui. Lorsquil rencontrait le capitaine, ses yeux
680
sallumaient dun feu sombre, et je craignais
toujours que sa violence naturelle ne le portât à
quelque extrémité.
Ce jour-là, 14 mars, Conseil et lui vinrent me
trouver dans ma chambre. Je leur demandai la
raison de leur visite.
« Une simple question à vous poser, monsieur,
me répondit le Canadien.
Parlez, Ned.
Combien dhommes croyez-vous quil y ait
à bord du Nautilus ?
Je ne saurais le dire, mon ami.
Il me semble, reprit Ned Land, que sa
manoeuvre ne nécessite pas un nombreux
équipage.
En effet, répondis-je, dans les conditions où
il se trouve, une dizaine dhommes au plus
doivent suffire à le manoeuvrer.
Eh bien ! dit le Canadien, pourquoi y en
aurait-il davantage ?
Pourquoi ? » répliquai-je.
681
Je regardai fixement Ned Land, dont les
intentions étaient faciles à deviner.
« Parce que, dis-je, si jen crois mes
pressentiments, si jai bien compris lexistence du
capitaine, le Nautilus nest pas seulement un
navire. Ce doit être un lieu de refuge pour ceux
qui, comme son commandant, ont rompu toute
relation avec la terre.
Peut-être, dit Conseil, mais enfin le Nautilus
ne peut contenir quun certain nombre
dhommes, et monsieur ne pourrait-il évaluer ce
maximum ?
Comment cela, Conseil ?
Par le calcul. Etant donné la capacité du
navire que monsieur connaît, et, par conséquent,
la quantité dair quil renferme ; sachant dautre
part ce que chaque homme dépense dans lacte de
la respiration, et comparant ces résultats avec la
nécessité où le Nautilus est de remonter toutes les
vingt-quatre heures... »
La phrase de Conseil nen finissait pas, mais je
vis bien où il voulait en venir.
682
« Je te comprends, dis-je ; mais ce calcul-là,
facile à établir dailleurs, ne peut donner quun
chiffre très incertain.
Nimporte, reprit Ned Land, en insistant.
Voici le calcul, répondis-je. Chaque homme
dépense en une heure loxygène contenu dans
cent litres dair, soit en vingt-quatre heures
loxygène contenu dans deux mille quatre cents
litres. Il faut donc chercher combien de fois le
Nautilus renferme deux mille quatre cents litres
dair.
Précisément, dit Conseil.
Or, repris-je, la capacité du Nautilus étant de
quinze cents tonneaux, et celle du tonneau de
mille litres, le Nautilus renferme quinze cent
mille litres dair, qui, divisés par deux mille
quatre cents... »
Je calculai rapidement au crayon :
« ... donnent au quotient six cent vingt-cinq.
Ce qui revient à dire que lair contenu dans le
Nautilus pourrait rigoureusement suffire à six
cent vingt-cinq hommes pendant vingt-quatre
683
heures.
Six cent vingt-cinq ! répéta Ned.
Mais tenez pour certain, ajoutai-je, que, tant
passagers que marins ou officiers, nous ne
formons pas la dixième partie de ce chiffre.
Cest encore trop pour trois hommes !
murmura Conseil.
Donc, mon pauvre Ned, je ne puis que vous
conseiller la patience.
Et même mieux que la patience, répondit
Conseil, la résignation. »
Conseil avait employé le mot juste.
« Après tout, reprit-il, le capitaine Nemo ne
peut pas aller toujours au sud ! Il faudra bien
quil sarrête, ne fût-ce que devant la banquise, et
quil revienne vers des mers plus civilisées !
Alors, il sera temps de reprendre les projets de
Ned Land. »
Le Canadien secoua la tête, passa la main sur
son front, ne répondit pas, et se retira.
« Que monsieur me permette de lui faire une
684
observation, me dit alors Conseil. Ce pauvre Ned
pense à tout ce quil ne peut pas avoir. Tout lui
revient de sa vie passée. Tout lui semble
regrettable de ce qui nous est interdit. Ses anciens
souvenirs loppressent et il a le coeur gros. Il faut
le comprendre. Quest-ce quil a à faire ici ?
Rien. Il nest pas un savant comme monsieur, et
ne saurait prendre le même goût que nous aux
choses admirables de la mer. Il risquerait tout
pour pouvoir entrer dans une taverne de son
pays ! »
Il est certain que la monotonie du bord devait
paraître insupportable au Canadien, habitué à une
vie libre et active. Les événements qui pouvaient
le passionner étaient rares. Cependant, ce jour-là,
un incident vint lui rappeler ses beaux jours de
harponneur.
Vers onze heures du matin, étant à la surface
de locéan, le Nautilus tomba au milieu dune
troupe de baleines. Rencontre qui ne me surprit
pas, car je savais que ces animaux, chassés à
outrance, se sont réfugiés dans les bassins des
hautes latitudes.
685
Le rôle joué par la baleine dans le monde
marin, et son influence sur les découvertes
géographiques, ont été considérables. Cest elle,
qui, entraînant à sa suite, les Basques dabord,
puis les Asturiens, les Anglais et les Hollandais,
les enhardit contre les dangers de locéan et les
conduisit dune extrémité de la terre à lautre. Les
baleines aiment à fréquenter les mers australes et
boréales. Danciennes légendes prétendent même
que ces cétacés amenèrent les pêcheurs jusquà
sept lieues seulement du pôle Nord. Si le fait est
faux, il sera vrai un jour, et cest probablement
ainsi, en chassant la baleine dans les régions
arctiques ou antarctiques, que les hommes
atteindront ce point inconnu du globe.
Nous étions assis sur la plate-forme par une
mer tranquille. Mais le mois doctobre de ces
latitudes nous donnait de belles journées
dautomne. Ce fut le Canadien il ne pouvait sy
tromper qui signala une baleine à lhorizon
dans lest. En regardant attentivement, on voyait
son dos noirâtre sélever et sabaisser
alternativement au-dessus des flots, à cinq milles
du Nautilus.
686
« Ah ! sécria Ned Land, si jétais à bord dun
baleinier, voilà une rencontre qui me ferait
plaisir ! Cest un animal de grande taille ! Voyez
avec quelle puissance ses évents rejettent des
colonnes dair et de vapeur ! Mille diables !
pourquoi faut-il que je sois enchaîné sur ce
morceau de tôle !
Quoi ! Ned, répondis-je, vous nêtes pas
encore revenu de vos vieilles idées de pêche ?
Est-ce quun pêcheur de baleines, monsieur,
peut oublier son ancien métier ? Est-ce quon se
lasse jamais des émotions dune pareille chasse ?
Vous navez jamais pêché dans ces mers,
Ned ?
Jamais, monsieur. Dans les mers boréales
seulement, et autant dans le détroit de Bering que
dans celui de Davis.
Alors la baleine australe vous est encore
inconnue. Cest la baleine franche que vous avez
chassée jusquici, et elle ne se hasarderait pas à
passer les eaux chaudes de lÉquateur.
Ah ! monsieur le professeur, que me dites-
687
vous là ? répliqua le Canadien dun ton
passablement incrédule.
Je dis ce qui est.
Par exemple ! Moi qui vous parle, en
soixante-cinq, voilà deux ans et demi, jai
amariné près du Groenland une baleine qui
portait encore dans son flanc le harpon poinçonné
dun baleinier de Bering. Or, je vous demande,
comment, après avoir été frappé à louest de
lAmérique, lanimal serait venu se faire tuer à
lest, sil navait, après avoir doublé, soit le cap
Horn, soit le cap de Bonne-Espérance, franchi
lÉquateur ?
Je pense comme lami Ned, dit Conseil, et
jattends ce que répondra monsieur.
Monsieur vous répondra, mes amis, que les
baleines sont localisées, suivant leurs espèces,
dans certaines mers quelles ne quittent pas. Et si
lun de ces animaux est venu du détroit de Bering
dans celui de Davis, cest tout simplement parce
quil existe un passage dune mer à lautre soit
sur les côtes de lAmérique, soit sur celles de
lAsie.
688
Faut-il vous croire ? demanda le Canadien,
en fermant un oeil.
Il faut croire monsieur, répondit Conseil.
Dès lors, reprit le Canadien, puisque je nai
jamais pêché dans ces parages, je ne connais
point les baleines qui les fréquentent ?
Je vous lai dit, Ned.
Raison de plus pour faire leur connaissance,
répliqua Conseil.
Voyez ! voyez ! sécria le Canadien, la voix
émue. Elle sapproche ! Elle vient sur nous ! Elle
me nargue ! Elle sait que je ne peux rien contre
elle ! »
Ned frappait du pied. Sa main frémissait en
brandissant un harpon imaginaire.
« Ces cétacés, demanda-t-il, sont-ils aussi gros
que ceux des mers boréales ?
À peu près, Ned.
Cest que jai vu de grosses baleines,
monsieur, des baleines qui mesuraient jusquà
cent pieds de longueur ! Je me suis même laissé
689
dire que le Hullamock et lUmgallick des îles
Aléoutiennes dépassaient quelquefois cent
cinquante pieds.
Ceci me paraît exagéré, répondis-je. Ces
animaux ne sont que des baleinoptères, pourvus
de nageoires dorsales, et de même que les
cachalots, ils sont généralement plus petits que la
baleine franche.
Ah ! sécria le Canadien, dont les regards ne
quittaient pas locéan, elle se rapproche, elle
vient dans les eaux du Nautilus ! »
Puis, reprenant sa conversation :
« Vous parlez, dit-il, du cachalot comme dune
petite bête ! On cite cependant des cachalots
gigantesques. Ce sont des cétacés intelligents.
Quelques-uns, dit-on, se couvrent dalgues et de
fucus. On les prend pour des îlots. On campe
dessus, on sy installe, on fait du feu...
On y bâtit des maisons, dit Conseil.
Oui, farceur, répondit Ned Land. Puis, un
beau jour, lanimal plonge et entraîne tous ses
habitants au fond de labîme.
690
Comme dans les voyages de Simbad le
marin, répliquai-je en riant.
Ah ! maître Land, il paraît que vous aimez
les histoires extraordinaires ! Quels cachalots que
les vôtres ! Jespère que vous ny croyez pas !
Monsieur le naturaliste, répondit
sérieusement le Canadien, il faut tout croire de la
part des baleines ! Comme elle marche, celleci
! Comme elle se dérobe ! On prétend que ces
animaux-là peuvent faire le tour du monde en
quinze jours.
Je ne dis pas non.
Mais, ce que vous ne savez sans doute pas,
monsieur Aronnax, cest que, au commencement
du monde, les baleines filaient plus rapidement
encore.
Ah ! vraiment, Ned ! Et pourquoi cela ?
Parce qualors, elles avaient la queue en
travers, comme les poissons, cest-à-dire que
cette queue, comprimée verticalement, frappait
leau de gauche à droite et de droite à gauche.
Mais le Créateur, sapercevant quelles
691
marchaient trop vite, leur tordit la queue, et
depuis ce temps-là, elles battent les flots de haut
en bas au détriment de leur rapidité.
Bon, Ned, dis-je, en reprenant une
expression du Canadien, faut-il vous croire ?
Pas trop, répondit Ned Land, et pas plus que
si je vous disais quil existe des baleines longues
de trois cents pieds et pesant cent mille livres.
Cest beaucoup, en effet, dis-je. Cependant,
il faut avouer que certains cétacés acquièrent un
développement considérable, puisque, dit-on, ils
fournissent jusquà cent vingt tonnes dhuile.
Pour ça, je lai vu, dit le Canadien.
Je le crois volontiers, Ned, comme je crois
que certaines baleines égalent en grosseur cent
éléphants. Jugez des effets produits par une telle
masse lancée à toute vitesse !
Est-il vrai, demanda Conseil, quelles
peuvent couler des navires ?
Des navires, je ne le crois pas, répondis-je.
On raconte, cependant, quen 1820, précisément
dans ces mers du sud, une baleine se précipita sur
692
lEssex et le fit reculer avec une vitesse de quatre
mètres par seconde. Des lames pénétrèrent par
larrière, et lEssex sombra presque aussitôt. »
Ned me regarda dun air narquois.
« Pour mon compte, dit-il, jai reçu un coup de
queue de baleine dans mon canot, cela va sans
dire. Mes compagnons et moi, nous avons été
lancés à une hauteur de six mètres. Mais auprès
de la baleine de monsieur le professeur, la
mienne nétait quun baleineau.
Est-ce que ces animaux-là vivent
longtemps ? demanda Conseil.
Mille ans, répondit le Canadien sans hésiter.
Et comment le savez-vous, Ned ?
Parce quon le dit.
Et pourquoi le dit-on ?
Parce quon le sait.
Non, Ned, on ne le sait pas, mais on le
suppose, et voici le raisonnement sur lequel on
sappuie. Il y a quatre cents ans, lorsque les
pêcheurs chassèrent pour la première fois les
693
baleines, ces animaux avaient une taille
supérieure à celle quils acquièrent aujourdhui.
On suppose donc, assez logiquement, que
linfériorité des baleines actuelles vient de ce
quelles nont pas eu le temps datteindre leur
complet développement. Cest ce qui a fait dire à
Buffon que ces cétacés pouvaient et devaient
même vivre mille ans. Vous entendez ? »
Ned Land nentendait pas. Il nécoutait plus.
La baleine sapprochait toujours. Il la dévorait
des yeux.
« Ah ! sécria-t-il, ce nest plus une baleine,
cest dix, cest vingt, cest un troupeau tout
entier ! Et ne pouvoir rien faire ! Être là pieds et
poings liés !
Mais, ami Ned, dit Conseil, pourquoi ne pas
demander au capitaine Nemo la permission de
chasser ?... »
Conseil navait pas achevé sa phrase, que Ned
Land sétait affalé par le panneau et courait à la
recherche du capitaine. Quelques instants après,
tous deux reparaissaient sur la plate-forme.
694
Le capitaine Nemo observa le troupeau de
cétacés qui se jouait sur les eaux à un mille du
Nautilus.
« Ce sont des baleines australes, dit-il. Il y a là
la fortune dune flotte de baleiniers.
Eh bien ! monsieur, demanda le Canadien,
ne pourrais-je leur donner la chasse, ne fût-ce que
pour ne pas oublier mon ancien métier de
harponneur ?
À quoi bon, répondit le capitaine Nemo,
chasser uniquement pour détruire ! Nous navons
que faire dhuile de baleine à bord.
Cependant, monsieur, reprit le Canadien,
dans la mer Rouge, vous nous avez autorisés à
poursuivre un dugong !
Il sagissait alors de procurer de la viande
fraîche à mon équipage. Ici, ce serait tuer pour
tuer. Je sais bien que cest un privilège réservé à
lhomme, mais je nadmets pas ces passe-temps
meurtriers. En détruisant la baleine australe
comme la baleine franche, êtres inoffensifs et
bons, vos pareils, maître Land, commettent une
695
action blâmable. Cest ainsi quils ont déjà
dépeuplé toute la baie de Baffin, et quils
anéantiront une classe danimaux utiles. Laissez
donc tranquilles ces malheureux cétacés. Ils ont
bien assez de leurs ennemis naturels, les
cachalots, les espadons et les scies, sans que vous
vous en mêliez. »
Je laisse à imaginer la figure que faisait le
Canadien pendant ce cours de morale. Donner de
semblables raisons à un chasseur, cétait perdre
ses paroles. Ned Land regardait le capitaine
Nemo et ne comprenait évidemment pas ce quil
voulait lui dire. Cependant, le capitaine avait
raison. Lacharnement barbare et inconsidéré des
pêcheurs fera disparaître un jour la dernière
baleine de locéan.
Ned Land siffla entre les dents son Yankee
doodle, fourra ses mains dans ses poches et nous
tourna le dos.
Cependant le capitaine Nemo observait le
troupeau de cétacés, et sadressant à moi :
« Javais raison de prétendre que, sans
compter lhomme, les baleines ont assez dautres
696
ennemis naturels. Celles-ci vont avoir affaire à
forte partie avant peu. Apercevez-vous, monsieur
Aronnax, à huit milles sous le vent ces points
noirâtres qui sont en mouvement ?
Oui, capitaine, répondis-je.
Ce sont des cachalots, animaux terribles que
jai quelquefois rencontrés par troupes de deux
ou trois cents ! Quant à ceux-là, bêtes cruelles et
malfaisantes, on a raison de les exterminer. »
Le Canadien se retourna vivement à ces
derniers mots.
« Eh bien ! capitaine, dis-je, il est temps
encore, dans lintérêt même des baleines...
Inutile de sexposer, monsieur le professeur.
Le Nautilus suffira à disperser ces cachalots. Il
est armé dun éperon dacier qui vaut bien le
harpon de maître Land, jimagine. »
Le Canadien ne se gêna pas pour hausser les
épaules. Attaquer des cétacés à coups déperon !
Qui avait jamais entendu parler de cela ?
« Attendez, monsieur Aronnax, dit le capitaine
Nemo. Nous vous montrerons une chasse que
697
vous ne connaissez pas encore. Pas de pitié pour
ces féroces cétacés. Ils ne sont que bouche et
dents ! »
Bouche et dents ! On ne pouvait mieux
peindre le cachalot macrocéphale, dont la taille
dépasse quelquefois vingt-cinq mètres. La tête
énorme de ce cétacé occupe environ le tiers de
son corps. Mieux armé que la baleine, dont la
mâchoire supérieure est seulement garnie de
fanons, il est muni de vingt-cinq grosses dents,
hautes de vingt centimètres, cylindriques et
coniques à leur sommet, et qui pèsent deux livres
chacune. Cest à la partie supérieure de cette
énorme tête et dans de grandes cavités séparées
par des cartilages, que se trouvent trois à quatre
cents kilogrammes de cette huile précieuse, dite
« blanc de baleine ». Le cachalot est un animal
disgracieux, plutôt têtard que poisson, suivant la
remarque de Frédol. Il est mal construit, étant
pour ainsi dire « manqué » dans toute la partie
gauche de sa charpente, et ny voyant guère que
de loeil droit.
Cependant, le monstrueux troupeau
698
sapprochait toujours. Il avait aperçu les baleines
et se préparait à les attaquer. On pouvait préjuger,
davance, la victoire des cachalots, non seulement
parce quils sont mieux bâtis pour lattaque que
leurs inoffensifs adversaires, mais aussi parce
quils peuvent rester plus longtemps sous les
flots, sans venir respirer à leur surface.
Il nétait que temps daller au secours des
baleines. Le Nautilus se mit entre deux eaux.
Conseil, Ned et moi, nous prîmes place devant les
vitres du salon. Le capitaine Nemo se rendit près
du timonier pour manoeuvrer son appareil comme
un engin de destruction. Bientôt, je sentis les
battements de lhélice se précipiter et notre
vitesse saccroître.
Le combat était déjà commencé entre les
cachalots et les baleines, lorsque le Nautilus
arriva. Il manoeuvra de manière à couper la
troupe des macrocéphales. Ceux-ci, tout dabord,
se montrèrent peu émus à la vue du nouveau
monstre qui se mêlait à la bataille. Mais bientôt
ils durent se garer de ses coups.
Quelle lutte ! Ned Land lui-même, bientôt
699
enthousiasmé, finit par battre des mains. Le
Nautilus nétait plus quun harpon formidable,
brandi par la main de son capitaine. Il se lançait
contre ces masses charnues et les traversait de
part en part, laissant après son passage deux
grouillantes moitiés danimal. Les formidables
coups de queue qui frappaient ses flancs, il ne les
sentait pas. Les chocs quil produisait, pas
davantage. Un cachalot exterminé, il courait à un
autre, virait sur place pour ne pas manquer sa
proie, allant de lavant, de larrière, docile à son
gouvernail, plongeant quand le cétacé senfonçait
dans les couches profondes, remontant avec lui
lorsquil revenait à la surface, le frappant de plein
ou décharpe, le coupant ou le déchirant, et dans
toutes les directions et sous toutes les allures, le
perçant de son terrible éperon.
Quel carnage ! Quel bruit à la surface des
flots ! Quels sifflements aigus et quels
ronflements particuliers à ces animaux
épouvantés ! Au milieu de ces couches
ordinairement si paisibles, leur queue créait de
véritables houles.
700
Pendant une heure se prolongea cet homérique
massacre, auquel les macrocéphales ne pouvaient
se soustraire. Plusieurs fois, dix ou douze réunis
essayèrent décraser le Nautilus sous leur masse.
On voyait, à la vitre, leur gueule énorme pavée de
dents, leur oeil formidable. Ned Land, qui ne se
possédait plus, les menaçait et les injuriait. On
sentait quils se cramponnaient à notre appareil,
comme des chiens qui coiffent un ragot sous les
taillis. Mais le Nautilus, forçant son hélice, les
emportait, les entraînait, ou les ramenait vers le
niveau supérieur des eaux, sans se soucier ni de
leur poids énorme, ni de leurs puissantes
étreintes.
Enfin la masse des cachalots séclaircit. Les
flots redevinrent tranquilles. Je sentis que nous
remontions à la surface de locéan. Le panneau
fut ouvert, et nous nous précipitâmes sur la plateforme.
La mer était couverte de cadavres mutilés.
Une explosion formidable neût pas divisé,
déchiré, déchiqueté avec plus de violence ces
masses charnues. Nous flottions au milieu de
701
corps gigantesques, bleuâtres sur le dos,
blanchâtres sous le ventre, et tout bossués
dénormes protubérances. Quelques cachalots
épouvantés fuyaient à lhorizon. Les flots étaient
teints en rouge sur un espace de plusieurs milles,
et le Nautilus flottait au milieu dune mer de
sang.
Le capitaine Nemo nous rejoignit.
« Eh bien ! maître Land ? dit-il.
Eh bien monsieur, répondit le Canadien,
chez lequel lenthousiasme sétait calmé, cest un
spectacle terrible, en effet. Mais je ne suis pas un
boucher, je suis un chasseur, et ceci nest quune
boucherie.
Cest un massacre danimaux malfaisants,
répondit le capitaine, et le Nautilus nest pas un
couteau de boucher.
Jaime mieux mon harpon, répliqua le
Canadien.
Chacun son arme », répondit le capitaine, en
regardant fixement Ned Land.
Je craignais que celui-ci ne se laissât emporter
702
à quelque violence qui aurait eu des
conséquences déplorables. Mais sa colère fut
détournée par la vue dune baleine que le
Nautilus accostait en ce moment.
Lanimal navait pu échapper à la dent des
cachalots. Je reconnus la baleine australe, à tête
déprimée, qui est entièrement noire.
Anatomiquement, elle se distingue de la baleine
blanche et du Nord-Caper par la soudure des sept
vertèbres cervicales, et elle compte deux côtes de
plus que ses congénères. Le malheureux cétacé,
couché sur le flanc, le ventre troué de morsures,
était mort. Au bout de sa nageoire mutilée
pendait encore un petit baleineau quil navait pu
sauver du massacre. Sa bouche ouverte laissait
couler leau qui murmurait comme un ressac à
travers ses fanons.
Le capitaine Nemo conduisit le Nautilus près
du cadavre de lanimal. Deux de ses hommes
montèrent sur le flanc de la baleine, et je vis, non
sans étonnement, quils retiraient de ses
mamelles tout le lait quelles contenaient, cest-àdire
la valeur de deux à trois tonneaux.
703
Le capitaine moffrit une tasse de ce lait
encore chaud. Je ne pus mempêcher de lui
marquer ma répugnance pour ce breuvage. Il
massura que ce lait était excellent, et quil ne se
distinguait en aucune façon du lait de vache.
Je le goûtai et je fus de son avis. Cétait donc
pour nous une réserve utile, car, ce lait, sous la
forme de beurre salé ou de fromage, devait
apporter une agréable variété à notre ordinaire.
De ce jour-là, je remarquai avec inquiétude
que les dispositions de Ned Land envers le
capitaine Nemo devenaient de plus en plus
mauvaises, et je résolus de surveiller de près les
faits et gestes du Canadien.
704
XIII
La banquise
Le Nautilus avait repris son imperturbable
direction vers le sud. Il suivait le cinquantième
méridien avec une vitesse considérable. Voulait-il
donc atteindre le pôle ? Je ne le pensais pas, car
jusquici toutes les tentatives pour sélever
jusquà ce point du globe avaient échoué. La
saison, dailleurs, était déjà fort avancée, puisque
le 13 mars des terres antarctiques correspond au
13 septembre des régions boréales, qui
commence la période équinoxiale.
Le 14 mars, japerçus des glaces flottantes par
55° de latitude, simples débris blafards de vingt à
vingt-cinq pieds, formant des écueils sur lesquels
la mer déferlait. Le Nautilus se maintenait à la
surface de locéan. Ned Land, ayant déjà pêché
dans les mers arctiques, était familiarisé avec ce
705
spectacle des icebergs. Conseil et moi, nous
ladmirions pour la première fois.
Dans latmosphère, vers lhorizon du sud,
sétendait une bande blanche dun éblouissant
aspect. Les baleiniers anglais lui ont donné le
nom de « ice-blinck ». Quelque épais que soient
les nuages, ils ne peuvent lobscurcir. Elle
annonce la présence dun pack ou banc de glace.
En effet, bientôt apparurent des blocs plus
considérables dont léclat se modifiait suivant les
caprices de la brume. Quelques-unes de ces
masses montraient des veines vertes, comme si le
sulfate de cuivre en eût tracé les lignes ondulées.
Dautres, semblables à dénormes améthystes, se
laissaient pénétrer par la lumière. Celles-ci
réverbéraient les rayons du jour sur les mille
facettes de leurs cristaux. Celles-là, nuancées des
vifs reflets du calcaire, auraient suffi à la
construction de toute une ville de marbre.
Plus nous descendions au sud, plus ces îles
flottantes gagnaient en nombre et en importance.
Les oiseaux polaires y nichaient par milliers.
Cétaient des pétrels, des damiers, des puffins,
706
qui nous assourdissaient de leurs cris. Quelquesuns,
prenant le Nautilus pour le cadavre dune
baleine, venaient sy reposer et piquaient de
coups de bec sa tôle sonore.
Pendant cette navigation au milieu des glaces,
le capitaine Nemo se tint souvent sur la plateforme.
Il observait avec attention ces parages
abandonnés. Je voyais son calme regard sanimer
parfois. Se disait-il que dans ces mers polaires
interdites à lhomme, il était là chez lui, maître de
ces infranchissables espaces ? Peut-être. Mais il
ne parlait pas. Il restait immobile, ne revenant à
lui que lorsque ses instincts de manoeuvrier
reprenaient le dessus. Dirigeant alors son
Nautilus avec une adresse consommée, il évitait
habilement le choc de ces masses dont quelquesunes
mesuraient une longueur de plusieurs milles
sur une hauteur qui variait de soixante-dix à
quatre-vingts mètres. Souvent lhorizon paraissait
entièrement fermé. À la hauteur du soixantième
degré de latitude, toute passe avait disparu. Mais
le capitaine Nemo, cherchant avec soin, trouvait
bientôt quelque étroite ouverture par laquelle il se
glissait audacieusement, sachant bien, cependant,
707
quelle se refermerait derrière lui.
Ce fut ainsi que le Nautilus, guidé par cette
main habile, dépassa toutes ces glaces, classées,
suivant leur forme ou leur grandeur, avec une
précision qui enchantait Conseil : icebergs ou
montagnes, ice-fields ou champs unis et sans
limites, drift-ice ou glaces flottantes, packs ou
champs brisés, nommés palchs quand ils sont
circulaires, et streams lorsquils sont faits de
morceaux allongés.
La température était assez basse. Le
thermomètre, exposé à lair extérieur, marquait
deux à trois degrés au-dessous de zéro. Mais nous
étions chaudement habillés de fourrures, dont les
phoques ou les ours marins avaient fait les frais.
Lintérieur du Nautilus, régulièrement chauffé
par ses appareils électriques, défiait les froids les
plus intenses. Dailleurs, il lui eût suffi de
senfoncer à quelques mètres au-dessous des flots
pour y trouver une température supportable.
Deux mois plus tôt, nous aurions joui sous
cette latitude dun jour perpétuel ; mais déjà la
nuit se faisait pendant trois ou quatre heures, et
708
plus tard, elle devait jeter six mois dombre sur
ces régions circumpolaires.
Le 15 mars, la latitude des Îles New-Shetland
et des Orkney du Sud fut dépassée. Le capitaine
mapprit quautrefois de nombreuses tribus de
phoques habitaient ces terres ; mais les baleiniers
anglais et américains, dans leur rage de
destruction, massacrant les adultes et les femelles
pleines, là où existait lanimation de la vie,
avaient laissé après eux le silence de la mort.
Le 16 mars, vers huit heures du matin, le
Nautilus, suivant le cinquante-cinquième
méridien, coupa le cercle polaire antarctique. Les
glaces nous entouraient de toutes parts et
fermaient lhorizon. Cependant, le capitaine
Nemo marchait de passe en passe et sélevait
toujours.
« Mais où va-t-il ? demandai-je.
Devant lui, répondit Conseil. Après tout,
lorsquil ne pourra pas aller plus loin, il
sarrêtera.
Je nen jurerais pas ! » répondis-je.
709
Et, pour être franc, javouerai que cette
excursion aventureuse ne me déplaisait point. À
quel degré mémerveillaient les beautés de ces
régions nouvelles, je ne saurais lexprimer. Les
glaces prenaient des attitudes superbes. Ici, leur
ensemble formait une ville orientale, avec ses
minarets et ses mosquées innombrables. Là, une
cité écroulée et comme jetée à terre par une
convulsion du sol. Aspects incessamment variés
par les obliques rayons du soleil, ou perdus dans
les brumes grises au milieu des ouragans de
neige. Puis, de toutes parts des détonations, des
éboulements, de grandes culbutes dicebergs, qui
changeaient le décor comme le paysage dun
diorama.
Lorsque le Nautilus était immergé au moment
où se rompaient ces équilibres, le bruit se
propageait sous les eaux avec une effrayante
intensité, et la chute de ces masses créait de
redoutables remous jusque dans les couches
profondes de locéan. Le Nautilus roulait et
tanguait alors comme un navire abandonné à la
furie des éléments.
710
Souvent, ne voyant plus aucune issue, je
pensais que nous étions définitivement
prisonniers ; mais, linstinct le guidant, sur le plus
léger indice le capitaine Nemo découvrait des
passes nouvelles . Il ne se trompait jamais en
observant les minces filets deau bleuâtre qui
sillonnaient les ice-fields. Aussi ne mettais-je pas
en doute quil neût aventuré déjà le Nautilus au
milieu des mers antarctiques.
Cependant, dans la journée du 16 mars, les
champs de glace nous barrèrent absolument la
route. Ce nétait pas encore la banquise, mais de
vastes ice-fields cimentés par le froid. Cet
obstacle ne pouvait arrêter le capitaine Nemo, et
il se lança contre lice-field avec une effroyable
violence. Le Nautilus entrait comme un coin dans
cette masse friable, et la divisait avec des
craquements terribles. Cétait lantique bélier
poussé par une puissance infinie. Les débris de
glace, haut projetés, retombaient en grêle autour
de nous. Par sa seule force dimpulsion, notre
appareil se creusait un chenal. Quelquefois,
emporté par son élan, il montait sur le champ de
glace et lécrasait de son poids, ou par instants,
711
enfourné sous lice-field, il le divisait par un
simple mouvement de tangage qui produisait de
larges déchirures.
Pendant ces journées, de violents grains nous
assaillirent. Par certaines brumes épaisses, on ne
se fût pas vu dune extrémité de la plate-forme à
lautre. Le vent sautait brusquement à tous les
points du compas. La neige saccumulait en
couches si dures quil fallait la briser à coups de
pics. Rien quà la température de cinq degrés audessous
de zéro, toutes les parties extérieures du
Nautilus se recouvraient de glaces. Un gréement
naurait pu se manoeuvrer, car tous les garants
eussent été engagés dans la gorge des poulies. Un
bâtiment sans voiles et mû par un moteur
électrique qui se passait de charbon, pouvait seul
affronter daussi hautes latitudes.
Dans ces conditions, le baromètre se tint
généralement très bas. Il tomba même à 73 cm 5.
Les indications de la boussole noffraient plus
aucune garantie. Ses aiguilles affolées marquaient
des directions contradictoires, en sapprochant du
pôle magnétique méridional qui ne se confond
712
pas avec le sud du monde. En effet, suivant
Hansten, ce pôle est situé à peu près par 70° de
latitude et 130° de longitude, et daprès les
observations de Duperrey, par 135° de longitude
et 70° 30 de latitude. Il fallait faire alors des
observations nombreuses sur les compas
transportés à différentes parties du navire et
prendre une moyenne. Mais souvent, on sen
rapportait à lestime pour relever la route
parcourue, méthode peu satisfaisante au milieu de
ces passes sinueuses dont les points de repère
changent incessamment.
Enfin, le 18 mars, après vingt assauts inutiles,
le Nautilus se vit définitivement enrayé. Ce
nétaient plus ni les streams, ni les palchs, ni les
ice-fields, mais une interminable et immobile
barrière formée de montagnes soudées entre elles.
« La banquise ! » me dit le Canadien.
Je compris que pour Ned Land comme pour
tous les navigateurs qui nous avaient précédés,
cétait linfranchissable obstacle. Le soleil ayant
un instant paru vers midi, le capitaine Nemo
obtint une observation assez exacte qui donnait
713
notre situation par 51° 30 de longitude et 67° 39
de latitude méridionale. Cétait déjà un point
avancé des régions antarctiques.
De mer, de surface liquide, il ny avait plus
apparence devant nos yeux. Sous léperon du
Nautilus sétendait une vaste plaine tourmentée,
enchevêtrée de blocs confus, avec tout ce pêlemêle
capricieux qui caractérise la surface dun
fleuve quelque temps avant la débâcle des glaces,
mais sur des proportions gigantesques. Çà et là,
des pics aigus, des aiguilles déliées sélevant à
une hauteur de deux cents pieds ; plus loin, une
suite de falaises taillées à pic et revêtues de
teintes grisâtres, vastes miroirs qui reflétaient
quelques rayons de soleil à demi noyés dans les
brumes. Puis, sur cette nature désolée, un silence
farouche, à peine rompu par le battement dailes
des pétrels ou des puffins. Tout était gelé alors,
même le bruit.
Le Nautilus dut donc sarrêter dans son
aventureuse course au milieu des champs de
glace.
« Monsieur, me dit ce jour-là Ned Land, si
714
votre capitaine va plus loin...
Eh bien ?
Ce sera un maître homme.
Pourquoi, Ned ?
Parce que personne ne peut franchir la
banquise. Il est puissant, votre capitaine ; mais,
mille diables ! il nest pas plus puissant que la
nature, et là où elle a mis des bornes, il faut que
lon sarrête bon gré mal gré.
En effet, Ned Land, et cependant jaurais
voulu savoir ce quil y a derrière cette banquise !
Un mur, voilà ce qui mirrite le plus !
Monsieur a raison, dit Conseil. Les murs
nont été inventés que pour agacer les savants. Il
ne devrait y avoir de murs nulle part.
Bon ! fit le Canadien. Derrière cette
banquise, on sait bien ce qui se trouve.
Quoi donc ? demandai-je.
De la glace, et toujours de la glace !
Vous êtes certain de ce fait, Ned, répliquaije,
mais moi je ne le suis pas. Voilà pourquoi je
715
voudrais aller voir.
Eh bien ! monsieur le professeur, répondit le
Canadien, renoncez à cette idée. Vous êtes arrivé
à la banquise, ce qui est déjà suffisant, et vous
nirez pas plus loin, ni votre capitaine Nemo, ni
son Nautilus. Et quil le veuille ou non, nous
reviendrons vers le nord, cest-à-dire au pays des
honnêtes gens. »
Je dois convenir que Ned Land avait raison, et
tant que les navires ne seront pas faits pour
naviguer sur les champs de glace, ils devront
sarrêter devant la banquise.
En effet, malgré ses efforts, malgré les moyens
puissants employés pour disjoindre les glaces, le
Nautilus fut réduit à limmobilité. Ordinairement,
qui ne peut aller plus loin en est quitte pour
revenir sur ses pas. Mais ici, revenir était aussi
impossible quavancer, car les passes sétaient
refermées derrière nous, et pour peu que notre
appareil demeurât stationnaire, il ne tarderait pas
à être bloqué. Ce fut même ce qui arriva vers
deux heures du soir, et la jeune glace se forma sur
ses flancs avec une étonnante rapidité. Je dus
716
avouer que la conduite du capitaine Nemo était
plus quimprudente.
Jétais en ce moment sur la plate-forme. Le
capitaine, qui observait la situation depuis
quelques instants, me dit :
« Eh bien ! monsieur le professeur, quen
pensez-vous ?
Je pense que nous sommes pris, capitaine.
Pris ! Et comment lentendez-vous ?
Jentends que nous ne pouvons aller ni en
avant ni en arrière, ni daucun côté. Cest, je
crois, ce qui sappelle « pris », du moins sur les
continents habités.
Ainsi, monsieur Aronnax, vous pensez que
le Nautilus ne pourra pas se dégager ?
Difficilement, capitaine, car la saison est
déjà trop avancée pour que vous comptiez sur une
débâcle des glaces.
Ah ! monsieur le professeur, répondit le
capitaine Nemo dun ton ironique, vous serez
toujours le même ! Vous ne voyez
quempêchements et obstacles ! Moi, je vous
717
affirme que non seulement le Nautilus se
dégagera, mais quil ira plus loin encore !
Plus loin au sud ? demandai-je en regardant
le capitaine.
Oui, monsieur, il ira au pôle.
Au pôle ! mécriai-je, ne pouvant retenir un
mouvement dincrédulité.
Oui ! répondit froidement le capitaine, au
pôle antarctique, à ce point inconnu où se
croisent tous les méridiens du globe. Vous savez
si je fais du Nautilus ce que je veux. »
Oui ! je le savais. Je savais cet homme
audacieux jusquà la témérité ! Mais vaincre ces
obstacles qui hérissent le pôle Sud, plus
inaccessible que ce pôle Nord non encore atteint
par les plus hardis navigateurs, nétait-ce pas une
entreprise absolument insensée, et que, seul,
lesprit dun fou pouvait concevoir !
Il me vint alors à lidée de demander au
capitaine Nemo sil avait déjà découvert ce pôle
que navait jamais foulé le pied dune créature
humaine.
718
« Non, monsieur, me répondit-il, et nous le
découvrirons ensemble. Là où dautres ont
échoué, je néchouerai pas. Jamais je nai
promené mon Nautilus aussi loin sur les mers
australes ; mais, je vous le répète, il ira plus loin
encore.
Je veux vous croire, capitaine, repris-je dun
ton un peu ironique. Je vous crois ! Allons en
avant ! Il ny a pas dobstacles pour nous !
Brisons cette banquise ! Faisons-la sauter, et si
elle résiste, donnons des ailes au Nautilus, afin
quil puisse passer par-dessus !
Par-dessus ? monsieur le professeur,
répondit tranquillement le capitaine Nemo. Non
point par-dessus, mais par-dessous.
Par-dessous ! » mécriai-je.
Une subite révélation des projets du capitaine
venait dilluminer mon esprit. Javais compris.
Les merveilleuses qualités du Nautilus allaient le
servir encore dans cette surhumaine entreprise !
« Je vois que nous commençons à nous
entendre, monsieur le professeur, me dit le
719
capitaine, souriant à demi. Vous entrevoyez déjà
la possibilité moi, je dirai le succès de cette
tentative. Ce qui est impraticable avec un navire
ordinaire devient facile au Nautilus. Si un
continent émerge au pôle, il sarrêtera devant ce
continent. Mais si, au contraire, cest la mer libre
qui le baigne, il ira au pôle même !
En effet, dis-je, entraîné par le raisonnement
du capitaine, si la surface de la mer est solidifiée
par les glaces, ses couches inférieures sont libres,
par cette raison providentielle qui a placé à un
degré supérieur à celui de la congélation le
maximum de densité de leau de mer. Et, si je ne
me trompe, la partie immergée de cette banquise
est à la partie émergeante comme quatre est à
un ?
À peu près, monsieur le professeur. Pour un
pied que les icebergs ont au-dessus de la mer, ils
en ont trois au-dessous. Or, puisque ces
montagnes de glace ne dépassent pas une hauteur
de cent mètres, elles ne senfoncent que de trois
cents. Or, quest-ce que trois cents mètres pour le
Nautilus ?
720
Rien, monsieur.
Il pourra même aller chercher à une
profondeur plus grande cette température
uniforme des eaux marines, et là nous braverons
impunément les trente ou quarante degrés de
froid de la surface.
Juste, monsieur, très juste, répondis-je en
manimant.
La seule difficulté, reprit le capitaine Nemo,
sera de rester plusieurs jours immergés sans
renouveler notre provision dair.
Nest-ce que cela ? répliquai-je. Le Nautilus
a de vastes réservoirs, nous les remplirons, et ils
nous fourniront tout loxygène dont nous aurons
besoin.
Bien imaginé, monsieur Aronnax, répondit
en souriant le capitaine. Mais ne voulant pas que
vous puissiez maccuser de témérité, je vous
soumets davance toutes mes objections.
En avez-vous encore ?
Une seule. Il est possible, si la mer existe au
pôle Sud, que cette mer soit entièrement prise, et,
721
par conséquent, que nous ne puissions revenir à
sa surface !
Bon, monsieur, oubliez-vous que le Nautilus
est armé dun redoutable éperon, et ne pourronsnous
le lancer diagonalement contre ces champs
de glace, qui souvriront au choc ?
Eh ! monsieur le professeur, vous avez des
idées aujourdhui !
Dailleurs, capitaine, ajoutai-je en
menthousiasmant de plus belle, pourquoi ne
rencontrerait-on pas la mer libre au pôle Sud
comme au pôle Nord ? Les pôles du froid et les
pôles de la terre ne se confondent ni dans
lhémisphère austral ni dans lhémisphère boréal,
et, jusquà preuve contraire, on doit supposer ou
un continent ou un océan dégagé de glaces à ces
deux points du sol.
Je le crois aussi, monsieur Aronnax, répondit
le capitaine Nemo. Je vous ferai seulement
observer quaprès avoir émis tant dobjections
contre mon projet, maintenant vous mécrasez
darguments en sa faveur. »
722
Le capitaine Nemo disait vrai. Jen étais arrivé
à le vaincre en audace ! Cétait moi qui
lentraînais au pôle ! Je le devançais, je le
distançais... Mais non ! pauvre fou. Le capitaine
Nemo savait mieux que toi le pour et le contre de
la question, et il samusait à te voir emporté dans
les rêveries de limpossible !
Cependant, il navait pas perdu un instant. À
un signal le second parut. Ces deux hommes
sentretinrent rapidement dans leur
incompréhensible langage, et soit que le second
eût été antérieurement prévenu, soit quil trouvât
le projet praticable, il ne laissa voir aucune
surprise.
Mais si impassible quil fût il ne montra pas
une plus complète impassibilité que Conseil,
lorsque jannonçai à ce digne garçon notre
intention de pousser jusquau pôle Sud. Un
« comme il plaira à monsieur » accueillit ma
communication, et je dus men contenter. Quant à
Ned Land, si jamais épaules se levèrent haut, ce
furent celles du Canadien.
« Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et
723
votre capitaine Nemo, vous me faites pitié !
Mais nous irons au pôle, maître Ned.
Possible, mais vous nen reviendrez pas ! »
Et Ned Land rentra dans sa cabine, « pour ne
pas faire un malheur », dit-il en me quittant.
Cependant, les préparatifs de cette audacieuse
tentative venaient de commencer. Les puissantes
pompes du Nautilus refoulaient lair dans les
réservoirs et lemmagasinaient à une haute
pression. Vers quatre heures, le capitaine Nemo
mannonça que les panneaux de la plate-forme
allaient être fermés. Je jetai un dernier regard sur
lépaisse banquise que nous allions franchir. Le
temps était clair, latmosphère assez pure, le froid
très vif, douze degrés au-dessous de zéro ; mais le
vent sétant calmé, cette température ne semblait
pas trop insupportable.
Une dizaine dhommes montèrent sur les
flancs du Nautilus et, armés de pics, ils cassèrent
la glace autour de la carène qui fut bientôt
dégagée. Opération rapidement pratiquée, car la
jeune glace était mince encore. Tous nous
724
rentrâmes à lintérieur. Les réservoirs habituels se
remplirent de cette eau tenue libre à la flottaison.
Le Nautilus ne tarda pas à descendre.
Javais pris place au salon avec Conseil. Par la
vitre ouverte, nous regardions les couches
inférieures de lOcéan austral. Le thermomètre
remontait. Laiguille du manomètre déviait sur le
cadran.
À trois cents mètres environ, ainsi que lavait
prévu le capitaine Nemo, nous flottions sous la
surface ondulée de la banquise. Mais le Nautilus
simmergea plus bas encore. Il atteignit une
profondeur de huit cents mètres. La température
de leau, qui donnait douze degrés à la surface,
nen accusait plus que onze. Deux degrés étaient
déjà gagnés. Il va sans dire que la température du
Nautilus, élevée par ses appareils de chauffage,
se maintenait à un degré très supérieur. Toutes les
manoeuvres saccomplissaient avec une
extraordinaire précision.
« On passera, nen déplaise à monsieur, me dit
Conseil.
725
Jy compte bien ! » répondis-je avec le ton
dune profonde conviction.
Sous cette mer libre, le Nautilus avait pris
directement le chemin du pôle, sans sécarter du
cinquante deuxième méridien. De 67° 30 à 90°,
vingt-deux degrés et demi en latitude restaient à
parcourir, cest-à-dire un peu plus de cinq cents
lieues. Le Nautilus prit une vitesse moyenne de
vingt-six milles à lheure, la vitesse dun train
express. Sil la conservait, quarante heures lui
suffisaient pour atteindre le pôle.
Pendant une partie de la nuit, la nouveauté de
la situation nous retint, Conseil et moi, à la vitre
du salon. La mer silluminait sous lirradiation
électrique du fanal. Mais elle était déserte. Les
poissons ne séjournaient pas dans les eaux
prisonnières. Ils ne trouvaient là quun passage
pour aller de locéan Antarctique à la mer libre
du pôle. Notre marche était rapide. On la sentait
telle aux tressaillements de la longue coque
dacier.
Vers deux heures du matin, jallai prendre
quelques heures de repos. Conseil mimita. En
726
traversant les coursives, je ne rencontrai point le
capitaine Nemo. Je supposai quil se tenait dans
la cage du timonier.
Le lendemain 19 mars, à cinq heures du matin,
je repris mon poste dans le salon. Le loch
électrique mindiqua que la vitesse du Nautilus
avait été modérée. Il remontait alors vers la
surface, mais prudemment, en vidant lentement
ses réservoirs.
Mon coeur battait. Allions-nous émerger et
retrouver latmosphère libre du pôle ?
Non. Un choc mapprit que le Nautilus avait
heurté la surface inférieure de la banquise, très
épaisse encore, à en juger par la matité du bruit.
En effet, nous avions « touché », pour employer
lexpression marine, mais en sens inverse et par
mille pieds de profondeur. Ce qui donnait deux
mille pieds de glace au-dessus de nous, dont
mille émergeaient. La banquise présentait alors
une hauteur supérieure à celle que nous avions
relevée sur ses bords. Circonstance peu
rassurante.
Pendant cette journée, le Nautilus
727
recommença plusieurs fois cette même
expérience, et toujours il vint se heurter contre la
muraille qui plafonnait au-dessus de lui. À de
certains instants, il la rencontra par neuf cents
mètres, ce qui accusait douze cents mètres
dépaisseur dont deux cents mètres sélevaient
au-dessus de la surface de locéan. Cétait le
double de sa hauteur au moment où le Nautilus
sétait enfoncé sous les flots.
Je notai soigneusement ces diverses
profondeurs et jobtins ainsi le profil sous-marin
de cette chaîne qui se développait sous les eaux.
Le soir, aucun changement nétait survenu
dans notre situation. Toujours la glace entre
quatre cents et cinq cents mètres de profondeur.
Diminution évidente, mais quelle épaisseur
encore entre nous et la surface de locéan.
Il était huit heures alors. Depuis quatre heures
déjà, lair aurait dû être renouvelé à lintérieur du
Nautilus, suivant lhabitude quotidienne du bord.
Cependant, je ne souffrais pas trop, bien que le
capitaine Nemo neût pas encore demandé à ses
réservoirs un supplément doxygène.
728
Mon sommeil fut pénible pendant cette nuit.
Espoir et crainte massiégeaient tour à tour. Je me
relevai plusieurs fois. Les tâtonnements du
Nautilus continuaient. Vers trois heures du matin,
jobservai que la surface inférieure de la banquise
se rencontrait seulement par cinquante mètres de
profondeur. Cent cinquante pieds nous séparaient
alors de la surface des eaux. La banquise
redevenait peu à peu ice-field. La montagne se
refaisait la plaine.
Mes yeux ne quittaient plus le manomètre.
Nous remontions toujours en suivant, par une
diagonale, la surface resplendissante qui
étincelait sous les rayons électriques. La banquise
sabaissait en dessus et en dessous par des rampes
allongées. Elle samincissait de mille en mille.
Enfin, à six heures du matin, ce jour
mémorable du 19 mars, la porte du salon souvrit.
Le capitaine Nemo parut.
« La mer libre ! » me dit-il.
729
XIV
Le pôle Sud
Je me précipitai vers la plate-forme. Oui ! La
mer libre. À peine quelques glaçons épars, des
icebergs mobiles ; au loin une mer étendue ; un
monde doiseaux dans les airs, et des, myriades
de poissons sous ces eaux qui, suivant les fonds,
variaient du bleu intense au vert olive. Le
thermomètre marquait trois degrés centigrades
au-dessus de zéro. Cétait comme un printemps
relatif enfermé derrière cette banquise, dont les
masses éloignées se profilaient sur lhorizon du
nord.
« Sommes-nous au pôle ? demandai-je au
capitaine, le coeur palpitant.
Je lignore, me répondit-il. À midi nous
ferons le point.
730
Mais le soleil se montrera-t-il à travers ces
brumes ? dis-je en regardant le ciel grisâtre.
Si peu quil paraisse, il me suffira »,
répondit le capitaine.
À dix milles du Nautilus, vers le sud, un îlot
solitaire sélevait à une hauteur de deux cents
mètres. Nous marchions vers lui, mais
prudemment, car cette mer pouvait être semée
décueils.
Une heure après, nous avions atteint lîlot.
Deux heures plus tard, nous achevions den faire
le tour. Il mesurait quatre à cinq milles de
circonférence. Un étroit canal le séparait dune
terre considérable, un continent peut-être, dont
nous ne pouvions apercevoir les limites.
Lexistence de cette terre semblait donner raison
aux hypothèses de Maury. Lingénieux
Américain a remarqué, en effet, quentre le pôle
Sud et le soixantième parallèle, la mer est
couverte de glaces flottantes, de dimensions
énormes, qui ne se rencontrent jamais dans
lAtlantique nord. De ce fait, il a tiré cette
conclusion que le cercle antarctique renferme des
731
terres considérables, puisque les icebergs ne
peuvent se former en pleine mer, mais seulement
sur des côtes. Suivant ses calculs, la masse des
glaces qui enveloppent le pôle austral forme une
vaste calotte dont la largeur doit atteindre quatre
mille kilomètres.
Cependant, le Nautilus, par crainte déchouer,
sétait arrêté à trois encablures dune grève que
dominait un superbe amoncellement de roches.
Le canot fut lancé à la mer. Le capitaine, deux de
ses hommes portant les instruments, Conseil et
moi, nous nous y embarquâmes. Il était dix
heures du matin. Je navais pas vu Ned Land. Le
Canadien, sans doute, ne voulait pas se désavouer
en présence du pôle Sud.
Quelques coups daviron amenèrent le canot
sur le sable, où il séchoua. Au moment où
Conseil allait sauter à terre, je le retins.
« Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, à vous
lhonneur de mettre pied le premier sur cette
terre.
Oui, monsieur, répondit le capitaine, et si je
nhésite pas à fouler ce sol du pôle, cest que,
732
jusquici, aucun être humain ny a laissé la trace
de ses pas. »
Cela dit, il sauta légèrement sur le sable. Une
vive émotion lui faisait battre le coeur. Il gravit un
roc qui terminait en surplomb un petit
promontoire, et là, les bras croisés, le regard
ardent, immobile, muet, il sembla prendre
possession de ces régions australes. Après cinq
minutes passées dans cette extase, il se retourna
vers nous.
« Quand vous voudrez, monsieur », me cria-til.
Je débarquai, suivi de Conseil, laissant les
deux hommes dans le canot.
Le sol sur un long espace présentait un tuf de
couleur rougeâtre, comme sil eût été fait de
brique pilée. Des scories, des coulées de lave, des
pierres ponces le recouvraient. On ne pouvait
méconnaître son origine volcanique. En de
certains endroits, quelques légères fumerolles,
dégageant une odeur sulfureuse, attestaient que
les feux intérieurs conservaient encore leur
puissance expansive. Cependant, ayant gravi un
733
haut escarpement, je ne vis aucun volcan dans un
rayon de plusieurs milles. On sait que dans ces
contrées antarctiques, James Ross a trouvé les
cratères de lErébus et du Terror en pleine
activité sur le cent soixante-septième méridien et
par 77° 32 de latitude.
La végétation de ce continent désolé me parut
extrêmement restreinte. Quelques lichens de
lespèce Usnea melanoxantha sétalaient sur les
roches noires. Certaines plantules
microscopiques, des diatomées rudimentaires,
sortes de cellules disposées entre deux coquilles
quartzeuses, de longs fucus pourpres et cramoisis,
supportés sur de petites vessies natatoires et que
le ressac jetait à la côte, composaient toute la
maigre flore de cette région.
Le rivage était parsemé de mollusques, de
petites moules, de patelles, de bucardes lisses, en
forme de coeurs, et particulièrement de clios au
corps oblong et membraneux, dont la tête est
formée de deux lobes arrondis. Je vis aussi des
myriades de ces clios boréales, longues de trois
centimètres, dont la baleine avale un monde à
734
chaque bouchée. Ces charmants ptéropodes,
véritables papillons de la mer, animaient les eaux
libres sur la lisière du rivage.
Entre autres zoophytes apparaissaient dans les
hauts-fonds quelques arborescences coralligènes,
de celles qui, suivant James Ross, vivent dans les
mers antarctiques jusquà mille mètres de
profondeur ; puis, de petits alcyons appartenant à
lespèce Procellaria pelagica, ainsi quun grand
nombre dastéries particulières à ces climats, et
détoiles de mer qui constellaient le sol.
Mais où la vie surabondait, cétait dans les
airs. Là volaient et voletaient par milliers des
oiseaux despèces variées, qui nous
assourdissaient de leurs cris. Dautres
encombraient les roches, nous regardant passer
sans crainte et se pressant familièrement sous nos
pas. Cétaient des pingouins aussi agiles et
souples dans leau, où on les a confondus parfois
avec de rapides bonites, quils sont gauches et
lourds sur terre. Ils poussaient des cris baroques
et formaient des assemblées nombreuses, sobres
de gestes, mais prodigues de clameurs.
735
Parmi les oiseaux, je remarquai des chionis, de
la famille des échassiers, gros comme des
pigeons, blancs de couleur, le bec court et
conique, loeil encadré dun cercle rouge. Conseil
en fit provision, car ces volatiles,
convenablement préparés, forment un mets
agréable. Dans les airs passaient des albatros
fuligineux dune envergure de quatre mètres,
justement appelés les vautours de locéan, des
pétrels gigantesques, entre autres des quebrantehuesos,
aux ailes arquées, qui sont grands
mangeurs de phoques, des damiers, sortes de
petits canards dont le dessus du corps est noir et
blanc, enfin toute une série de pétrels, les uns
blanchâtres, aux ailes bordées de brun, les autres
bleus et spéciaux aux mers antarctiques, ceux-là
« si huileux, dis-je à Conseil, que les habitants
des îles Féroë se contentent dy adapter une
mèche avant de les allumer ».
« Un peu plus, répondit Conseil, ce seraient
des lampes parfaites ! Après ça, on ne peut exiger
que la nature les ait préalablement munis dune
mèche ! »
736
Après un demi-mille, le sol se montra tout
criblé de nids de manchots, sortes de terriers
disposés pour la ponte, et dont séchappaient de
nombreux oiseaux. Le capitaine Nemo en fit
chasser plus tard quelques centaines, car leur
chair noire est très mangeable. Ils poussaient des
braiments dâne. Ces animaux, de la taille dune
oie, ardoisés sur le corps, blancs en dessous et
cravatés dun liséré citron, se laissaient tuer à
coups de pierre sans chercher à senfuir.
Cependant, la brume ne se levait pas, et, à
onze heures, le soleil navait point encore paru.
Son absence ne laissait pas de minquiéter. Sans
lui, pas dobservations possibles. Comment
déterminer alors si nous avions atteint le pôle ?
Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le
trouvai silencieusement accoudé sur un morceau
de roc et regardant le ciel. Il paraissait impatient,
contrarié. Mais quy faire ? Cet homme
audacieux et puissant ne commandait pas au
soleil comme à la mer.
Midi arriva sans que lastre du jour se fût
montré un seul instant. On ne pouvait même
737
reconnaître la place quil occupait derrière le
rideau de brume. Bientôt cette brume vint à se
résoudre en neige.
« À demain », me dit simplement le capitaine,
et nous regagnâmes le Nautilus au milieu des
tourbillons de latmosphère.
Pendant notre absence, les filets avaient été
tendus, et jobservai avec intérêt les poissons que
lon venait de haler à bord. Les mers antarctiques
servent de refuge à un très grand nombre de
migrateurs, qui fuient les tempêtes des zones
moins élevées pour tomber, il est vrai, sous la
dent des marsouins et des phoques. Je notai
quelques cottes australs, longs dun décimètre,
espèce de cartilagineux blanchâtres traversés de
bandes livides et armés daiguillons, puis des
chimères antarctiques, longues de trois pieds, le
corps très allongé, la peau blanche, argentée et
lisse, la tête arrondie, le dos muni de trois
nageoires, le museau terminé par une trompe qui
se recourbe vers la bouche. Je goûtai leur chair,
mais je la trouvai insipide, malgré lopinion de
Conseil qui sen accommoda fort.
738
La tempête de neige dura jusquau lendemain.
Il était impossible de se tenir sur la plate-forme.
Du salon où je notais les incidents de cette
excursion au continent polaire, jentendais les
cris des pétrels et des albatros qui se jouaient au
milieu de la tourmente. Le Nautilus ne resta pas
immobile, et, prolongeant la côte, il savança
encore dune dizaine de milles au sud, au milieu
de cette demi-clarté que laissait le soleil en rasant
les bords de lhorizon.
Le lendemain 20 mars, la neige avait cessé. Le
froid était un peu plus vif. Le thermomètre
marquait deux degrés au-dessous de zéro. Les
brouillards se levèrent, et jespérai que, ce jourlà,
notre observation pourrait seffectuer.
Le capitaine Nemo nayant pas encore paru, le
canot nous prit, Conseil et moi, et nous mit à
terre. La nature du sol était la même, volcanique.
Partout des traces de laves, de scories, de
basaltes, sans que japerçusse le cratère qui les
avait vomis. Ici comme là-bas, des myriades
doiseaux animaient cette partie du continent
polaire. Mais cet empire, ils le partageaient alors
739
avec de vastes troupeaux de mammifères marins
qui nous regardaient de leurs doux yeux.
Cétaient des phoques despèces diverses, les uns
étendus sur le sol, les autres couchés sur des
glaçons en dérive, plusieurs sortant de la mer ou
y rentrant. Ils ne se sauvaient pas à notre
approche, nayant jamais eu affaire à lhomme, et
jen comptais là de quoi approvisionner quelques
centaines de navires.
« Ma foi, dit Conseil, il est heureux que Ned
Land ne nous ait pas accompagnés !
Pourquoi cela, Conseil ?
Parce que lenragé chasseur aurait tout tué.
Tout, cest beaucoup dire, mais je crois, en
effet, que nous naurions pu empêcher notre ami
le Canadien de harponner quelques-uns de ces
magnifiques cétacés. Ce qui eût désobligé le
capitaine Nemo, car il ne verse pas inutilement le
sang des bêtes inoffensives.
Il a raison.
Certainement, Conseil. Mais, dis-moi, nastu
pas déjà classé ces superbes échantillons de la
740
faune marine ?
Monsieur sait bien, répondit Conseil, que je
ne suis pas très ferré sur la pratique. Quand
monsieur maura appris le nom de ces animaux...
Ce sont des phoques et des morses.
Deux genres, qui appartiennent à la famille
des pinnipèdes, se hâta de dire mon savant
Conseil, ordre des carnassiers, groupe des
onguiculés, sous-classe des monodelphiens,
classe des mammifères, embranchement des
vertébrés.
Bien, Conseil, répondis-je, mais ces deux
genres, phoques et morses, se divisent en espèces,
et si je ne me trompe, nous aurons ici loccasion
de les observer. Marchons. »
Il était huit heures du matin. Quatre heures
nous restaient à employer jusquau moment où le
soleil pourrait être utilement observé. Je dirigeai
nos pas vers une vaste baie qui séchancrait dans
la falaise granitique du rivage.
Là, je puis dire quà perte de vue autour de
nous, les terres et les glaçons étaient encombrés
741
de mammifères marins, et je cherchais
involontairement du regard le vieux Protée, le
mythologique pasteur qui gardait ces immenses
troupeaux de Neptune. Cétaient particulièrement
des phoques. Ils formaient des groupes distincts,
mâles et femelles, le père veillant sur sa famille,
la mère allaitant ses petits, quelques jeunes, déjà
forts, sémancipant à quelques pas. Lorsque ces
mammifères voulaient se déplacer, ils allaient par
petits sauts dus à la contraction de leurs corps, et
ils saidaient assez gauchement de leur imparfaite
nageoire, qui, chez le lamantin, leur congénère,
forme un véritable avant-bras. Je dois dire que,
dans leau, leur élément par excellence, ces
animaux à lépine dorsale mobile, au bassin
étroit, au poil ras et serré, aux pieds palmés,
nagent admirablement. Au repos et sur terre, ils
prenaient des attitudes extrêmement gracieuses.
Aussi, les Anciens, observant leur physionomie
douce, leur regard expressif que ne saurait
surpasser le plus beau regard de femme, leurs
yeux veloutés et limpides, leurs poses
charmantes, et les poétisant à leur manière,
métamorphosèrent-ils les mâles en tritons, et les
742
femelles en sirènes.
Je fis remarquer à Conseil le développement
considérable des lobes cérébraux chez ces
intelligents cétacés. Aucun mammifère, lhomme
excepté, na la matière cérébrale plus riche.
Aussi, les phoques sont-ils susceptibles de
recevoir une certaine éducation ; ils se
domestiquent aisément, et je pense, avec certains
naturalistes, que, convenablement dressés, ils
pourraient rendre de grands services comme
chiens de pêche.
La plupart de ces phoques dormaient sur les
rochers ou sur le sable. Parmi ces phoques
proprement dits qui nont point doreilles
externes différant en cela des otaries dont
loreille est saillante , jobservai plusieurs
variétés de sténorhynques, longs de trois mètres,
blancs de poils, à têtes de bull-dogs, armés de dix
dents à chaque mâchoire, quatre incisives en haut
et en bas et deux grandes canines découpées en
forme de fleur de lis. Entre eux se glissaient des
éléphants marins, sortes de phoques à trompe
courte et mobile, les géants de lespèce, qui sur
743
une circonférence de vingt pieds mesuraient une
longueur de dix mètres. Ils ne faisaient aucun
mouvement à notre approche.
« Ce ne sont pas des animaux dangereux ? me
demanda Conseil.
Non, répondis-je, à moins quon ne les
attaque. Lorsquun phoque défend son petit, sa
fureur est terrible, et il nest pas rare quil mette
en pièces lembarcation des pêcheurs.
Il est dans son droit, répliqua Conseil.
Je ne dis pas non. »
Deux milles plus loin, nous étions arrêtés par
le promontoire qui couvrait la baie contre les
vents du sud. Il tombait daplomb à la mer et
écumait sous le ressac. Au-delà éclataient de
formidables rugissements, tels quun troupeau de
ruminants en eût pu produire.
« Bon, fit Conseil, un concert de taureaux ?
Non, dis-je, un concert de morses.
Ils se battent ?
Ils se battent ou ils jouent.
744
Nen déplaise à monsieur, il faut voir cela.
Il faut le voir, Conseil. »
Et nous voilà franchissant les roches noirâtres,
au milieu déboulements imprévus, et sur des
pierres que la glace rendait fort glissantes. Plus
dune fois, je roulai au détriment de mes reins.
Conseil, plus prudent ou plus solide, ne bronchait
guère, et me relevait, disant :
« Si monsieur voulait avoir la bonté décarter
les jambes, monsieur conserverait mieux son
équilibre. »
Arrivé à larête supérieure du promontoire,
japerçus une vaste plaine blanche, couverte de
morses. Ces animaux jouaient entre eux.
Cétaient des hurlements de joie, non de colère.
Les morses ressemblent aux phoques par la
forme de leur corps et par la disposition de leurs
membres. Mais les canines et les incisives
manquent à leur mâchoire inférieure, et quant aux
canines supérieures, ce sont deux défenses
longues de quatre-vingts centimètres qui en
mesurent trente-trois à la circonférence de leur
745
alvéole. Ces dents, faites dun ivoire compact et
sans stries, plus dur que celui des éléphants, et
moins prompt à jaunir, sont très recherchées.
Aussi les morses sont-ils en butte à une chasse
inconsidérée qui les détruira bientôt jusquau
dernier, puisque les chasseurs, massacrant
indistinctement les femelles pleines et les jeunes,
en détruisent chaque année plus de quatre mille.
En passant auprès de ces curieux animaux, je
pus les examiner à loisir, car ils ne se
dérangeaient pas. Leur peau était épaisse et
rugueuse, dun ton fauve tirant sur le roux, leur
pelage court et peu fourni. Quelques-uns avaient
une longueur de quatre mètres. Plus tranquilles et
moins craintifs que leurs congénères du nord, ils
ne confiaient point à des sentinelles choisies le
soin de surveiller les abords de leur campement.
Après avoir examiné cette cité des morses, je
songeai à revenir sur mes pas. Il était onze
heures, et si le capitaine Nemo se trouvait dans
des conditions favorables pour observer, je
voulais être présent à son opération. Cependant,
je nespérais pas que le soleil se montrât ce jour-
746
là. Des nuages écrasés sur lhorizon le dérobaient
à nos yeux. Il semblait que cet astre jaloux ne
voulût pas révéler à des êtres humains ce point
inabordable du globe.
Cependant, je songeai à revenir vers le
Nautilus. Nous suivîmes un étroit raidillon qui
courait sur le sommet de la falaise. À onze heures
et demie, nous étions arrivés au point de
débarquement. Le canot échoué avait déposé le
capitaine à terre. Je laperçus debout sur un bloc
de basalte. Ses instruments étaient près de lui.
Son regard se fixait sur lhorizon du nord, près
duquel le soleil décrivait alors sa courbe allongée.
Je pris place auprès de lui et jattendis sans
parler. Midi arriva, et, ainsi que la veille, le soleil
ne se montra pas.
Cétait une fatalité. Lobservation manquait
encore. Si demain elle ne saccomplissait pas, il
faudrait renoncer définitivement à relever notre
situation.
En effet, nous étions précisément au 20 mars.
Demain, 21, jour de léquinoxe, réfraction non
comptée, le soleil disparaîtrait sous lhorizon
747
pour six mois, et avec sa disparition
commencerait la longue nuit polaire. Depuis
léquinoxe de septembre, il avait émergé de
lhorizon septentrional, sélevant par des spirales
allongées jusquau 21 décembre. À cette époque,
solstice dété de ces contrées boréales, il avait
commencé à redescendre, et le lendemain il
devait leur lancer ses derniers rayons.
Je communiquai mes observations et mes
craintes au capitaine Nemo.
« Vous avez raison, monsieur Aronnax, me
dit-il, si demain je nobtiens la hauteur du soleil,
je ne pourrai avant six mois reprendre cette
opération. Mais aussi, précisément parce que les
hasards de ma navigation mont amené, le 21
mars, dans ces mers, mon point sera facile à
relever, si, à midi, le soleil se montre à nos yeux.
Pourquoi, capitaine ?
Parce que, lorsque lastre du jour décrit des
spirales si allongées, il est difficile de mesurer
exactement sa hauteur au-dessus de lhorizon, et
les instruments sont exposés à commettre de
graves erreurs.
748
Comment procéderez-vous donc ?
Je nemploierai que mon chronomètre, me
répondit le capitaine Nemo. Si demain, 21 mars,
à midi, le disque du soleil, en tenant compte de la
réfraction, est coupé exactement par lhorizon du
nord, cest que je suis au pôle Sud.
En effet, dis-je. Pourtant, cette affirmation
nest pas mathématiquement rigoureuse, parce
que léquinoxe ne tombe pas nécessairement à
midi.
Sans doute, monsieur, mais lerreur ne sera
pas de cent mètres, et il ne nous en faut pas
davantage. À demain donc. »
Le capitaine Nemo retourna à bord. Conseil et
moi, nous restâmes jusquà cinq heures à arpenter
la plage, observant et étudiant. Je ne récoltai
aucun objet curieux, si ce nest un oeuf de
pingouin, remarquable par sa grosseur, et quun
amateur eût payé plus de mille francs. Sa couleur
isabelle, les raies et les caractères qui lornaient
comme autant dhiéroglyphes, en faisaient un
bibelot rare. Je le remis entre les mains de
Conseil, et le prudent garçon, au pied sûr, le
749
tenant comme une précieuse porcelaine de Chine,
le rapporta intact au Nautilus.
Là je déposai cet oeuf rare sous une des
vitrines du musée. Je soupai avec appétit dun
excellent morceau de foie de phoque dont le goût
rappelait celui de la viande de porc. Puis je me
couchai, non sans avoir invoqué, comme un
Indou, les faveurs de lastre radieux.
Le lendemain, 21 mars, dès cinq heures du
matin, je montai sur la plate-forme. Jy trouvai le
capitaine Nemo.
« Le temps se dégage un peu, me dit-il. Jai
bon espoir. Après déjeuner, nous nous rendrons à
terre pour choisir un poste dobservation. »
Ce point convenu, jallai trouver Ned Land.
Jaurais voulu lemmener avec moi. Lobstiné
Canadien refusa, et je vis bien que sa taciturnité
comme sa fâcheuse humeur saccroissaient de
jour en jour. Après tout, je ne regrettai pas son
entêtement dans cette circonstance.
Véritablement, il y avait trop de phoques à terre,
et il ne fallait pas soumettre ce pêcheur irréfléchi
à cette tentation.
750
Le déjeuner terminé, je me rendis à terre. Le
Nautilus sétait encore élevé de quelques milles
pendant la nuit. Il était au large, à une grande
lieue dune côte, que dominait un pic aigu de
quatre à cinq cents mètres. Le canot portait avec
moi le capitaine Nemo, deux hommes de
léquipage, et les instruments, cest-à-dire un
chronomètre, une lunette et un baromètre.
Pendant notre traversée, je vis de nombreuses
baleines qui appartenaient aux trois espèces
particulières aux mers australes, la baleine
franche ou « right-whale » des Anglais, qui na
pas de nageoire dorsale, le humpback,
baleinoptère à ventre plissé, aux vastes nageoires
blanchâtres, qui malgré son nom, ne forment
pourtant pas des ailes, et le fin-back, brun
jaunâtre, le plus vif des cétacés. Ce puissant
animal se fait entendre de loin, lorsquil projette à
une grande hauteur ses colonnes dair et de
vapeur, qui ressemblent à des tourbillons de
fumée. Ces différents mammifères sébattaient
par troupes dans les eaux tranquilles, et je vis
bien que ce bassin du pôle antarctique servait
maintenant de refuge aux cétacés trop vivement
751
traqués par les chasseurs.
Je remarquai également de longs cordons
blanchâtres de salpes, sortes de mollusques
agrégés, et des méduses de grande taille qui se
balançaient entre le remous des lames.
À neuf heures, nous accostions la terre. Le ciel
séclaircissait. Les nuages fuyaient dans le sud.
Les brumes abandonnaient la surface froide des
eaux. Le capitaine Nemo se dirigea vers le pic
dont il voulait sans doute faire son observatoire.
Ce fut une ascension pénible sur des laves aiguës
et des pierres ponces, au milieu dune atmosphère
souvent saturée par les émanations sulfureuses
des fumerolles. Le capitaine, pour un homme
déshabitué de fouler la terre, gravissait les pentes
les plus raides avec une souplesse, une agilité que
je ne pouvais égaler, et queût enviée un chasseur
disards.
Il nous fallut deux heures pour atteindre le
sommet de ce pic moitié porphyre, moitié basalte.
De là, nos regards embrassaient une vaste mer
qui, vers le nord, traçait nettement sa ligne
terminale sur le fond du ciel. À nos pieds, des
752
champs éblouissants de blancheur. Sur notre tête,
un pâle azur, dégagé de brumes. Au nord, le
disque du soleil comme une boule de feu déjà
écornée par le tranchant de lhorizon. Du sein des
eaux sélevaient en gerbes magnifiques des jets
liquides par centaines. Au loin, le Nautilus,
comme un cétacé endormi. Derrière nous, vers le
sud et lest, une terre immense, un
amoncellement chaotique de rochers et de glaces
dont on napercevait pas la limite.
Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du
pic, releva soigneusement sa hauteur au moyen
du baromètre, car il devait en tenir compte dans
son observation.
À midi moins le quart, le soleil, vu alors par
réfraction seulement, se montra comme un disque
dor et dispersa ses derniers rayons sur ce
continent abandonné, à ces mers que lhomme
na jamais sillonnées encore.
Le capitaine Nemo, muni dune lunette à
réticules, qui, au moyen dun miroir, corrigeait la
réfraction, observa lastre qui senfonçait peu à
peu au-dessous de lhorizon en suivant une
753
diagonale très allongée. Je tenais le chronomètre.
Mon coeur battait fort. Si la disparition du demidisque
du soleil coïncidait avec le midi du
chronomètre, nous étions au pôle même.
« Midi ! mécriai-je.
Le pôle Sud ! » répondit le capitaine Nemo
dune voix grave, en me donnant la lunette qui
montrait lastre du jour précisément coupé en
deux portions égales par lhorizon.
Je regardai les derniers rayons couronner le
pic et les ombres monter peu à peu sur ses
rampes.
En ce moment, le capitaine Nemo, appuyant sa
main sur mon épaule, me dit :
« Monsieur, en 1600, le Hollandais Ghéritk,
entraîné par les courants et les tempêtes, atteignit
64° de latitude sud et découvrit les New-
Shetland. En 1773, le 17 janvier, lillustre Cook,
suivant le trente-huitième méridien, arriva par
67° 30 de latitude, et en 1774, le 30 janvier, sur
le cent neuvième méridien, il atteignit 71° 15 de
latitude. En 1819, le Russe Bellinghausen se
754
trouva sur le soixante-neuvième parallèle, et, en
1821, sur le soixante-sixième par 111° de
longitude ouest. En 1820, lAnglais Brunsfield
fut arrêté sur le soixante-cinquième degré. La
même année, lAméricain Morrel, dont les récits
sont douteux, remontant sur le quarantedeuxième
méridien, découvrait la mer libre par
70° 14 de latitude. En 1825, lAnglais Powell ne
pouvait dépasser le soixante-deuxième degré. La
même année, un simple pêcheur de phoques,
lAnglais Weddel, sélevait jusquà 72° 14 de
latitude sur le trente-cinquième méridien, et
jusquà 74° 15 sur le trente-sixième. En 1829,
lAnglais Forster, commandant le Chanticleer,
prenait possession du continent antarctique par
63° 26 de latitude et 66° 26 de longitude. En
1831, lAnglais Biscoë, le 1er février, découvrait
la terre dEnderby par 68° 50 de latitude, en
1832, le 5 février, la terre dAdélaïde par 67° de
latitude, et le 21 février, la terre de Graham par
64° 45 de latitude. En 1838, le Français Dumont
dUrville, arrêté devant la banquise par 62° 57
de latitude, relevait la terre Louis-Philippe deux
ans plus tard, dans une nouvelle pointe au sud, il
755
nommait par 66° 30, le 21 janvier, la terre
Adélie, et huit jours après, par 64° 40, la côte
Clarie. En 1838, lAnglais Wilkes savançait
jusquau soixante-neuvième parallèle sur le
centième méridien. En 1839, lAnglais Balleny
découvrait la terre Sabrina, sur la limite du cercle
polaire. Enfin, en 1842, lAnglais James Ross,
montant lErebus et le Terror, le 12 janvier, par
76° 56 de latitude et 171° 7 de longitude est,
trouvait la terre Victoria ; le 23 du même mois, il
relevait le soixante-quatorzième parallèle, le plus
haut point atteint jusqualors ; le 27, il était par
76° 8, le 28, par 77° 32, le 2 février, par 78° 4,
et en 1842, il revenait au soixante et onzième
degré quil ne put dépasser. Eh bien ! moi,
capitaine Nemo, ce 21 mars 1868, jai atteint le
pôle Sud sur le quatre-vingt-dixième degré, et je
prends possession de cette partie du globe égale
au sixième des continents reconnus.
Au nom de qui, capitaine ?
Au mien, monsieur ! »
Et, ce disant, le capitaine Nemo déploya un
pavillon noir, portant un N dor écartelé sur son
756
étamine. Puis, se retournant vers lastre du jour
dont les derniers rayons léchaient lhorizon de la
mer.
« Adieu, soleil ! sécria-t-il. Disparais, astre
radieux ! Couche-toi sous cette mer libre, et
laisse une nuit de six mois étendre ses ombres sur
mon nouveau domaine. »
757
XV
Accident ou incident ?
Le lendemain, 22 mars, à six heures du matin,
les préparatifs de départ furent commencés. Les
dernières lueurs du crépuscule se fondaient dans
la nuit. Le froid était vif. Les constellations
resplendissaient avec une surprenante intensité.
Au zénith brillait cette admirable Croix du Sud,
létoile polaire des régions antarctiques.
Le thermomètre marquait douze degrés audessous
de zéro, et quand le vent fraîchissait, il
causait de piquantes morsures. Les glaçons se
multipliaient sur leau libre. La mer tendait à se
prendre partout. De nombreuses plaques
noirâtres, étalées à sa surface, annonçaient la
prochaine formation de la jeune glace.
Évidemment, le bassin austral, gelé pendant les
six mois de lhiver, était absolument inaccessible.
758
Que devenaient les baleines pendant cette
période ? Sans doute, elles allaient par-dessous la
banquise chercher des mers plus praticables. Pour
les phoques et les morses, habitués à vivre sous
les plus durs climats, ils restaient sur ces parages
glacés. Ces animaux ont linstinct de creuser des
trous dans les ice-fields et de les maintenir
toujours ouverts. Cest à ces trous quils viennent
respirer ; quand les oiseaux, chassés par le froid,
ont émigré vers le nord, ces mammifères marins
demeurent les seuls maîtres du continent polaire.
Cependant, les réservoirs deau sétaient
remplis, et le Nautilus descendait lentement. À
une profondeur de mille pieds, il sarrêta. Son
hélice battit les flots, et il savança droit au nord
avec une vitesse de quinze milles à lheure. Vers
le soir, il flottait déjà sous limmense carapace
glacée de la banquise.
Les panneaux du salon avaient été fermés par
prudence, car la coque du Nautilus pouvait se
heurter à quelque bloc immergé. Aussi, je passai
cette journée à mettre mes notes au net. Mon
esprit était tout entier à ses souvenirs du pôle.
759
Nous avions atteint ce point inaccessible sans
fatigues, sans danger, comme si notre wagon
flottant eût glissé sur les rails dun chemin de fer.
Et maintenant, le retour commençait
véritablement. Me réserverait-il encore de
pareilles surprises ? Je le pensais, tant la série des
merveilles sous-marines est inépuisable !
Cependant, depuis cinq mois et demi que le
hasard nous avait jetés à ce bord, nous avions
franchi quatorze mille lieues, et sur ce parcours
plus étendu que lÉquateur terrestre, combien
dincidents ou curieux ou terribles avaient
charmé notre voyage : la chasse dans les forêts de
Crespo, léchouement du détroit de Torrès, le
cimetière de corail, les pêcheries de Ceylan, le
tunnel arabique, les feux de Santorin, les millions
de la baie de Vigo, lAtlantide, le pôle Sud !
Pendant la nuit, tous ces souvenirs, passant de
rêve en rêve, ne laissèrent pas mon cerveau
sommeiller un instant.
À trois heures du matin, je fus réveillé par un
choc violent. Je métais redressé sur mon lit et
jécoutais au milieu de lobscurité, quand je fus
précipité brusquement au milieu de la chambre.
760
Évidemment, le Nautilus donnait une bande
considérable après avoir touché.
Je maccotai aux parois et je me traînai par les
coursives jusquau salon quéclairait le plafond
lumineux. Les meubles étaient renversés.
Heureusement, les vitrines, solidement saisies par
le pied, avaient tenu bon. Les tableaux de tribord,
sous le déplacement de la verticale, se collaient
aux tapisseries, tandis que ceux de bâbord sen
écartaient dun pied par leur bordure inférieure.
Le Nautilus était donc couché sur tribord, et, de
plus, complètement immobile.
À lintérieur jentendais un bruit de pas, des
voix confuses. Mais le capitaine Nemo ne parut
pas. Au moment où jallais quitter le salon, Ned
Land et Conseil entrèrent.
« Quy a-t-il ? leur dis-je aussitôt.
Je venais le demander à monsieur, répondit
Conseil.
Mille diables ! sécria le Canadien, je le sais
bien, moi ! Le Nautilus a touché, et à en juger par
la gîte quil donne, je ne crois pas quil sen tire
761
comme la première fois dans le détroit de Torrès.
Mais au moins, demandai-je, est-il revenu à
la surface de la mer ?
Nous lignorons, répondit Conseil.
Il est facile de sen assurer », répondis-je.
Je consultai le manomètre. À ma grande
surprise, il indiquait une profondeur de trois cent
soixante mètres.
« Quest-ce que cela veut dire ? mécriai-je.
Il faut interroger le capitaine Nemo, dit
Conseil.
Mais où le trouver ? demanda Ned Land.
Suivez-moi », dis-je à mes deux
compagnons.
Nous quittâmes le salon. Dans la bibliothèque,
personne. À lescalier central, au poste de
léquipage, personne. Je supposai que le capitaine
Nemo devait être posté dans la cage du timonier.
Le mieux était dattendre. Nous revînmes tous
trois au salon.
Je passerai sous silence les récriminations du
762
Canadien. Il avait beau jeu pour semporter. Je le
laissai exhaler sa mauvaise humeur tout à son
aise, sans lui répondre.
Nous étions ainsi depuis vingt minutes,
cherchant à surprendre les moindres bruits qui se
produisaient à lintérieur du Nautilus, quand le
capitaine Nemo entra. Il ne sembla pas nous voir.
Sa physionomie, habituellement si impassible,
révélait une certaine inquiétude. Il observa
silencieusement la boussole, le manomètre, et
vint poser son doigt sur un point du planisphère,
dans cette partie qui représentait les mers
australes.
Je ne voulus pas linterrompre. Seulement,
quelques instants plus tard, lorsquil se tourna
vers moi, je lui dis en retournant contre lui une
expression dont il sétait servi au détroit de
Torrès :
« Un incident, capitaine ?
Non, monsieur, répondit-il, un accident cette
fois.
Grave ?
763
Peut-être.
Le danger est-il immédiat ?
Non.
Le Nautilus sest échoué ?
Oui.
Et cet échouement est venu ?...
Dun caprice de la nature, non de limpéritie
des hommes. Pas une faute na été commise dans
nos manoeuvres. Toutefois, on ne saurait
empêcher léquilibre de produire ses effets. On
peut braver les lois humaines, mais non résister
aux lois naturelles. »
Singulier moment que choisissait le capitaine
Nemo pour se livrer à cette réflexion
philosophique. En somme, sa réponse ne
mapprenait rien.
« Puis-je savoir, monsieur, lui demandai-je,
quelle est la cause de cet accident ?
Un énorme bloc de glace, une montagne
entière sest retournée, me répondit-il. Lorsque
les icebergs sont minés à leur base par des eaux
764
plus chaudes ou par des chocs réitérés, leur centre
de gravité remonte. Alors ils se retournent en
grand, ils culbutent. Cest ce qui est arrivé. Lun
de ces blocs, en se renversant, a heurté le
Nautilus qui flottait sous les eaux. Puis, glissant
sous sa coque et le relevant avec une irrésistible
force, il la ramené dans des couches moins
denses, où il se trouve couché sur le flanc.
Mais ne peut-on dégager le Nautilus en
vidant ses réservoirs, de manière à le remettre en
équilibre ?
Cest ce qui se fait en ce moment, monsieur.
Vous pouvez entendre les pompes fonctionner.
Voyez laiguille du manomètre. Elle indique que
le Nautilus remonte, mais le bloc de glace
remonte avec lui, et jusquà ce quun obstacle
arrête son mouvement ascensionnel, notre
position ne sera pas changée. »
En effet, le Nautilus donnait toujours la même
bande sur tribord. Sans doute, il se redresserait,
lorsque le bloc sarrêterait lui-même. Mais à ce
moment, qui sait si nous naurions pas heurté la
partie supérieure de la banquise, si nous ne
765
serions pas effroyablement pressés entre les deux
surfaces glacées ?
Je réfléchissais à toutes les conséquences de
cette situation. Le capitaine Nemo ne cessait
dobserver le manomètre. Le Nautilus, depuis la
chute de liceberg, avait remonté de cent
cinquante pieds environ, mais il faisait toujours le
même angle avec la perpendiculaire.
Soudain un léger mouvement se fit sentir dans
la coque. Évidemment, le Nautilus se redressait
un peu. Les objets suspendus dans le salon
reprenaient sensiblement leur position normale.
Les parois se rapprochaient de la verticalité.
Personne de nous ne parlait. Le coeur ému, nous
observions nous sentions le redressement. Le
plancher redevenait horizontal sous nos pieds.
Dix minutes sécoulèrent.
« Enfin, nous sommes droit ! mécriai-je.
Oui, dit le capitaine Nemo, se dirigeant vers
la porte du salon.
Mais flotterons-nous ? lui demandai-je.
Certainement, répondit-il, puisque les
766
réservoirs ne sont pas encore vidés, et que, vidés,
le Nautilus devra remonter à la surface de la
mer. »
Le capitaine sortit, et je vis bientôt que, par ses
ordres, on avait arrêté la marche ascensionnelle
du Nautilus. En effet, il aurait bientôt heurté la
partie inférieure de la banquise, et mieux valait le
maintenir entre deux eaux.
« Nous lavons échappé belle ! dit alors
Conseil.
Oui. Nous pouvions être écrasés entre ces
blocs de glace, ou tout au moins emprisonnés. Et
alors, faute de pouvoir renouveler lair... Oui !
nous lavons échappé belle !
Si cest fini ! » murmura Ned Land.
Je ne voulus pas entamer avec le Canadien une
discussion sans utilité, et je ne répondis pas.
Dailleurs, les panneaux souvrirent en ce
moment, et la lumière extérieure fit irruption à
travers la vitre dégagée.
Nous étions en pleine eau, ainsi que je lai dit ;
mais, à une distance de dix mètres, sur chaque
767
côté du Nautilus, sélevait une éblouissante
muraille de glace. Au-dessus et au-dessous,
même muraille. Au-dessus, parce que la surface
inférieure de la banquise se développait comme
un plafond immense. Au-dessous, parce que le
bloc culbuté, ayant glissé peu à peu, avait trouvé
sur les murailles latérales deux points dappui qui
le maintenaient dans cette position. Le Nautilus
était emprisonné dans un véritable tunnel de
glace, dune largeur de vingt mètres environ,
rempli dune eau tranquille. Il lui était donc facile
den sortir en marchant soit en avant soit en
arrière, et de reprendre ensuite, à quelques
centaines de mètres plus bas, un libre passage
sous la banquise.
Le plafond lumineux avait été éteint, et
cependant, le salon resplendissait dune lumière
intense. Cest que la puissante réverbération des
parois de glace y renvoyait violemment les
nappes du fanal. Je ne saurais peindre leffet des
rayons voltaïques sur ces grands blocs
capricieusement découpés, dont chaque angle,
chaque arête, chaque facette, jetait une lueur
différente, suivant la nature des veines qui
768
couraient dans la glace. Mine éblouissante de
gemmes, et particulièrement de saphirs qui
croisaient leurs jets bleus avec le jet vert des
émeraudes. Çà et là des nuances opalines dune
douceur infinie couraient au milieu de points
ardents comme autant de diamants de feu dont
loeil ne pouvait soutenir léclat. La puissance du
fanal était centuplée, comme celle dune lampe à
travers les lames lenticulaires dun phare de
premier ordre.
« Que cest beau ! Que cest beau ! sécria
Conseil.
Oui ! dis-je, cest un admirable spectacle.
Nest-ce pas, Ned ?
Eh ! mille diables ! oui, riposta Ned Land.
Cest superbe ! Je rage dêtre forcé den
convenir. On na jamais rien vu de pareil. Mais
ce spectacle-là pourra nous coûter cher. Et, sil
faut tout dire, je pense que nous voyons ici des
choses que Dieu a voulu interdire aux regards de
lhomme ! »
Ned avait raison. Cétait trop beau. Tout à
coup, un cri de Conseil me fit retourner.
769
« Quy a-t-il ? demandai-je.
Que monsieur ferme les yeux ! que monsieur
ne regarde pas ! »
Conseil, ce disant, appliquait vivement ses
mains sur ses paupières.
« Mais quas-tu, mon garçon ?
Je suis ébloui, aveuglé ! »
Mes regards se portèrent involontairement
vers la vitre, mais je ne pus supporter le feu qui la
dévorait.
Je compris ce qui sétait passé. Le Nautilus
venait de se mettre en marche à grande vitesse.
Tous les éclats tranquilles des murailles de glace
sétaient alors changés en raies fulgurantes. Les
feux de ces myriades de diamants se
confondaient. Le Nautilus, emporté par son
hélice, voyageait dans un fourreau déclairs.
Les panneaux du salon se refermèrent alors.
Nous tenions nos mains sur nos yeux tout
imprégnés de ces lueurs concentriques qui
flottent devant la rétine, lorsque les rayons
solaires lont trop violemment frappée. Il fallut
770
un certain temps pour calmer le trouble de nos
regards.
Enfin, nos mains sabaissèrent.
« Ma foi, je ne laurais jamais cru, dit Conseil.
Et moi, je ne le crois pas encore ! riposta le
Canadien.
Quand nous reviendrons sur terre, ajouta
Conseil, blasés sur tant de merveilles de la nature,
que penserons-nous de ces misérables continents
et des petits ouvrages sortis de la main des
hommes ! Non le monde habité nest plus digne
de nous ! »
De telles paroles dans la bouche dun
impassible Flamand montrent à quel degré
débullition était monté notre enthousiasme. Mais
le Canadien ne manqua pas dy jeter sa goutte
deau froide.
« Le monde habité ! dit-il en secouant la tête.
Soyez tranquille, ami Conseil, nous ny
reviendrons pas ! »
Il était alors cinq heures du matin. En ce
moment, un choc se produisit à lavant du
771
Nautilus. Je compris que son éperon venait de
heurter un bloc de glace. Ce devait être une
fausse manoeuvre, car ce tunnel sous-marin,
obstrué de blocs, noffrait pas une navigation
facile. Je pensai donc que le capitaine Nemo,
modifiant sa route, tournerait ces obstacles ou
suivrait les sinuosités du tunnel. En tout cas, la
marche en avant ne pouvait être absolument
enrayée. Toutefois, contre mon attente, le
Nautilus prit un mouvement rétrograde très
prononcé.
« Nous revenons en arrière ? dit Conseil.
Oui, répondis-je. Il faut que, de ce côté le
tunnel soit sans issue.
Et alors ?...
Alors, dis-je, la manoeuvre est bien simple.
Nous retournerons sur nos pas, et nous sortirons
par lorifice sud. Voilà tout. »
En parlant ainsi, je voulais paraître plus
rassuré que je ne létais réellement. Cependant le
mouvement rétrograde du Nautilus saccélérait, et
marchant à contre hélice, il nous entraînait avec
772
une grande rapidité.
« Ce sera un retard, dit Ned.
Quimporte, quelques heures de plus ou de
moins, pourvu quon sorte.
Oui, répéta Ned Land, pourvu quon
sorte ! »
Je me promenai pendant quelques instants du
salon à la bibliothèque. Mes compagnons, assis,
se taisaient. Je me jetai bientôt sur un divan, et je
pris un livre que mes yeux parcoururent
machinalement.
Un quart dheure après, Conseil, sétant
approché de moi, me dit :
« Est-ce bien intéressant ce que lit monsieur ?
Très intéressant, répondis-je.
Je le crois. Cest le livre de monsieur que lit
monsieur !
Mon livre ? »
En effet, je tenais à la main louvrage des
Grands Fonds sous-marins. Je ne men doutais
même pas. Je fermai le livre et repris ma
773
promenade. Ned et Conseil se levèrent pour se
retirer.
« Restez, mes amis, dis-je en les retenant.
Restons ensemble jusquau moment où nous
serons sortis de cette impasse.
Comme il plaira à monsieur », répondit
Conseil.
Quelques heures sécoulèrent. Jobservais
souvent les instruments suspendus à la paroi du
salon. Le manomètre indiquait que le Nautilus se
maintenait à une profondeur constante de trois
cents mètres, la boussole, quil se dirigeait
toujours au sud, le loch, quil marchait avec une
vitesse de vingt milles à lheure, vitesse excessive
dans un espace aussi resserré. Mais le capitaine
Nemo savait quil ne pouvait trop se hâter, et
qualors, les minutes valaient des siècles.
À huit heures vingt-cinq, un second choc eut
lieu. À larrière, cette fois. Je pâlis. Mes
compagnons sétaient rapprochés de moi. Javais
saisi la main de Conseil. Nous nous interrogions
du regard, et plus directement que si les mots
eussent interprété notre pensée.
774
En ce moment, le capitaine entra dans le salon.
Jallai à lui.
« La route est barrée au sud ? lui demandai-je.
Oui, monsieur. Liceberg en se retournant a
fermé toute issue.
Nous sommes bloqués ?
Oui. »
775
XVI
Faute dair
Ainsi, autour du Nautilus, au-dessus, audessous,
un impénétrable mur de glace. Nous
étions prisonniers de la banquise ! Le Canadien
avait frappé une table de son formidable poing.
Conseil se taisait. Je regardai le capitaine. Sa
figure avait repris son impassibilité habituelle. Il
sétait croisé les bras. Il réfléchissait. Le Nautilus
ne bougeait plus.
Le capitaine prit alors la parole :
« Messieurs, dit-il dune voix calme, il y a
deux manières de mourir dans les conditions où
nous sommes. »
Cet inexplicable personnage avait lair dun
professeur de mathématiques qui fait une
démonstration à ses élèves.
776
« La première, reprit-il, cest de mourir
écrasés. La seconde, cest de mourir asphyxiés. Je
ne parle pas de la possibilité de mourir de faim,
car les approvisionnements du Nautilus dureront
certainement plus que nous. Préoccupons-nous
donc des chances décrasement ou dasphyxie.
Quant à lasphyxie, capitaine, répondis-je,
elle nest pas à craindre, car nos réservoirs sont
pleins.
Juste, reprit le capitaine Nemo, mais ils ne
donneront que deux jours dair. Or, voilà trentesix
heures que nous sommes enfouis sous les
eaux, et déjà latmosphère alourdie du Nautilus
demande à être renouvelée. Dans quarante-huit
heures, notre réserve sera épuisée.
Eh bien ! capitaine, soyons délivrés avant
quarante-huit heures !
Nous le tenterons, du moins, en perçant la
muraille qui nous entoure.
De quel côté ? demandai-je.
Cest ce que la sonde nous apprendra. Je
vais échouer le Nautilus sur le banc inférieur, et
777
mes hommes, revêtus de scaphandres, attaqueront
liceberg par sa paroi la moins épaisse.
Peut-on ouvrir les panneaux du salon ?
Sans inconvénient. Nous ne marchons
plus. »
Le capitaine Nemo sortit. Bientôt des
sifflements mapprirent que leau sintroduisait
dans les réservoirs. Le Nautilus sabaissa
lentement et reposa sur le fond de glace par une
profondeur de trois cent cinquante mètres,
profondeur à laquelle était immergé le banc de
glace inférieur.
« Mes amis, dis-je, la situation est grave, mais
je compte sur votre courage et sur votre énergie.
Monsieur, me répondit le Canadien, ce nest
pas dans ce moment que je vous ennuierai de mes
récriminations. Je suis prêt à tout faire pour le
salut commun.
Bien, Ned, dis-je en tendant la main au
Canadien.
Jajouterai, reprit-il, quhabile à manier le
pic comme le harpon, si je puis être utile au
778
capitaine, il peut disposer de moi.
Il ne refusera pas votre aide. Venez, Ned. »
Je conduisis le Canadien à la chambre où les
hommes du Nautilus revêtaient leurs
scaphandres. Je fis part au capitaine de la
proposition de Ned, qui fut acceptée. Le
Canadien endossa son costume de mer et fut
aussitôt prêt que ses compagnons de travail.
Chacun deux portait sur son dos lappareil
Rouquayrol auquel les réservoirs avaient fourni
un large contingent dair pur. Emprunt
considérable, mais nécessaire, fait à la réserve du
Nautilus. Quant aux lampes Ruhmkorff, elles
devenaient inutiles au milieu de ces eaux
lumineuses et saturées de rayons électriques.
Lorsque Ned fut habillé, je rentrai dans le
salon dont les vitres étaient découvertes, et, posté
près de Conseil, jexaminai les couches
ambiantes qui supportaient le Nautilus.
Quelques instants après, nous voyions une
douzaine dhommes de léquipage prendre pied
sur le banc de glace, et parmi eux Ned Land,
reconnaissable à sa haute taille. Le capitaine
779
Nemo était avec eux.
Avant de procéder au creusement des
murailles, il fit pratiquer des sondages qui
devaient assurer la bonne direction des travaux.
De longues sondes furent enfoncées dans les
parois latérales ; mais après quinze mètres, elles
étaient encore arrêtées par lépaisse muraille. Il
était inutile de sattaquer à la surface plafonnante,
puisque cétait la banquise elle-même qui
mesurait plus de quatre cents mètres de hauteur.
Le capitaine Nemo fit alors sonder la surface
inférieure. Là, dix mètres de paroi nous
séparaient de leau. Telle était lépaisseur de cet
ice-field. Dès lors, il sagissait den découper un
morceau égal en superficie à la ligne de flottaison
du Nautilus. Cétait environ six mille cinq cents
mètres cubes à détacher, afin de creuser un trou
par lequel nous descendrions au-dessous du
champ de glace.
Le travail fut immédiatement commencé et
conduit avec une infatigable opiniâtreté. Au lieu
de creuser autour du Nautilus, ce qui eût entraîné
de plus grandes difficultés, le capitaine Nemo fit
780
dessiner limmense fosse à huit mètres de sa
hanche de bâbord. Puis, ses hommes la
taraudèrent simultanément sur plusieurs points de
sa circonférence. Bientôt, le pic attaqua
vigoureusement cette matière compacte, et de
gros blocs furent détachés de la masse. Par un
curieux effet de pesanteur spécifique, ces blocs,
moins lourds que leau, senvolaient pour ainsi
dire à la voûte du tunnel, qui sépaississait par le
haut de ce dont il diminuait par le bas. Mais peu
importait, du moment que la paroi inférieure
samincissait dautant.
Après deux heures dun travail énergique, Ned
Land rentra épuisé. Ses compagnons et lui furent
remplacés par de nouveaux travailleurs auxquels
nous nous joignîmes, Conseil et moi. Le second
du Nautilus nous dirigeait.
Leau me parut singulièrement froide, mais je
me réchauffai promptement en maniant le pic.
Mes mouvements étaient très libres, bien quils se
produisissent sous une pression de trente
atmosphères.
Quand je rentrai, après deux heures de travail,
781
pour prendre quelque nourriture et quelque repos,
je trouvai une notable différence entre le fluide
pur que me fournissait lappareil Rouquayrol et
latmosphère du Nautilus, déjà chargée dacide
carbonique. Lair navait pas été renouvelé
depuis quarante-huit heures, et ses qualités
vivifiantes étaient considérablement affaiblies.
Cependant, en un laps de douze heures, nous
navions enlevé quune tranche de glace épaisse
dun mètre sur la superficie dessinée, soit environ
six cents mètres cubes. En admettant que le
même travail fût accompli par douze heures, il
fallait encore cinq nuits et quatre jours pour
mener à bonne fin cette entreprise.
« Cinq nuits et quatre jours ! dis-je à mes
compagnons, et nous navons que pour deux
jours dair dans les réservoirs.
Sans compter, répliqua Ned, quune fois
sortis de cette damnée prison, nous serons encore
emprisonnés sous la banquise et sans
communication possible avec latmosphère ! »
Réflexion juste. Qui pouvait alors prévoir le
minimum de temps nécessaire à notre
782
délivrance ? Lasphyxie ne nous aurait-elle pas
étouffés avant que le Nautilus eût pu revenir à la
surface des flots ? Était-il destiné à périr dans ce
tombeau de glace avec tous ceux quil
renfermait ? La situation paraissait terrible. Mais
chacun lavait envisagée en face, et tous étaient
décidés à faire leur devoir jusquau bout.
Suivant mes prévisions, pendant la nuit, une
nouvelle tranche dun mètre fut enlevée à
limmense alvéole. Mais, le matin, quand, revêtu
de mon scaphandre, je parcourus la masse liquide
par une température de six à sept degrés audessous
de zéro, je remarquai que les murailles
latérales se rapprochaient peu à peu. Les couches
deau éloignées de la fosse, que néchauffaient
pas le travail des hommes et le jeu des outils,
marquaient une tendance à se solidifier. En
présence de ce nouveau et imminent danger, que
devenaient nos chances de salut, et comment
empêcher la solidification de ce milieu liquide,
qui eût fait éclater comme du verre les parois du
Nautilus ?
Je ne fis point connaître ce nouveau danger à
783
mes deux compagnons. À quoi bon risquer
dabattre cette énergie quils employaient au
pénible travail du sauvetage ? Mais, lorsque je
fus revenu à bord, je fis observer au capitaine
Nemo cette grave complication.
« Je le sais, me dit-il de ce ton calme que ne
pouvaient modifier les plus terribles
conjonctures. Cest un danger de plus, mais je ne
vois aucun moyen dy parer. La seule chance de
salut, cest daller plus vite que la solidification.
Il sagit darriver premiers. Voilà tout. »
Arriver premiers ! Enfin, jaurais dû être
habitué à ces façons de parler !
Cette journée, pendant plusieurs heures, je
maniai le pic avec opiniâtreté. Ce travail me
soutenait. Dailleurs, travailler, cétait quitter le
Nautilus, cétait respirer directement cet air pur
emprunté aux réservoirs et fourni par les
appareils, cétait abandonner une atmosphère
appauvrie et viciée.
Vers le soir, la fosse sétait encore creusée
dun mètre. Quand je rentrai à bord, je faillis être
asphyxié par lacide carbonique dont lair était
784
saturé. Ah ! que navions-nous les moyens
chimiques qui eussent permis de chasser ce gaz
délétère ! Loxygène ne nous manquait pas.
Toute cette eau en contenait une quantité
considérable et en la décomposant par nos
puissantes piles, elle nous eût restitué le fluide
vivifiant. Jy avais bien songé, mais à quoi bon,
puisque lacide carbonique, produit de notre
respiration, avait envahi toutes les parties du
navire. Pour labsorber, il eût fallu remplir des
récipients de potasse caustique et les agiter
incessamment. Or, cette matière manquait à bord,
et rien ne la pouvait remplacer.
Ce soir-là, le capitaine Nemo dut ouvrir les
robinets de ses réservoirs, et lancer quelques
colonnes dair pur à lintérieur du Nautilus. Sans
cette précaution, nous ne nous serions pas
réveillés.
Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail
de mineur en entamant le cinquième mètre. Les
parois latérales et la surface inférieure de la
banquise sépaississaient visiblement. Il était
évident quelles se rejoindraient avant que le
785
Nautilus fût parvenu à se dégager. Le désespoir
me prit un instant. Mon pic fut près de séchapper
de mes mains. À quoi bon creuser, si je devais
périr étouffé, écrasé par cette eau qui se faisait
pierre, un supplice que la férocité des sauvages
neût pas même inventé ? Il me semblait que
jétais entre les formidables mâchoires dun
monstre qui se rapprochaient irrésistiblement.
En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le
travail, travaillant lui-même, passa près de moi.
Je le touchai de la main et lui montrai les parois
de notre prison. La muraille de tribord sétait
avancée à moins de quatre mètres de la coque du
Nautilus.
Le capitaine me comprit et me fit signe de le
suivre. Nous rentrâmes à bord. Mon scaphandre
ôté, je laccompagnai dans le salon.
« Monsieur Aronnax, me dit-il, il faut tenter
quelque héroïque moyen, ou nous allons être
scellés dans cette eau solidifiée comme dans du
ciment.
Oui ! dis-je, mais que faire ?
786
Ah sécria-t-il, si mon Nautilus était assez
fort pour supporter cette pression sans en être
écrasé ?
Eh bien ? demandai-je, ne saisissant pas
lidée du capitaine.
Ne comprenez-vous pas, reprit-il, que cette
congélation de leau nous viendrait en aide ? Ne
voyez-vous pas que par sa solidification, elle
ferait éclater ces champs de glace qui nous
emprisonnent, comme elle fait, en se gelant,
éclater les pierres les plus dures ! Ne sentez-vous
pas quelle serait un agent de salut au lieu dêtre
un agent de destruction !
Oui, capitaine, peut-être. Mais quelque
résistance à lécrasement que possède le Nautilus,
il ne pourrait supporter cette épouvantable
pression et saplatirait comme une feuille de tôle.
Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas
compter sur les secours de la nature, mais sur
nous-mêmes. Il faut sopposer à cette
solidification. Il faut lenrayer. Non seulement les
parois latérales se resserrent, mais il ne reste pas
dix pieds deau à lavant ou à larrière du
787
Nautilus. La congélation nous gagne de tous les
côtés.
Combien de temps, demandai-je, lair des
réservoirs nous permettra-t-il de respirer à
bord ? »
Le capitaine me regarda en face.
« Après-demain, dit-il, les réservoirs seront
vides ! »
Une sueur froide menvahit. Et cependant,
devais-je métonner de cette réponse ? Le 22
mars, le Nautilus sétait plongé sous les eaux
libres du pôle. Nous étions au 26. Depuis cinq
jours, nous vivions sur les réserves du bord ! Et
ce qui restait dair respirable, il fallait le
conserver aux travailleurs. Au moment où jécris
ces choses, mon impression est tellement vive
encore, quune terreur involontaire sempare de
tout mon être, et que lair semble manquer à mes
poumons !
Cependant, le capitaine Nemo réfléchissait,
silencieux, immobile. Visiblement, une idée lui
traversait lesprit. Mais il paraissait la repousser.
788
Il se répondait négativement à lui-même. Enfin,
ces mots séchappèrent de ses lèvres :
« Leau bouillante ! murmura-t-il.
Leau bouillante ? mécriai-je.
Oui, monsieur. Nous sommes renfermés
dans un espace relativement restreint. Est-ce que
des jets deau bouillante, constamment injectée
par les pompes du Nautilus, nélèveraient pas la
température de ce milieu et ne retarderaient pas
sa congélation ?
Il faut lessayer, dis-je résolument.
Essayons, monsieur le professeur. »
Le thermomètre marquait alors moins sept
degrés à lextérieur. Le capitaine Nemo me
conduisit aux cuisines où fonctionnaient de vastes
appareils distillatoires qui fournissaient leau
potable par évaporation. Ils se chargèrent deau,
et toute la chaleur électrique des piles fut lancée à
travers les serpentins baignés par le liquide. En
quelques minutes, cette eau avait atteint cent
degrés. Elle fut dirigée vers les pompes pendant
quune eau nouvelle la remplaçait au fur et à
789
mesure. La chaleur développée par les piles était
telle que leau froide, puisée à la mer, après avoir
seulement traversé les appareils, arrivait
bouillante aux corps de pompe.
Linjection commença, et trois heures après, le
thermomètre marquait extérieurement six degrés
au-dessous de zéro. Cétait un degré de gagné.
Deux heures plus tard, le thermomètre nen
marquait que quatre.
« Nous réussirons, dis-je au capitaine, après
avoir suivi et contrôlé par de nombreuses
remarques les progrès de lopération.
Je le pense, me répondit-il. Nous ne serons
pas écrasés. Nous navons plus que lasphyxie à
craindre. »
Pendant la nuit, la température de leau
remonta à un degré au-dessous de zéro. Les
injections ne purent la porter à un point plus
élevé. Mais comme la congélation de leau de
mer ne se produit quà moins deux degrés, je fus
enfin rassuré contre les dangers de la
solidification.
790
Le lendemain, 27 mars, six mètres de glace
avaient été arrachés de lalvéole. Quatre mètres
seulement restaient à enlever. Cétaient encore
quarante-huit heures de travail. Lair ne pouvait
plus être renouvelé à lintérieur du Nautilus.
Aussi, cette journée alla-t-elle toujours en
empirant.
Une lourdeur intolérable maccabla. Vers trois
heures du soir, ce sentiment dangoisse fut porté
en moi à un degré violent. Des bâillements me
disloquaient les mâchoires. Mes poumons
haletaient en cherchant ce fluide comburant,
indispensable à la respiration, et qui se raréfiait
de plus en plus. Une torpeur morale sempara de
moi. Jétais étendu sans force, presque sans
connaissance. Mon brave Conseil, pris des
mêmes symptômes, souffrant des mêmes
souffrances, ne me quittait pas. Il me prenait la
main, il mencourageait, et je lentendais encore
murmurer :
« Ah ! si je pouvais ne pas respirer pour laisser
plus dair à monsieur ! »
Les larmes me venaient aux yeux de
791
lentendre parler ainsi.
Si notre situation, à tous, était intolérable à
lintérieur, avec quelle hâte, avec quel bonheur,
nous revêtions nos scaphandres pour travailler à
notre tour ! Les pics résonnaient sur la couche
glacée. Les bras se fatiguaient, les mains
sécorchaient, mais quétaient ces fatigues,
quimportaient ces blessures ! Lair vital arrivait
aux poumons ! On respirait ! On respirait !
Et cependant, personne ne prolongeait au-delà
du temps voulu son travail sous les eaux. Sa tâche
accomplie, chacun remettait à ses compagnons
haletants le réservoir qui devait lui verser la vie.
Le capitaine Nemo donnait lexemple et se
soumettait le premier à cette sévère discipline.
Lheure arrivée, il cédait son appareil à un autre
et rentrait dans latmosphère viciée du bord,
toujours calme, sans une défaillance, sans un
murmure.
Ce jour-là, le travail habituel fut accompli
avec plus de vigueur encore. Deux mètres
seulement restaient à enlever sur toute la
superficie. Deux mètres seulement nous
792
séparaient de la mer libre. Mais les réservoirs
étaient presque vides dair. Le peu qui restait
devait être conservé aux travailleurs. Pas un
atome pour le Nautilus !
Lorsque je rentrai à bord, je fus à demi
suffoqué. Quelle nuit ! Je ne saurais la peindre.
De telles souffrances ne peuvent être décrites. Le
lendemain, ma respiration était oppressée. Aux
douleurs de tête se mêlaient détourdissants
vertiges qui faisaient de moi un homme ivre. Mes
compagnons éprouvaient les mêmes symptômes.
Quelques hommes de léquipage râlaient.
Ce jour-là, le sixième de notre
emprisonnement, le capitaine Nemo, trouvant
trop lents la pioche et le pic, résolut décraser la
couche de glace qui nous séparait encore de la
nappe liquide. Cet homme avait conservé son
sang-froid et son énergie. Il domptait par sa force
morale les douleurs physiques. Il pensait, il
combinait, il agissait.
Daprès son ordre, le bâtiment fut soulagé,
cest-à-dire soulevé de la couche glacée par un
changement de pesanteur spécifique. Lorsquil
793
flotta on le hala de manière à lamener au-dessus
de limmense fosse dessinée suivant sa ligne de
flottaison. Puis, ses réservoirs deau semplissant,
il descendit et semboîta dans lalvéole.
En ce moment, tout léquipage rentra à bord,
et la double porte de communication fut fermée.
Le Nautilus reposait alors sur la couche de glace
qui navait pas un mètre dépaisseur et que les
sondes avaient trouée en mille endroits.
Les robinets des réservoirs furent alors ouverts
en grand et cent mètres cubes deau sy
précipitèrent, accroissant de cent mille
kilogrammes le poids du Nautilus.
Nous attendions, nous écoutions, oubliant nos
souffrances, espérant encore. Nous jouions notre
salut sur un dernier coup.
Malgré les bourdonnements qui emplissaient
ma tête, jentendis bientôt des frémissements
sous la coque du Nautilus. Un dénivellement se
produisit. La glace craqua avec un fracas
singulier, pareil à celui du papier qui se déchire,
et le Nautilus sabaissa.
794
« Nous passons ! » murmura Conseil à mon
oreille.
Je ne pus lui répondre. Je saisis sa main. Je la
pressai dans une convulsion involontaire.
Tout à coup, emporté par son effroyable
surcharge, le Nautilus senfonça comme un
boulet sous les eaux, cest-à-dire quil tomba
comme il eût fait dans le vide !
Alors toute la force électrique fut mise sur les
pompes le qui aussitôt commencèrent à chasser
leau des réservoirs. Après quelques minutes,
notre chute fut enrayée. Bientôt même, le
manomètre indiqua un mouvement ascensionnel.
Lhélice, marchant à toute vitesse, fit tressaillir la
coque de tôle jusque dans ses boulons, et nous
entraîna vers le nord.
Mais que devait durer cette navigation sous la
banquise jusquà la mer libre ? Un jour encore ?
Je serais mort avant !
À demi étendu sur un divan de la bibliothèque,
je suffoquais. Ma face était violette, mes lèvres
bleues, mes facultés suspendues. Je ne voyais
795
plus, je nentendais plus. La notion du temps
avait disparu de mon esprit. Mes muscles ne
pouvaient se contracter.
Les heures qui sécoulèrent ainsi, je ne saurais
les évaluer. Mais jeus la conscience de mon
agonie qui commençait. Je compris que jallais
mourir...
Soudain je revins à moi. Quelques bouffées
dair pénétraient dans mes poumons. Etions-nous
remontés à la surface des flots ? Avions-nous
franchi la banquise ?
Non ! Cétaient Ned et Conseil, mes deux
braves amis, qui se sacrifiaient pour me sauver.
Quelques atomes dair restaient encore au fond
dun appareil. Au lieu de le respirer, ils lavaient
conservé pour moi, et, tandis quils suffoquaient,
ils me versaient la vie goutte à goutte ! Je voulus
repousser lappareil. Ils me tinrent les mains, et
pendant quelques instants, je respirai avec
volupté.
Mes regards se portèrent vers lhorloge. Il était
onze heures du matin. Nous devions être au 28
mars. Le Nautilus marchait avec une vitesse
796
effrayante de quarante milles à lheure. Il se
tordait dans les eaux.
Où était le capitaine Nemo ? Avait-il
succombé ? Ses compagnons étaient-ils morts
avec lui ?
En ce moment, le manomètre indiqua que
nous nétions plus quà vingt pieds de la surface.
Un simple champ de glace nous séparait de
latmosphère. Ne pouvait-on le briser ?
Peut-être ! En tout cas, le Nautilus allait le
tenter. Je sentis, en effet, quil prenait une
position oblique, abaissant son arrière et relevant
son éperon. Une introduction deau avait suffi
pour rompre son équilibre. Puis, poussé par sa
puissante hélice, il attaqua lice-field par en
dessous comme un formidable bélier. Il le crevait
peu à peu, se retirait, donnait à toute vitesse
contre le champ qui se déchirait, et enfin,
emporté par un élan suprême, il sélança sur la
surface glacée quil écrasa de son poids.
Le panneau fut ouvert, on pourrait dire
arraché, et lair pur sintroduisit à flots dans
toutes les parties du Nautilus.
797
XVII
Du cap Horn à lAmazone
Comment étais-je sur la plate-forme, je ne
saurais le dire. Peut-être le Canadien my avait-il
transporté. Mais je respirais, je humais lair
vivifiant de la mer. Mes deux compagnons
senivraient près de moi de ces fraîches
molécules. Les malheureux, trop longtemps
privés de nourriture, ne peuvent se jeter
inconsidérément sur les premiers aliments quon
leur présente. Nous, au contraire, nous navions
pas à nous modérer, nous pouvions aspirer à
pleins poumons les atomes de cette atmosphère,
et cétait la brise, la brise elle-même qui nous
versait cette voluptueuse ivresse !
« Ah ! faisait Conseil, que cest bon,
loxygène ! Que monsieur ne craigne pas de
respirer. Il y en a pour tout le monde. »
798
Quant à Ned Land, il ne parlait pas, mais il
ouvrait des mâchoires à effrayer un requin. Et
quelles puissantes aspirations ! Le Canadien
« tirait » comme un poêle en pleine combustion.
Les forces nous revinrent promptement, et,
lorsque je regardai autour de moi, je vis que nous
étions seuls sur la plate-forme. Aucun homme de
léquipage. Pas même le capitaine Nemo. Les
étranges marins du Nautilus se contentaient de
lair qui circulait à lintérieur. Aucun nétait venu
se délecter en pleine atmosphère.
Les premières paroles que je prononçai furent
des paroles de remerciements et de gratitude pour
mes deux compagnons. Ned et Conseil avaient
prolongé mon existence pendant les dernières
heures de cette longue agonie. Toute ma
reconnaissance ne pouvait payer trop un tel
dévouement.
« Bon ! monsieur le professeur, me répondit
Ned Land, cela ne vaut pas la peine den parler !
Quel mérite avons-nous eu à cela ? Aucun. Ce
nétait quune question darithmétique. Votre
existence valait plus que la nôtre. Donc il fallait
799
la conserver.
Non, Ned, répondis-je, elle ne valait pas
plus. Personne nest supérieur à un homme
généreux et bon, et vous lêtes !
Cest bien ! cest bien ! répétait le Canadien
embarrassé.
Et toi, mon brave Conseil, tu as bien
souffert.
Mais pas trop, pour tout dire à monsieur. Il
me manquait bien quelques gorgées dair, mais je
crois que je my serais fait. Dailleurs, je
regardais monsieur qui se pâmait et cela ne me
donnait pas la moindre envie de respirer. Cela me
coupait, comme on dit, la respir... »
Conseil, confus de sêtre jeté dans la banalité,
nacheva pas.
« Mes amis, répondis-je vivement ému, nous
sommes liés les uns aux autres pour jamais, et
vous avez sur moi des droits...
Dont jabuserai, riposta le Canadien.
Hein ? fit Conseil.
800
Oui, reprit Ned Land, le droit de vous
entraîner avec moi, quand je quitterai cet infernal
Nautilus.
Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon
côté ?
Oui, répondis-je, puisque nous allons du côté
du soleil, et ici le soleil, cest le nord.
Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste à
savoir si nous rallions le Pacifique ou
lAtlantique, cest-à-dire les mers fréquentées ou
désertes. »
À cela je ne pouvais répondre, et je craignais
que le capitaine Nemo ne nous ramenât plutôt
vers ce vaste océan qui baigne à la fois les côtes
de lAsie et de lAmérique. Il compléterait ainsi
son tour du monde sous-marin, et reviendrait vers
ces mers où le Nautilus trouvait la plus entière
indépendance. Mais si nous retournions au
Pacifique, loin de toute terre habitée, que
devenaient les projets de Ned Land ?
Nous devions, avant peu, être fixés sur ce
point important. Le Nautilus marchait
801
rapidement. Le cercle polaire fut bientôt franchi,
et le cap mis sur le promontoire de Horn. Nous
étions par le travers de la pointe américaine, le 31
mars, à sept heures du soir.
Alors toutes nos souffrances passées étaient
oubliées. Le souvenir de cet emprisonnement
dans les glaces seffaçait de notre esprit. Nous ne
songions quà lavenir. Le capitaine Nemo ne
paraissait plus, ni dans le salon, ni sur la plateforme.
Le point reporté chaque jour sur le
planisphère et fait par le second me permettait de
relever la direction exacte du Nautilus. Or, ce
soir-là, il devint évident, à ma grande satisfaction,
que nous revenions au nord par la route de
lAtlantique.
Jappris au Canadien et à Conseil le résultat de
mes observations.
« Bonne nouvelle, répondit le Canadien, mais
où va le Nautilus ?
Je ne saurais le dire, Ned.
Son capitaine voudrait-il, après le pôle Sud,
affronter le pôle Nord, et revenir au Pacifique par
802
le fameux passage du nord-ouest ?
Il ne faudrait pas len défier, répondit
Conseil.
Eh bien ! dit le Canadien, nous lui
fausserons compagnie auparavant.
En tout cas, ajouta Conseil, cest un maître
homme que ce capitaine Nemo, et nous ne
regretterons pas de lavoir connu.
Surtout quand nous laurons quitté ! »
riposta Ned Land.
Le lendemain, premier avril, lorsque le
Nautilus remonta à la surface des flots, quelques
minutes avant midi, nous eûmes connaissance
dune côte à louest. Cétait la Terre du Feu, à
laquelle les premiers navigateurs donnèrent ce
nom en voyant les fumées nombreuses qui
sélevaient des huttes indigènes. Cette Terre du
Feu forme une vaste agglomération dîles qui
sétend sur trente lieues de long et quatre-vingts
lieues de large, entre 53° et 56° de latitude
australe, et 67° 50 et 77° 15 de longitude ouest.
La côte me parut basse, mais au loin se dressaient
803
de hautes montagnes. Je crus même entrevoir le
mont Sarmiento, élevé de deux mille soixante-dix
mètres au-dessus du niveau de la mer, bloc
pyramidal de schiste, à sommet très aigu, qui,
suivant quil est voilé ou dégagé de vapeurs,
« annonce le beau ou le mauvais temps », me dit
Ned Land.
« Un fameux baromètre, mon ami.
Oui, monsieur, un baromètre naturel, qui ne
ma jamais trompé quand je naviguais dans les
passes du détroit de Magellan. »
En ce moment, ce pic nous parut nettement
découpé sur le fond du ciel. Cétait un présage de
beau temps. Il se réalisa.
Le Nautilus, rentré sous les eaux, se rapprocha
de la côte quil prolongea à quelques milles
seulement. Par les vitres du salon, je vis de
longues lianes, et des fucus gigantesques, ces
varechs porte-poires, dont la mer libre du pôle
renfermait quelques échantillons ; avec leurs
filaments visqueux et polis, ils mesuraient
jusquà trois cents mètres de longueur ; véritables
câbles, plus gros que le pouce, très résistants, ils
804
servent souvent damarres aux navires. Une autre
herbe, connue sous le nom de velp, à feuilles
longues de quatre pieds, empâtées dans les
concrétions coralligènes, tapissait les fonds. Elle
servait de nid et de nourriture à des myriades de
crustacés et de mollusques, des crabes, des
seiches. Là, les phoques et les loutres se livraient
à de splendides repas, mélangeant la chair du
poisson et les légumes de la mer, suivant la
méthode anglaise.
Sur ces fonds gras et luxuriants, le Nautilus
passait avec une extrême rapidité. Vers le soir, il
se rapprocha de larchipel des Malouines, dont je
pus, le lendemain, reconnaître les âpres sommets.
La profondeur de la mer était médiocre. Je pensai
donc, non sans raison, que ces deux îles,
entourées dun grand nombre dîlots, faisaient
autrefois partie des terres magellaniques. Les
Malouines furent probablement découvertes par
le célèbre John Davis, qui leur imposa le nom de
Davis-Southern-Islands. Plus tard, Richard
Hawkins les appela Maiden-Islands, îles de la
Vierge. Elles furent ensuite nommées Malouines,
au commencement du XVIIIe siècle, par des
805
pêcheurs de Saint-Malo, et enfin Falkland par les
Anglais auxquels elles appartiennent aujourdhui.
Sur ces parages, nos filets rapportèrent de
beaux spécimens dalgues, et particulièrement un
certain fucus dont les racines étaient chargées de
moules qui sont les meilleures du monde. Des
oies et des canards sabattirent par douzaines sur
la plate-forme et prirent place bientôt dans les
offices du bord. En fait de poissons, jobservai
spécialement des osseux appartenant au genre
gobie, et surtout des boulerots, longs de deux
décimètres, tout parsemés de taches blanchâtres
et jaunes.
Jadmirai également de nombreuses méduses,
et les plus belles du genre, les chrysaores,
particulières aux mers des Malouines. Tantôt
elles figuraient une ombrelle demi-sphérique très
lisse, rayée de lignes dun rouge brun et terminée
par douze festons réguliers ; tantôt cétait une
corbeille renversée doù séchappaient
gracieusement de larges feuilles et de longues
ramilles rouges. Elles nageaient en agitant leurs
quatre bras foliacés et laissaient pendre à la
806
dérive leur opulente chevelure de tentacules.
Jaurais voulu conserver quelques échantillons de
ces délicats zoophytes ; mais ce ne sont que des
nuages, des ombres, des apparences qui fondent
et sévaporent hors de leur élément natal.
Lorsque les dernières hauteurs des Malouines
eurent disparu sous lhorizon, le Nautilus
simmergea entre vingt et vingt-cinq mètres et
suivit la côte américaine. Le capitaine Nemo ne
se montrait pas.
Jusquau 3 avril, nous ne quittâmes pas les
parages de la Patagonie, tantôt sous locéan,
tantôt à sa surface. Le Nautilus dépassa le large
estuaire formé par lembouchure de la Plata, et se
trouva, le 4 avril, par le travers de lUruguay,
mais à cinquante milles au large. Sa direction se
maintenait au nord, et il suivait les longues
sinuosités de lAmérique méridionale. Nous
avions fait alors seize mille lieues depuis notre
embarquement dans les mers du Japon.
Vers onze heures du matin, le tropique du
Capricorne fut coupé sur le trente-septième
méridien, et nous passâmes au large du cap Frio.
807
Le capitaine Nemo, au grand déplaisir de Ned
Land, naimait pas le voisinage de ces côtes
habitées du Brésil, car il marchait avec une
vitesse vertigineuse. Pas un poisson, pas un
oiseau, des plus rapides qui soient, ne pouvaient
nous suivre, et les curiosités naturelles de ces
mers échappèrent à toute observation.
Cette rapidité se soutint pendant plusieurs
jours, et le 9 avril, au soir, nous avions
connaissance de la pointe la plus orientale de
lAmérique du Sud qui forme le cap San Roque.
Mais alors le Nautilus sécarta de nouveau, et il
alla chercher à de plus grandes profondeurs une
vallée sous-marine qui se creuse entre ce cap et
Sierra Leone sur la côte africaine. Cette vallée se
bifurque à la hauteur des Antilles et se termine au
nord par une énorme dépression de neuf mille
mètres. En cet endroit, la coupe géologique de
locéan figure jusquaux petites Antilles une
falaise de six kilomètres, taillée à pic, et, à la
hauteur des îles du cap Vert, une autre muraille
non moins considérable, qui enferment ainsi tout
le continent immergé de lAtlantide. Le fond de
cette immense vallée est accidenté de quelques
808
montagnes qui ménagent de pittoresques aspects
à ces fonds sous-marins. Jen parle surtout
daprès les cartes manuscrites que contenait la
bibliothèque du Nautilus, cartes évidemment dues
à la main du capitaine Nemo et levées sur ses
observations personnelles.
Pendant deux jours, ces eaux désertes et
profondes furent visitées au moyen des plans
inclinés. Le Nautilus fournissait de longues
bordées diagonales qui le portaient à toutes les
hauteurs. Mais, le 11 avril, il se releva
subitement, et la terre nous réapparut à louvert
du fleuve des Amazones, vaste estuaire dont le
débit est si considérable quil dessale la mer sur
un espace de plusieurs lieues.
LÉquateur était coupé. À vingt milles dans
louest restaient les Guyanes, une terre française
sur laquelle nous eussions trouvé un facile refuge.
Mais le vent soufflait en grande brise, et les
lames furieuses nauraient pas permis à un simple
canot de les affronter. Ned Land le comprit sans
doute, car il ne me parla de rien. De mon côté, je
ne fis aucune allusion à ses projets de fuite, car je
809
ne voulais pas le pousser à quelque tentative qui
eût infailliblement avorté.
Je me dédommageai facilement de ce retard
par dintéressantes études. Pendant ces deux
journées des 11 et 12 avril, le Nautilus ne quitta
pas la surface de la mer, et son chalut lui ramena
toute une pêche miraculeuse en zoophytes, en
poissons et en reptiles.
Quelques zoophytes avaient été dragués par la
chaîne des chaluts. Cétaient, pour la plupart, de
belles phyctallines, appartenant à la famille des
actinidiens, et entre autres espèces, le Phyctalis
protexta, originaire de cette partie de locéan,
petit tronc cylindrique, agrémenté de lignes
verticales et tacheté de points rouges que
couronne un merveilleux épanouissement de
tentacules. Quant aux mollusques, ils consistaient
en produits que javais déjà observés, des
turritelles, des olives-porphyres, à lignes
régulièrement entrecroisées dont les taches
rousses se relevaient vivement sur un fond de
chair, des ptérocères fantaisistes, semblables à
des scorpions pétrifiés, des hyales translucides,
810
des argonautes, des seiches excellentes à manger,
et certaines espèces de calmars, que les
naturalistes de lAntiquité classaient parmi les
poissons volants, et qui servent principalement
dappât pour la pêche de la morue.
Des poissons de ces parages que je navais pas
encore eu loccasion détudier, je notai diverses
espèces. Parmi les cartilagineux : des
pétromizons-pricka, sortes danguilles, longues
de quinze pouces, tête verdâtre, nageoires
violettes, dos gris bleuâtre, ventre brun argenté
semé de taches vives, iris des yeux cerclé dor,
curieux animaux que le courant de lAmazone
avait dû entraîner jusquen mer, car ils habitent
les eaux douces ; des raies tuberculées, à museau
pointu, à queue longue et déliée, armées dun
long aiguillon dentelé ; de petits squales dun
mètre, gris et blanchâtres de peau, dont les dents,
disposées sur plusieurs rangs, se recourbent en
arrière, et qui sont vulgairement connus sous le
nom de pantoufliers ; des lophies-vespertilions,
sortes de triangles isocèles rougeâtres, dun demimètre,
auxquels les pectorales tiennent par des
prolongations charnues qui leur donnent laspect
811
de chauves-souris, mais que leur appendice
corné, situé près des narines, a fait surnommer
licornes de mer ; enfin quelques espèces de
balistes, le curassavien dont les flancs pointillés
brillent dune éclatante couleur dor, et le
caprisque violet clair, à nuances chatoyantes
comme la gorge dun pigeon.
Je termine là cette nomenclature un peu sèche,
mais très exacte, par la série des poissons osseux
que jobservai : passans, appartenant au genre des
aptéronotes, dont le museau est très obtus et
blanc de neige, le corps peint dun beau noir, et
qui sont munis dune lanière charnue très longue
et très déliée ; odontagnathes aiguillonnés,
longues sardines de trois décimètres,
resplendissant dun vif éclat argenté ; scombresguares,
pourvus de deux nageoires anales ;
centronotes-nègres, à teintes noires, que lon
pêche avec des brandons, longs poissons de deux
mètres, à chair grasse, blanche, ferme, qui, frais,
ont le goût de languille, et secs, le goût du
saumon fumé ; labres demi-rouges, revêtus
décailles seulement à la base des nageoires
dorsales et anales ; chrysoptères, sur lesquels lor
812
et largent mêlent leur éclat à ceux du rubis et de
la topaze ; spares-queues-dor, dont la chair est
extrêmement délicate, et que leurs propriétés
phosphorescentes trahissent au milieu des eaux ;
spares-pobs, à langue fine, à teintes orange ;
sciènes-coro à caudales dor, acanthuresnoirauds,
anableps de Surinam, etc.
Cet « et caetera » ne saurait mempêcher de
citer encore un poisson dont Conseil se
souviendra longtemps et pour cause.
Un de nos filets avait rapporté une sorte de
raie très aplatie qui, la queue coupée, eût formé
un disque parfait et qui pesait une vingtaine de
kilogrammes. Elle était blanche en dessous,
rougeâtre en dessus, avec de grandes taches
rondes dun bleu foncé et cerclées de noir, très
lisse de peau, et terminée par une nageoire
bilobée. Etendue sur la plate-forme, elle se
débattait, essayait de se retourner par des
mouvements convulsifs, et faisait tant defforts
quun dernier soubresaut allait la précipiter à la
mer. Mais Conseil, qui tenait à son poisson, se
précipita sur lui, et, avant que je ne pusse len
813
empêcher, il le saisit à deux mains.
Aussitôt, le voilà renversé, les jambes en lair,
paralysé dune moitié du corps, et criant :
« Ah ! mon maître, mon maître ! Venez à
moi. »
Cétait la première fois que le pauvre garçon
ne me parlait pas « à la troisième personne ».
Le Canadien et moi, nous lavions relevé, nous
le frictionnions à bras raccourcis, et quand il
reprit ses sens, cet éternel classificateur murmura
dune voix entrecoupée :
« Classe des cartilagineux, ordre des
chondroptérygiens, à branchies fixes, sous-ordre
des sélaciens, famille des raies, genre des
torpilles !
Oui, mon ami, répondis-je, cest une torpille
qui ta mis dans ce déplorable état.
Ah ! monsieur peut men croire, riposta
Conseil, mais je me vengerai de cet animal.
Et comment ?
En le mangeant. »
814
Ce quil fit le soir même, mais par pure
représailles car franchement, cétait coriace.
Linfortuné Conseil sétait attaqué à une
torpille de la plus dangereuse espèce, la cumana.
Ce bizarre animal, dans un milieu conducteur tel
que leau, foudroie les poissons à plusieurs
mètres de distance, tant est grande la puissance
de son organe électrique dont les deux surfaces
principales ne mesurent pas moins de vingt-sept
pieds carrés.
Le lendemain, 12 avril, pendant la journée, le
Nautilus sapprocha de la côte hollandaise, vers
lembouchure du Maroni. Là vivaient en famille
plusieurs groupes de lamantins. Cétaient des
manates qui, comme le dugong et le stellère,
appartiennent à lordre des siréniens. Ces beaux
animaux, paisibles et inoffensifs, longs de six à
sept mètres, devaient peser au moins quatre mille
kilogrammes. Jappris à Ned Land et à Conseil
que la prévoyante nature avait assigné à ces
mammifères un rôle important. Ce sont eux, en
effet, qui, comme les phoques, doivent paître les
prairies sous-marines et détruire ainsi les
815
agglomérations dherbes qui obstruent
lembouchure des fleuves tropicaux.
« Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui sest
produit, depuis que les hommes ont presque
entièrement anéanti ces races utiles ? Cest que
les herbes putréfiées ont empoisonné lair, et lair
empoisonné, cest la fièvre jaune qui désole ces
admirables contrées. Les végétations vénéneuses
se sont multipliées sous ces mers torrides, et le
mal sest irrésistiblement développé depuis
lembouchure du Rio de la Plata jusquaux
Florides.
Et sil faut en croire Toussenel, ce fléau nest
rien encore auprès de celui qui frappera nos
descendants, lorsque les mers seront dépeuplées
de baleines et de phoques. Alors, encombrées de
poulpes, de méduses, de calmars, elles
deviendront de vastes foyers dinfection, puisque
leurs flots ne posséderont plus « ces vastes
estomacs, que Dieu avait chargés décumer la
surface des mers ».
Cependant, sans dédaigner ces théories,
léquipage du Nautilus sempara dune demi-
816
douzaine de manates. Il sagissait, en effet,
dapprovisionner les cambuses dune chair
excellente, supérieure à celle du boeuf et du veau.
Cette chasse ne fut pas intéressante. Les manates
se laissaient frapper sans se défendre. Plusieurs
milliers de kilos de viande, destinée à être séchée,
furent emmagasinés à bord.
Ce jour-là, une pêche, singulièrement
pratiquée, vint encore accroître les réserves du
Nautilus, tant ces mers se montraient giboyeuses.
Le chalut avait rapporté dans ses mailles un
certain nombre de poissons dont la tête se
terminait par une plaque ovale à rebords charnus.
Cétaient des échénéides, de la troisième famille
des malacoptérygiens subbrachiens. Leur disque
aplati se compose de lames cartilagineuses
transversales mobiles, entre lesquelles lanimal
peut opérer le vide, ce qui lui permet dadhérer
aux objets à la façon dune ventouse.
Le rémora, que javais observé dans la
Méditerranée, appartient à cette espèce. Mais,
celui dont il sagit ici, cétait léchénéide
ostéochère, particulier à cette mer. Nos marins, à
817
mesure quils les prenaient, les déposaient dans
des bailles pleines deau.
La pêche terminée, le Nautilus se rapprocha de
la côte. En cet endroit, un certain nombre de
tortues marines dormaient à la surface des flots. Il
eût été difficile de semparer de ces précieux
reptiles, car le moindre bruit les éveille, et leur
solide carapace est à lépreuve du harpon. Mais
léchénéide devait opérer cette capture avec une
sûreté et une précision extraordinaires. Cet
animal, en effet, est un hameçon vivant, qui ferait
le bonheur et la fortune du naïf pêcheur à la ligne.
Les hommes du Nautilus attachèrent à la
queue de ces poissons un anneau assez large pour
ne pas gêner leurs mouvements, et à cet anneau,
une longue corde amarrée à bord par lautre bout.
Les échénéides, jetés à la mer, commencèrent
aussitôt leur rôle et allèrent se fixer au plastron
des tortues. Leur ténacité était telle quils se
fussent déchirés plutôt que de lâcher prise. On les
halait à bord, et avec eux les tortues auxquelles
ils adhéraient.
On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges dun
818
mètre, qui pesaient deux cents kilos. Leur
carapace, couverte de plaques cornées grandes,
minces, transparentes, brunes, avec mouchetures
blanches et jaunes, les rendaient très précieuses.
En outre, elles étaient excellentes au point de vue
comestible, ainsi que les tortues franches qui sont
dun goût exquis.
Cette pêche termina notre séjour sur les
parages de lAmazone, et, la nuit venue, le
Nautilus regagna la haute mer.
819
XVIII
Les poulpes
Pendant quelques jours, le Nautilus sécarta
constamment de la côte américaine. Il ne voulait
pas, évidemment, fréquenter les flots du golfe du
Mexique ou de la mer des Antilles. Cependant,
leau neût pas manqué sous sa quille, puisque la
profondeur moyenne de ces mers est de dix-huit
cents mètres ; mais, probablement, ces parages,
semés dîles et sillonnés de steamers, ne
convenaient pas au capitaine Nemo.
Le 16 avril, nous eûmes connaissance de la
Martinique et de la Guadeloupe, à une distance
de trente milles environ. Japerçus un instant
leurs pitons élevés.
Le Canadien, qui comptait mettre ses projets à
exécution dans le golfe, soit en gagnant une terre,
820
soit en accostant un des nombreux bateaux qui
font le cabotage dune île à lautre, fut très
décontenancé. La fuite eût été très praticable si
Ned Land fût parvenu à semparer du canot à
linsu du capitaine. Mais en plein océan, il ne
fallait plus y songer.
Le Canadien, Conseil et moi, nous eûmes une
assez longue conversation à ce sujet. Depuis six
mois nous étions prisonniers à bord du Nautilus.
Nous avions fait dix-sept mille lieues, et, comme
le disait Ned Land, il ny avait pas de raison pour
que cela finît. Il me fit donc une proposition à
laquelle je ne mattendais pas. Ce fut de poser
catégoriquement cette question au capitaine
Nemo : le capitaine comptait-il nous garder
indéfiniment à son bord ?
Une semblable démarche me répugnait.
Suivant moi, elle ne pouvait aboutir. Il ne fallait
rien espérer du commandant du Nautilus, mais
tout de nous seuls. Dailleurs, depuis quelque
temps, cet homme devenait plus sombre, plus
retiré, moins sociable. Il paraissait méviter. Je ne
le rencontrais quà de rares intervalles. Autrefois,
821
il se plaisait à mexpliquer les merveilles sousmarines
; maintenant il mabandonnait à mes
études et ne venait plus au salon.
Quel changement sétait opéré en lui ? Pour
quelle cause ? Je navais rien à me reprocher.
Peut-être notre présence à bord lui pesait-elle ?
Cependant, je ne devais pas espérer quil fût
homme à nous rendre la liberté.
Je priai donc Ned de me laisser réfléchir avant
dagir. Si cette démarche nobtenait aucun
résultat, elle pouvait raviver ses soupçons, rendre
notre situation pénible et nuire aux projets du
Canadien. Jajouterai que je ne pouvais en aucune
façon arguer de notre santé. Si lon excepte la
rude épreuve de la banquise du pôle Sud, nous ne
nous étions jamais mieux portés, ni Ned, ni
Conseil, ni moi. Cette nourriture saine, cette
atmosphère salubre, cette régularité dexistence,
cette uniformité de température, ne donnaient pas
prise aux maladies, et pour un homme auquel les
souvenirs de la terre ne laissaient aucun regret,
pour un capitaine Nemo, qui est chez lui, qui va
où il veut, qui par des voies mystérieuses pour les
822
autres, non pour lui-même, marche à son but, je
comprenais une telle existence. Mais nous, nous
navions pas rompu avec lhumanité. Pour mon
compte, je ne voulais pas ensevelir avec moi mes
études si curieuses et si nouvelles. Javais
maintenant le droit décrire le vrai livre de la mer,
et ce livre, je voulais que, plus tôt que plus tard, il
pût voir le jour.
Là encore, dans ces eaux des Antilles, à dix
mètres au-dessous de la surface des flots, par les
panneaux ouverts, que de produits intéressants
jeus à signaler sur mes notes quotidiennes !
Cétaient, entre autres zoophytes, des galères
connues sous le nom de physalies-pélagiques,
sortes de grosses vessies oblongues, à reflets
nacrés, tendant leur membrane au vent et laissant
flotter leurs tentacules bleus comme des fils de
soie, charmantes méduses à loeil, véritables
orties au toucher qui distillent un liquide corrosif.
Cétaient, parmi les articulés, des annélides longs
dun mètre et demi, armés dune trompe rose et
pourvus de dix-sept cents organes locomoteurs,
qui serpentaient sous les eaux et jetaient en
passant toutes les lueurs du spectre solaire.
823
Cétaient, dans lembranchement des poissons,
des raies-molubars, énormes cartilagineux longs
de dix pieds et pesant six cents livres, la nageoire
pectorale triangulaire, le milieu du dos un peu
bombé, les yeux fixés aux extrémités de la face
antérieure de la tête, et qui, flottant comme une
épave de navire, sappliquaient parfois comme un
opaque volet sur notre vitre. Cétaient des
balistes-américains pour lesquels la nature na
broyé que du blanc et du noir, des gobies
plumiers, allongés et charnus, aux nageoires
jaunes, à la mâchoire proéminente, des scombres
de seize décimètres, à dents courtes et aiguës,
couverts de petites écailles, appartenant à
lespèce des albicores. Puis, par nuées,
apparaissaient des surmulets, corsetés de raies
dor de la tête à la queue, agitant leurs
resplendissantes nageoires ; véritables chefsdoeuvre
de bijouterie consacrés autrefois à
Diane, particulièrement recherchés des riches
Romains, et dont le proverbe disait : « Ne les
mange pas qui les prend ! » Enfin, des
pomacanthes-dorés, ornés de bandelettes
émeraude, habillés de velours et de soie,
824
passaient devant nos yeux comme des seigneurs
de Veronèse ; des spares-éperonnés se dérobaient
sous leur rapide nageoire thoracine ; des
clupanodons de quinze pouces senveloppaient de
leurs lueurs phosphorescentes ; des muges
battaient la mer de leur grosse queue charnue ;
des corégones rouges semblaient faucher les flots
avec leur pectorale tranchante, et des sélènes
argentées, dignes de leur nom, se levaient sur
lhorizon des eaux comme autant de lunes aux
reflets blanchâtres.
Que dautres échantillons merveilleux et
nouveaux jeusse encore observés, si le Nautilus
ne se fût peu à peu abaissé vers les couches
profondes ! Ses plans inclinés lentraînèrent
jusquà des fonds de deux mille et trois mille cinq
cents mètres. Alors la vie animale nétait plus
représentée que par des encrines, des étoiles de
mer, de charmantes pentacrines tête de méduse,
dont la tige droite supportait un petit calice, des
troques, des quenottes sanglantes et des
fissurelles, mollusques littoraux de grande
espèce.
825
Le 20 avril, nous étions remontés à une
hauteur moyenne de quinze cents mètres. La terre
la plus rapprochée était alors cet archipel des îles
Lucayes, disséminées comme un tas de pavés à la
surface des eaux. Là sélevaient de hautes falaises
sous-marines, murailles droites faites de blocs
frustes disposés par larges assises, entre lesquels
se creusaient des trous noirs que nos rayons
électriques néclairaient pas jusquau fond.
Ces roches étaient tapissées de grandes herbes,
de laminaires géants, de fucus gigantesques, un
véritable espalier dhydrophytes digne dun
monde de Titans.
De ces plantes colossales dont nous parlions,
Conseil, Ned et moi, nous fûmes naturellement
amenés à citer les animaux gigantesques de la
mer. Les unes sont évidemment destinées à la
nourriture des autres. Cependant, par les vitres du
Nautilus presque immobile, je napercevais
encore sur ces longs filaments que les principaux
articulés de la division des brachioures, des
lambres à longues pattes, des crabes violacés, des
clios particuliers aux mers des Antilles.
826
Il était environ onze heures, quand Ned Land
attira mon attention sur un formidable
fourmillement qui se produisait à travers les
grandes algues.
« Eh bien ! dis-je, ce sont là de véritables
cavernes à poulpes, et je ne serais pas étonné dy
voir quelques-uns de ces monstres.
Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples
calmars, de la classe des céphalopodes ?
Non, dis-je, des poulpes de grande
dimension. Mais lami Land sest trompé, sans
doute, car je naperçois rien.
Je le regrette, répliqua Conseil. Je voudrais
contempler face à face lun de ces poulpes dont
jai tant entendu parler et qui peuvent entraîner
des navires dans le fond des abîmes. Ces bêtes-là,
ça se nomme des krak...
Craque suffit, répondit ironiquement le
Canadien.
Krakens, riposta Conseil, achevant son mot
sans se soucier de la plaisanterie de son
compagnon.
827
Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land,
que de tels animaux existent.
Pourquoi pas ? répondit Conseil. Nous avons
bien cru au narval de monsieur.
Nous avons eu tort, Conseil.
Sans doute ! mais dautres y croient sans
doute encore.
Cest probable, Conseil, mais pour mon
compte, je suis bien décidé à nadmettre
lexistence de ces monstres que lorsque je les
aurai disséqués de ma propre main.
Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne
croit pas aux poulpes gigantesques ?
Eh ! qui diable y a jamais cru ? sécria le
Canadien.
Beaucoup de gens, ami Ned.
Pas des pêcheurs. Des savants, peut-être !
Pardon, Ned. Des pêcheurs et des savants !
Mais moi qui vous parle, dit Conseil de lair
le plus sérieux du monde, je me rappelle
parfaitement avoir vu une grande embarcation
828
entraînée sous les flots par les bras dun
céphalopode.
Vous avez vu cela ? demanda le Canadien.
Oui, Ned.
De vos propres yeux ?
De mes propres yeux.
Où, sil vous plaît ?
À Saint-Malo, repartit imperturbablement
Conseil.
Dans le port ? dit Ned Land ironiquement.
Non, dans une église, répondit Conseil.
Dans une église ! sécria le Canadien.
Oui, ami Ned. Cétait un tableau qui
représentait le poulpe en question !
Bon ! fit Ned Land, éclatant de rire.
Monsieur Conseil qui me fait poser !
Au fait, il a raison, dis-je. Jai entendu parler
de ce tableau ; mais le sujet quil représente est
tiré dune légende, et vous savez ce quil faut
penser des légendes en matière dhistoire
829
naturelle ! Dailleurs, quand il sagit de Monstres,
limagination ne demande quà ségarer. Non
seulement on a prétendu que ces poulpes
pouvaient entraîner des navires, mais un certain
Olaüs Magnus parle dun céphalopode long dun
mille, qui ressemblait plutôt à une île quà un
animal. On raconte aussi que lévêque de Nidros
dressa un jour un autel sur un rocher immense. Sa
messe finie, le rocher se mit en marche et
retourna à la mer. Le rocher était un poulpe.
Et cest tout ? demanda le Canadien.
Non, répondis-je. Un autre évêque,
Pontoppidan de Berghem, parle également dun
poulpe sur lequel pouvait manoeuvrer un régiment
de cavalerie !
Ils allaient bien, les évêques dautrefois ! dit
Ned Land.
Enfin, les naturalistes de lAntiquité citent
des monstres dont la gueule ressemblait à un
golfe, et qui étaient trop gros pour passer par le
détroit de Gibraltar.
À la bonne heure ! fit le Canadien.
830
Mais dans tous ces récits, quy a-t-il de
vrai ? demanda Conseil.
Rien, mes amis, rien du moins de ce qui
passe la limite de la vraisemblance pour monter
jusquà la fable ou à la légende. Toutefois, à
limagination des conteurs, il faut sinon une
cause, du moins un prétexte. On ne peut nier quil
existe des poulpes et des calmars de très grande
espèce, mais inférieurs cependant aux cétacés.
Aristote a constaté les dimensions dun calmar de
cinq coudées, soit trois mètres dix. Nos pêcheurs
en voient fréquemment dont la longueur dépasse
un mètre quatre-vingts. Les musées de Trieste et
de Montpellier conservent des squelettes de
poulpes qui mesurent deux mètres. Dailleurs,
suivant le calcul des naturalistes, un de ces
animaux, long de six pieds seulement, aurait des
tentacules longs de vingt-sept. Ce qui suffit pour
en faire un monstre formidable.
En pêche-t-on de nos jours ? demanda le
Canadien.
Sils nen pêchent pas, les marins en voient
du moins. Un de mes amis, le capitaine Paul Bos,
831
du Havre, ma souvent affirmé quil avait
rencontré un de ces monstres de taille colossale
dans les mers de lInde. Mais le fait le plus
étonnant et qui ne permet plus de nier lexistence
de ces animaux gigantesques, sest passé il y a
quelques années, en 1861.
Quel est ce fait ? demanda Ned Land.
Le voici. En 1861, dans le nord-est de
Ténériffe, à peu près par la latitude où nous
sommes en ce moment, léquipage de laviso
lAlecton aperçut un monstrueux calmar qui
nageait dans ses eaux. Le commandant Bouguer
sapprocha de lanimal, et il lattaqua à coups de
harpon et à coups de fusil, sans grand succès, car
balles et harpons traversaient ces chairs molles
comme une gelée sans consistance. Après
plusieurs tentatives infructueuses léquipage
parvint à passer un noeud coulant autour du corps
du mollusque. Ce noeud glissa jusquaux
nageoires caudales et sy arrêta. On essaya alors
de haler le monstre à bord, mais son poids était si
considérable quil se sépara de sa queue sous la
traction de la corde, et, privé de cet ornement, il
832
disparut sous les eaux.
Enfin, voilà un fait, dit Ned Land.
Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi
a-t-on proposé de nommer ce poulpe « calmar de
Bouguer ».
Et quelle était sa longueur ? demanda le
Canadien.
Ne mesurait-il pas six mètres environ ? dit
Conseil, qui, posté à la vitre, examinait de
nouveau les anfractuosités de la falaise.
Précisément, répondis-je.
Sa tête, reprit Conseil, nétait-elle pas
couronnée de huit tentacules, qui sagitaient sur
leau comme une nichée de serpents ?
Précisément.
Ses yeux, placés à fleur de tête, navaient-ils
pas un développement considérable ?
Oui, Conseil.
Et sa bouche, nétait-ce pas un véritable bec
de perroquet, mais un bec formidable ?
En effet, Conseil.
833
Eh bien ! nen déplaise à monsieur, répondit
tranquillement Conseil, si ce nest pas le calmar
de Bouguer, voici, du moins, un de ses frères. »
Je regardai Conseil. Ned Land se précipita
vers la vitre.
« Lépouvantable bête ! » sécria-t-il.
Je regardai à mon tour, et je ne pus réprimer
un mouvement de répulsion. Devant mes yeux
sagitait un monstre horrible, digne de figurer
dans les légendes tératologiques.
Cétait un calmar de dimensions colossales,
ayant huit mètres de longueur. Il marchait à
reculons avec une extrême vélocité dans la
direction du Nautilus. Il regardait de ses énormes
yeux fixes à teintes glauques.
Ses huit bras, ou plutôt ses huit pieds,
implantés sur sa tête, qui ont valu à ces animaux
le nom de céphalopodes, avaient un
développement double de son corps et se
tordaient comme la chevelure des Furies. On
voyait distinctement les deux cent cinquante
ventouses disposées sur la face interne des
834
tentacules sous forme de capsules semisphériques.
Parfois ces ventouses sappliquaient
sur la vitre du salon en y faisant le vide. La
bouche de ce monstre un bec de corne fait
comme le bec dun perroquet souvrait et se
refermait verticalement. Sa langue, substance
cornée, armée elle-même de plusieurs rangées de
dents aiguës, sortait en frémissant de cette
véritable cisaille. Quelle fantaisie de la nature !
Un bec doiseau à un mollusque ! Son corps,
fusiforme et renflé dans sa partie moyenne,
formait une masse charnue qui devait peser vingt
à vingt-cinq mille kilogrammes. Sa couleur
inconstante, changeant avec une extrême rapidité
suivant lirritation de lanimal, passait
successivement du gris livide au brun rougeâtre.
De quoi sirritait ce mollusque ? Sans doute de
la présence de ce Nautilus, plus formidable que
lui, et sur lequel ses bras suceurs ou ses
mandibules navaient aucune prise. Et cependant,
quels monstres que ces poulpes, quelle vitalité le
Créateur leur a départie, quelle vigueur dans leurs
mouvements, puisquils possèdent trois coeurs !
835
Le hasard nous avait mis en présence de ce
calmar, et je ne voulus pas laisser perdre
loccasion détudier soigneusement cet
échantillon des céphalopodes. Je surmontai
lhorreur que minspirait son aspect, et, prenant
un crayon, je commençai à le dessiner.
« Cest peut-être le même que celui de
lAlecton, dit Conseil.
Non, répondit le Canadien, puisque celui-ci
est entier et que lautre a perdu sa queue !
Ce ne serait pas une raison, répondis-je. Les
bras et la queue de ces animaux se reforment par
rédintégration, et depuis sept ans, la queue du
calmar de Bouguer a sans doute eu le temps de
repousser.
Dailleurs, riposta Ned, si ce nest pas celuici,
cest peut-être un de ceux-là ! »
En effet, dautres poulpes apparaissaient à la
vitre de tribord. Jen comptai sept. Ils faisaient
cortège au Nautilus, et jentendais les
grincements de leur bec sur la coque de tôle.
Nous étions servis à souhait.
836
Je continuai mon travail. Ces monstres se
maintenaient dans nos eaux avec une telle
précision quils semblaient immobiles, et jaurais
pu les décalquer en raccourci sur la vitre.
Dailleurs, nous marchions sous une allure
modérée.
Tout à coup le Nautilus sarrêta. Un choc le fit
tressaillir dans toute sa membrure.
« Est-ce que nous avons touché ? demandai-je.
En tout cas, répondit le Canadien, nous
serions déjà dégagés, car nous flottons. »
Le Nautilus flottait sans doute, mais il ne
marchait plus. Les branches de son hélice ne
battaient pas les flots. Une minute se passa. Le
capitaine Nemo, suivi de son second, entra dans
le salon.
Je ne lavais pas vu depuis quelque temps. Il
me parut sombre. Sans nous parler, sans nous
voir peut-être, il alla au panneau, regarda les
poulpes et dit quelques mots à son second.
Celui-ci sortit. Bientôt les panneaux se
refermèrent. Le plafond sillumina.
837
Jallai vers le capitaine.
« Une curieuse collection de poulpes, lui disje,
du ton dégagé que prendrait un amateur
devant le cristal dun aquarium.
En effet, monsieur le naturaliste, me
répondit-il, et nous allons les combattre corps à
corps. »
Je regardai le capitaine. Je croyais navoir pas
bien entendu.
« Corps à corps ? répétai-je.
Oui, monsieur. Lhélice est arrêtée. Je pense
que les mandibules cornées de lun de ces
calmars se sont engagées dans ses branches. Ce
qui nous empêche de marcher.
Et quallez-vous faire ?
Remonter à la surface et massacrer toute
cette vermine.
Entreprise difficile.
En effet. Les balles électriques sont
impuissantes contre ces chairs molles où elles ne
trouvent pas assez de résistance pour éclater.
838
Mais nous les attaquerons à la hache.
Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si
vous ne refusez pas mon aide.
Je laccepte, maître Land.
Nous vous accompagnerons », dis-je, et,
suivant le capitaine Nemo, nous nous dirigeâmes
vers lescalier central.
Là, une dizaine dhommes, armés de haches
dabordage, se tenaient prêts à lattaque. Conseil
et moi, nous prîmes deux haches. Ned Land saisit
un harpon.
Le Nautilus était alors revenu à la surface des
flots. Un des marins, placé sur les derniers
échelons, dévissait les boulons du panneau. Mais
les écrous étaient à peine dégagés, que le panneau
se releva avec une violence extrême, évidemment
tiré par la ventouse dun bras de poulpe.
Aussitôt un de ces longs bras se glissa comme
un serpent par louverture, et vingt autres
sagitèrent au-dessus. Dun coup de hache, le
capitaine Nemo coupa ce formidable tentacule,
qui glissa sur les échelons en se tordant.
839
Au moment où nous nous pressions les uns sur
les autres pour atteindre la plate-forme, deux
autres bras, cinglant lair, sabattirent sur le marin
placé devant le capitaine Nemo et lenlevèrent
avec une violence irrésistible.
Le capitaine Nemo poussa un cri et sélança
au-dehors. Nous nous étions précipités à sa suite.
Quelle scène ! Le malheureux, saisi par le
tentacule et collé à ses ventouses, était balancé
dans lair au caprice de cette énorme trompe. Il
râlait, il étouffait, il criait : « À moi ! à moi ! »
Ces mots, prononcés en français, me causèrent
une profonde stupeur ! Javais donc un
compatriote à bord, plusieurs, peut-être ! Cet
appel déchirant, je lentendrai toute ma vie !
Linfortuné était perdu. Qui pouvait larracher
à cette puissante étreinte ? Cependant le capitaine
Nemo sétait précipité sur le poulpe, et, dun
coup de hache, il lui avait encore abattu un bras.
Son second luttait avec rage contre dautres
monstres qui rampaient sur les flancs du Nautilus.
Léquipage se battait à coups de hache. Le
Canadien, Conseil et moi, nous enfoncions nos
840
armes dans ces masses charnues. Une violente
odeur de musc pénétrait latmosphère. Cétait
horrible.
Un instant, je crus que le malheureux, enlacé
par le poulpe, serait arraché à sa puissante
succion. Sept bras sur huit avaient été coupés. Un
seul, brandissant la victime comme une plume, se
tordait dans lair. Mais au moment où le capitaine
Nemo et son second se précipitaient sur lui,
lanimal lança une colonne dun liquide noirâtre,
sécrété par une bourse située dans son abdomen.
Nous en fûmes aveuglés. Quand ce nuage se fut
dissipé, le calmar avait disparu, et avec lui mon
infortuné compatriote !
Quelle rage nous poussa alors contre ces
monstres ! On ne se possédait plus. Dix ou douze
poulpes avaient envahi la plate-forme et les
flancs du Nautilus. Nous roulions pêle-mêle au
milieu de ces tronçons de serpents qui
tressautaient sur la plate-forme dans des flots de
sang et dencre noire. Il semblait que ces
visqueux tentacules renaissaient comme les têtes
de lhydre. Le harpon de Ned Land, à chaque
841
coup, se plongeait dans les yeux glauques des
calmars et les crevait. Mais mon audacieux
compagnon fut soudain renversé par les
tentacules dun monstre quil navait pu éviter.
Ah ! comment mon coeur ne sest-il pas brisé
démotion et dhorreur ! Le formidable bec du
calmar sétait ouvert sur Ned Land. Ce
malheureux allait être coupé en deux. Je me
précipitai à son secours. Mais le capitaine Nemo
mavait devancé. Sa hache disparut entre les deux
énormes mandibules, et miraculeusement sauvé,
le Canadien, se relevant, plongea son harpon tout
entier jusquau triple coeur du poulpe.
« Je me devais cette revanche ! » dit le
capitaine Nemo au Canadien.
Ned sinclina sans lui répondre.
Ce combat avait duré un quart dheure. Les
monstres vaincus, mutilés, frappés à mort, nous
laissèrent enfin la place et disparurent sous les
flots.
Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile
près du fanal, regardait la mer qui avait englouti
842
lun de ses compagnons, et de grosses larmes
coulaient de ses yeux.
843
XIX
Le Gulf Stream
Cette terrible scène du 20 avril, aucun de nous
ne pourra jamais loublier. Je lai écrite sous
limpression dune émotion violente. Depuis, jen
ai revu le récit. Je lai lu à Conseil et au
Canadien. Ils lont trouvé exact comme fait, mais
insuffisant comme effet. Pour peindre de pareils
tableaux, il faudrait la plume du plus illustre de
nos poètes, lauteur des Travailleurs de la Mer.
Jai dit que le capitaine Nemo pleurait en
regardant les flots. Sa douleur fut immense.
Cétait le second compagnon quil perdait depuis
notre arrivée à bord. Et quelle mort ! Cet ami,
écrasé, étouffé, brisé par le formidable bras dun
poulpe, broyé sous ses mandibules de fer, ne
devait pas reposer avec ses compagnons dans les
paisibles eaux du cimetière de corail !
844
Pour moi, au milieu de cette lutte, cétait ce cri
de désespoir poussé par linfortuné, qui mavait
déchiré le coeur. Ce pauvre Français, oubliant son
langage de convention, sétait repris à parler la
langue de son pays et de sa mère, pour jeter un
suprême appel ! Parmi cet équipage du Nautilus,
associé de corps et dâme au capitaine Nemo,
fuyant comme lui le contact des hommes, javais
donc un compatriote ! Était-il seul à représenter
la France dans cette mystérieuse association,
évidemment composée dindividus de
nationalités diverses ? Cétait encore un de ces
insolubles problèmes qui se dressaient sans cesse
devant mon esprit !
Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et
je ne le vis plus pendant quelque temps. Mais
quil devait être triste, désespéré, irrésolu, si jen
jugeais par ce navire dont il était lâme et qui
recevait toutes ses impressions ! Le Nautilus ne
gardait plus de direction déterminée. Il allait,
venait, flottait comme un cadavre au gré des
lames. Son hélice avait été dégagée, et cependant,
il sen servait à peine. Il naviguait au hasard. Il ne
pouvait sarracher du théâtre de sa dernière lutte,
845
de cette mer qui avait dévoré lun des siens !
Dix jours se passèrent ainsi. Ce fut le 1er mai
seulement que le Nautilus reprit franchement sa
route au nord, après avoir eu connaissance des
Lucayes à louvert du canal de Bahama. Nous
suivions alors le courant du plus grand fleuve de
la mer, qui a ses rives, ses poissons et sa
température propres. Jai nommé le Gulf Stream.
Cest un fleuve, en effet, qui coule librement
au milieu de lAtlantique, et dont les eaux ne se
mélangent pas aux eaux océaniennes. Cest un
fleuve salé, plus salé que la mer ambiante. Sa
profondeur moyenne est de trois mille pieds, sa
largeur moyenne de soixante milles. En de
certains endroits, son courant marche avec une
vitesse de quatre kilomètres à lheure.
Linvariable volume de ses eaux est plus
considérable que celui de tous les fleuves du
globe.
La véritable source du Gulf Stream, reconnue
par le commandant Maury, son point de départ, si
lon veut, est situé dans le golfe de Gascogne. Là,
ses eaux, encore faibles de température et de
846
couleur, commencent à se former. Il descend au
sud, longe lAfrique équatoriale, échauffe ses
flots aux rayons de la zone torride, traverse
lAtlantique, atteint le cap San-Roque sur la côte
brésilienne, et se bifurque en deux branches dont
lune va se saturer encore des chaudes molécules
de la mer des Antilles. Alors, le Gulf Stream,.
chargé de rétablir léquilibre entre les
températures et de mêler les eaux des tropiques
aux eaux boréales, commence son rôle de
pondérateur. Chauffé à blanc dans le golfe du
Mexique, il sélève au nord sur les côtes
américaines, savance jusquà Terre-Neuve, dévie
sous la poussée du courant froid du détroit de
Davis, reprend la route de locéan en suivant sur
un des grands cercles du globe la ligne
loxodromique, se divise en deux bras vers le
quarante-troisième degré, dont lun, aidé par
lalizé du nord-est, revient au golfe de Gascogne
et aux Açores, et dont lautre, après avoir attiédi
les rivages de lIrlande et de la Norvège, va
jusquau-delà du Spitzberg, où sa température
tombe à quatre degrés, former la mer libre du
pôle.
847
Cest sur ce fleuve de locéan que le Nautilus
naviguait alors. À sa sortie du canal de Bahama,
sur quatorze lieues de large, et sur trois cent
cinquante mètres de profondeur, le Gulf Stream
marche à raison de huit kilomètres à lheure.
Cette rapidité décroît régulièrement à mesure
quil savance vers le nord, et il faut souhaiter
que cette régularité persiste, car, si, comme on a
cru le remarquer, sa vitesse et sa direction
viennent à se modifier, les climats européens
seront soumis à des perturbations dont on ne
saurait calculer les conséquences.
Vers midi, jétais sur la plate-forme avec
Conseil. Je lui faisais connaître les particularités
relatives au Gulf Stream. Quand mon explication
fut terminée, je linvitai à plonger ses mains dans
le courant.
Conseil obéit, et fut très étonné de néprouver
aucune sensation de chaud ni de froid.
« Cela vient, lui dis-je, de ce que la
température des eaux du Gulf Stream, en sortant
du golfe du Mexique, est peu différente de celle
du sang. Ce Gulf Stream est un vaste calorifère
848
qui permet aux côtes dEurope de se parer dune
éternelle verdure. Et, sil faut en croire Maury, la
chaleur de ce courant, totalement utilisée,
fournirait assez de calorique pour tenir en fusion
un fleuve de fer fondu aussi grand que
lAmazone ou le Missouri. »
En ce moment, la vitesse du Gulf Stream était
de deux mètres vingt-cinq par seconde. Son
courant est tellement distinct de la mer ambiante,
que ses eaux comprimées font saillie sur locéan
et quun dénivellement sopère entre elles et les
eaux froides. Sombres dailleurs et très riches en
matières salines, elles tranchent par leur pur
indigo sur les flots verts qui les environnent.
Telle est même la netteté de leur ligne de
démarcation, que le Nautilus, à la hauteur des
Carolines, trancha de son éperon les flots du Gulf
Stream, tandis que son hélice battait encore ceux
de locéan.
Ce courant entraînait avec lui tout un monde
dêtres vivants. Les argonautes, si communs dans
la Méditerranée, y voyageaient par troupes
nombreuses. Parmi les cartilagineux, les plus
849
remarquables étaient des raies dont la queue très
déliée formait à peu près le tiers du corps, et qui
figuraient de vastes losanges longs de vingt-cinq
pieds ; puis, de petits squales dun mètre, à tête
grande, à museau court et arrondi, à dents
pointues disposées sur plusieurs rangs, et dont le
corps paraissait couvert décailles.
Parmi les poissons osseux, je notai des labresgrisons
particuliers à ces mers, des sparessynagres
dont liris brillait comme un feu, des
sciènes longues dun mètre, à large gueule
hérissée de petites dents, qui faisaient entendre un
léger cri, des centronotes-nègres dont jai déjà
parlé, des coriphènes bleus, relevés dor et
dargent, des perroquets, vrais arcs-en-ciel de
locéan, qui peuvent rivaliser de couleur avec les
plus beaux oiseaux des tropiques, des blémiesbosquiens
à tête triangulaire, des rhombes
bleuâtres dépourvus décailles, des batrachoïdes
recouverts dune bande jaune et transversale qui
figure un ? grec, des fourmillements de petits
gobiesbos pointillés de taches brunes, des
diptérodons à tête argentée et à queue jaune,
divers échantillons de salmones, des
850
mugilomores, sveltes de taille, brillant dun éclat
doux, que Lacépède a consacrés à laimable
compagne de sa vie, enfin un beau poisson, le
chevalier-américain, qui, décoré de tous les
ordres et chamarré de tous les rubans, fréquente
les rivages de cette grande nation où les rubans et
les ordres sont si médiocrement estimés.
Jajouterai que, pendant la nuit, les eaux
phosphorescentes du Gulf Stream rivalisaient
avec léclat électrique de notre fanal, surtout par
ces temps orageux qui nous menaçaient
fréquemment.
Le 8 mai, nous étions encore en travers du cap
Hatteras, à la hauteur de la Caroline du Nord. La
largeur du Gulf Stream est là de soixante-quinze
milles, et sa profondeur de deux cent dix mètres .
Le Nautilus continuait derrer à laventure. Toute
surveillance semblait bannie du bord. Je
conviendrai que, dans ces conditions, une évasion
pouvait réussir. En effet, les rivages habités
offraient partout de faciles refuges. La mer était
incessamment sillonnée de nombreux steamers
qui font le service entre New York ou Boston et
851
le golfe du Mexique, et nuit et jour parcourue par
ces petites goélettes chargées du cabotage sur les
divers points de la côte américaine. On pouvait
espérer dêtre recueilli. Cétait donc une occasion
favorable, malgré les trente milles qui séparaient
le Nautilus des côtes de lUnion.
Mais une circonstance fâcheuse contrariait
absolument les projets du Canadien. Le temps
était fort mauvais. Nous approchions de ces
parages où les tempêtes sont fréquentes, de cette
patrie des trombes et des cyclones, précisément
engendrés par le courant du Gulf Stream.
Affronter une mer souvent démontée sur un frêle
canot, cétait courir à une perte certaine. Ned
Land en convenait lui-même. Aussi rongeait-il
son frein, pris dune furieuse nostalgie que la
fuite seule eût pu guérir.
« Monsieur, me dit-il ce jour-là, il faut que
cela finisse. Je veux en avoir le coeur net. Votre
Nemo sécarte des terres et remonte vers le nord.
Mais je vous le déclare, jai assez du pôle Sud, et
je ne le suivrai pas au pôle Nord.
Que faire, Ned, puisquune évasion est
852
impraticable en ce moment ?
Jen reviens à mon idée. Il faut parler au
capitaine. Vous navez rien dit, quand nous étions
dans les mers de votre pays. Je veux parler,
maintenant que nous sommes dans les mers du
mien. Quand je songe quavant quelques jours, le
Nautilus va se trouver à la hauteur de la
Nouvelle-Ecosse, et que là, vers Terre-Neuve,
souvre une large baie, que dans cette baie se jette
le Saint-Laurent, et que le Saint-Laurent, cest
mon fleuve à moi, le fleuve de Québec, ma ville
natale ; quand je songe à cela, la fureur me monte
au visage, mes cheveux se hérissent. Tenez,
monsieur, je me jetterai plutôt à la mer ! Je ne
resterai pas ici ! Jy étouffe ! »
Le Canadien était évidemment à bout de
patience. Sa vigoureuse nature ne pouvait
saccommoder de cet emprisonnement prolongé.
Sa physionomie saltérait de jour en jour. Son
caractère devenait de plus en plus sombre. Je
sentais ce quil devait souffrir, car, moi aussi, la
nostalgie me prenait. Près de sept mois sétaient
écoulés sans que nous eussions eu aucune
853
nouvelle de la terre. De plus, lisolement du
capitaine Nemo, son humeur modifiée, surtout
depuis le combat des poulpes, sa taciturnité, tout
me faisait apparaître les choses sous un aspect
différent. Je ne sentais plus lenthousiasme des
premiers jours. Il fallait être un Flamand comme
Conseil pour accepter cette situation, dans ce
milieu réservé aux cétacés et autres habitants de
la mer. Véritablement, si ce brave garçon, au lieu
de poumons, avait eu des branchies, je crois quil
aurait fait un poisson distingué !
« Eh bien, monsieur ? reprit Ned Land, voyant
que je ne répondais pas.
Eh bien, Ned, vous voulez que je demande
au capitaine Nemo quelles sont ses intentions à
notre égard ?
Oui, monsieur.
Et cela, quoiquil les ait déjà fait connaître ?
Oui. Je désire être fixé une dernière fois.
Parlez pour moi seul, en mon seul nom, si vous
voulez.
Mais je le rencontre rarement. Il mévite
854
même.
Cest une raison de plus pour laller voir.
Je linterrogerai, Ned.
Quand ? demanda le Canadien en insistant.
Quand je le rencontrerai.
Monsieur Aronnax, voulez-vous que jaille
le trouver, moi ?
Non, laissez-moi faire. Demain...
Aujourdhui, dit Ned Land.
Soit. Aujourdhui, je le verrai », répondis-je
au Canadien, qui, en agissant lui-même, eût
certainement tout compromis.
Je restai seul. La demande décidée, je résolus
den finir immédiatement. Jaime mieux chose
faite que chose à faire.
Je rentrai dans ma chambre. De là, jentendis
marcher dans celle du capitaine Nemo. Il ne
fallait pas laisser échapper cette occasion de le
rencontrer. Je frappai à sa porte. Je nobtins pas
de réponse. Je frappai de nouveau, puis je tournai
le bouton. La porte souvrit.
855
Jentrai. Le capitaine était là. Courbé sur sa
table de travail, il ne mavait pas entendu. Résolu
à ne pas sortir sans lavoir interrogé, je
mapprochai de lui. Il releva la tête brusquement,
fronça les sourcils, et me dit dun ton assez rude :
« Vous ici ! Que me voulez-vous ?
Vous parler, capitaine.
Mais je suis occupé, monsieur, je travaille.
Cette liberté que je vous laisse de vous isoler, ne
puis-je lavoir pour moi ? »
La réception était peu encourageante. Mais
jétais décidé à tout entendre pour tout répondre.
« Monsieur, dis-je froidement, jai à vous
parler dune affaire quil ne mest pas permis de
retarder.
Laquelle, monsieur ? répondit-il
ironiquement. Avez-vous fait quelque découverte
qui mait échappé ? La mer vous a-t-elle livré de
nouveaux secrets ? »
Nous étions loin de compte. Mais avant que
jeusse répondu, me montrant un manuscrit
ouvert sur sa table, il me dit dun ton plus grave :
856
« Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit écrit
en plusieurs langues. Il contient le résumé de mes
études sur la mer, et, sil plaît à Dieu, il ne périra
pas avec moi. Ce manuscrit, signé de mon nom,
complété par lhistoire de ma vie, sera renfermé
dans un petit appareil insubmersible. Le dernier
survivant de nous tous à bord du Nautilus jettera
cet appareil à la mer, et il ira où les flots le
porteront. »
Le nom de cet homme ! Son histoire écrite par
lui-même ! Son mystère serait donc un jour
dévoilé ? Mais, en ce moment, je ne vis dans
cette communication quune entrée en matière.
« Capitaine, répondis-je, je ne puis
quapprouver la pensée qui vous fait agir. Il ne
faut pas que le fruit de vos études soit perdu.
Mais le moyen que vous employez me paraît
primitif. Qui sait où les vents pousseront cet
appareil, en quelles mains il tombera ? Ne
sauriez-vous trouver mieux ? Vous, ou lun des
vôtres ne peut-il... ?
Jamais, monsieur, dit vivement le capitaine
en minterrompant.
857
Mais moi, mes compagnons, nous sommes
prêts à garder ce manuscrit en réserve, et si vous
nous rendez la liberté...
La liberté ! fit le capitaine Nemo se levant.
Oui, monsieur, et cest à ce sujet que je
voulais vous interroger. Depuis sept mois nous
sommes à votre bord, et je vous demande
aujourdhui, au nom de mes compagnons comme
au mien, si votre intention est de nous y garder
toujours.
Monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, je
vous répondrai aujourdhui ce que je vous ai
répondu il y a sept mois : Qui entre dans le
Nautilus ne doit plus le quitter.
Cest lesclavage même que vous nous
imposez !
Donnez-lui le nom quil vous plaira.
Mais partout lesclave garde le droit de
recouvrer sa liberté ! Quels que soient les moyens
qui soffrent à lui, il peut les croire bons !
Ce droit, répondit le capitaine Nemo, qui
vous le dénie ? Ai-je jamais pensé à vous
858
enchaîner par un serment ? »
Le capitaine me regardait en se croisant les
bras.
« Monsieur, lui dis-je, revenir une seconde
fois sur ce sujet ne serait ni de votre goût ni du
mien. Mais puisque nous lavons entamé,
épuisons-le. Je vous le répète, ce nest pas
seulement de ma personne quil sagit. Pour moi
létude est un secours, une diversion puissante,
un entraînement, une passion qui peut me. faire
tout oublier. Comme vous, je suis homme à vivre
ignoré, obscur, dans le fragile espoir de léguer un
jour à lavenir le résultat de mes travaux, au
moyen dun appareil hypothétique confié au
hasard des flots et des vents. En un mot, je puis
vous admirer, vous suivre sans déplaisir dans un
rôle que je comprends sur certains points ; mais il
est encore dautres aspects de votre vie qui me la
font entrevoir entourée de complications et de
mystères auxquels seuls ici, mes compagnons et
moi, nous navons aucune part. Et même, quand
notre coeur a pu battre pour vous, ému par
quelques-unes de vos douleurs ou remué par vos
859
actes de génie ou de courage, nous avons dû
refouler en nous jusquau plus petit témoignage
de cette sympathie que fait naître la vue de ce qui
est beau et bon, que cela vienne de lami ou de
lennemi. Eh bien ! cest ce sentiment que nous
sommes étrangers à tout ce qui vous touche, qui
fait de notre position quelque chose
dinacceptable, dimpossible, même pour moi,
mais dimpossible pour Ned Land surtout. Tout
homme, par cela seul quil est homme, vaut
quon songe à lui. Vous êtes-vous demandé ce
que lamour de la liberté, la haine de lesclavage,
pouvaient faire naître de projets de vengeance
dans une nature comme celle du Canadien, ce
quil pouvait penser, tenter, essayer ?... »
Je métais tu. Le capitaine Nemo se leva.
« Que Ned Land pense, tente, essaie tout ce
quil voudra, que mimporte ? Ce nest pas moi
qui lai été chercher ! Ce nest pas pour mon
plaisir que je le garde à mon bord ! Quant à vous,
monsieur Aronnax, vous êtes de ceux qui peuvent
tout comprendre, même le silence. Je nai rien de
plus à vous répondre. Que cette première fois où
860
vous venez de traiter ce sujet soit aussi la
dernière, car une seconde fois, je ne pourrais
même pas vous écouter. »
Je me retirai. À compter de ce jour, notre
situation fut très tendue. Je rapportai ma
conversation à mes deux compagnons.
« Nous savons maintenant, dit Ned, quil ny a
rien à attendre de cet homme. Le Nautilus se
rapproche de Long-Island. Nous fuirons, quel que
soit le temps. »
Mais le ciel devenait de plus en plus
menaçant. Des symptômes douragan se
manifestaient. Latmosphère se faisait blanchâtre
et laiteuse. Aux cirrus à gerbes déliées
succédaient à lhorizon des couches de
nimbocumulus. Dautres nuages bas fuyaient
rapidement. La mer grossissait et se gonflait en
longues houles. Les oiseaux disparaissaient, à
lexception des satanicles, amis des tempêtes. Le
baromètre baissait notablement et indiquait dans
lair une extrême tension des vapeurs. Le
mélange du stormglass se décomposait sous
linfluence de lélectricité qui saturait
861
latmosphère. La lutte des éléments était
prochaine.
La tempête éclata dans la journée du 18 mai,
précisément lorsque le Nautilus flottait à la
hauteur de Long-Island, à quelques milles des
passes de New York. Je puis décrire cette lutte
des éléments, car au lieu de la fuir dans les
profondeurs de la mer, le capitaine Nemo, par un
inexplicable caprice, voulut la braver à sa
surface.
Le vent soufflait du sud-ouest, dabord en
grand frais, cest-à-dire avec une vitesse de
quinze mètres à la seconde, qui fut portée à vingtcinq
mètres vers trois heures du soir. Cest le
chiffre des tempêtes.
Le capitaine Nemo, inébranlable sous les
rafales, avait pris place sur la plate-forme. Il
sétait amarré à mi-corps pour résister aux vagues
monstrueuses qui déferlaient. Je my étais hissé et
attaché aussi, partageant mon admiration entre
cette tempête et cet homme incomparable qui lui
tenait tête.
La mer démontée était balayée par de grandes
862
loques de nuages qui trempaient dans ses flots. Je
ne voyais plus aucune de ces petites lames
intermédiaires qui se forment au fond des grands
creux. Rien que de longues ondulations
fuligineuses, dont la crête ne déferle pas, tant
elles sont compactes. Leur hauteur saccroissait.
Elles sexcitaient entre elles. Le Nautilus, tantôt
couché sur le côté, tantôt dressé comme un mât,
roulait et tanguait épouvantablement.
Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba,
qui nabattit ni le vent ni la mer. Louragan se
déchaîna avec une vitesse de quarante-cinq
mètres à la seconde, soit près de quarante lieues à
lheure. Cest dans ces conditions quil renverse
des maisons, quil enfonce des tuiles de toits dans
des portes, quil rompt des grilles de fer, quil
déplace des canons de vingt-quatre. Et pourtant le
Nautilus, au milieu de la tourmente, justifiait
cette parole dun savant ingénieur : « Il ny a pas
de coque bien construite qui ne puisse défier à la
mer ! » Ce nétait pas un roc résistant, que ces
lames eussent démoli, cétait un fuseau dacier,
obéissant et mobile, sans gréement, sans mâture,
qui bravait impunément leur fureur.
863
Cependant jexaminais attentivement ces
vagues déchaînées. Elles mesuraient jusquà
quinze mètres de hauteur sur une longueur de
cent cinquante à cent soixante-quinze mètres, et
leur vitesse de propagation, moitié de celle du
vent, était de quinze mètres à la seconde. Leur
volume et leur puissance saccroissaient avec la
profondeur des eaux. Je compris alors le rôle de
ces lames qui emprisonnent lair dans leurs flancs
et le refoulent au fond des mers où elles portent la
vie avec loxygène. Leur extrême force de
pression on la calculée peut sélever jusquà
trois mille kilogrammes par pied carré de la
surface quelles contrebattent. Ce sont de telles
lames qui, aux Hébrides, ont déplacé un bloc
pesant quatre-vingt-quatre mille livres. Ce sont
elles qui, dans la tempête du 23 décembre 1864,
après avoir renversé une partie de la ville de
Yéddo, au Japon, faisant sept cents kilomètres à
lheure, allèrent se briser le même jour sur les
rivages de lAmérique.
Lintensité de la tempête saccrut avec la nuit.
Le baromètre, comme en 1860, à la Réunion,
pendant un cyclone, tomba à 710 millimètres. À
864
la chute du jour, je vis passer à lhorizon un
grand navire qui luttait péniblement. Il capeyait
sous petite vapeur pour se maintenir debout à la
lame. Ce devait être un des steamers des lignes de
New York à Liverpool ou au Havre. Il disparut
bientôt dans lombre.
À dix heures du soir, le ciel était en feu.
Latmosphère fut zébrée déclairs violents. Je ne
pouvais en supporter léclat, tandis que le
capitaine Nemo, les regardant en face, semblait
aspirer en lui lâme de la tempête. Un bruit
terrible emplissait les airs, bruit complexe, fait
des hurlements des vagues écrasées, des
mugissements du vent, des éclats du tonnerre. Le
vent sautait à tous les points de lhorizon, et le
cyclone, partant de lest, y revenait en passant par
le nord, louest et le sud, en sens inverse des
tempêtes tournantes de lhémisphère austral.
Ah ! ce Gulf Stream ! Il justifiait bien son nom
de roi des tempêtes ! Cest lui qui crée ces
formidables cyclones par la différence de
température des couches dair superposées à ses
courants.
865
À la pluie avait succédé une averse de feu. Les
gouttelettes deau se changeaient en aigrettes
fulminantes. On eût dit que le capitaine Nemo,
voulant une mort digne de lui, cherchait à se faire
foudroyer. Dans un effroyable mouvement de
tangage, le Nautilus dressa en lair son éperon
dacier, comme la tige dun paratonnerre, et jen
vis jaillir de longues étincelles.
Brisé, à bout de forces, je me coulai à plat
ventre vers le panneau. Je louvris et je
redescendis au salon. Lorage atteignait alors son
maximum dintensité. Il était impossible de se
tenir debout à lintérieur du Nautilus.
Le capitaine Nemo rentra vers minuit.
Jentendis les réservoirs se remplir peu à peu, et
le Nautilus senfonça doucement au-dessous de la
surface des flots.
Par les vitres ouvertes du salon, je vis de
grands poissons effarés qui passaient comme des
fantômes dans les eaux en feu. Quelques-uns
furent foudroyés sous mes yeux !
Le Nautilus descendait toujours. Je pensais
quil retrouverait le calme à une profondeur de
866
quinze mètres. Non. Les couches supérieures
étaient trop violemment agitées. Il fallut aller
chercher le repos jusquà cinquante mètres dans
les entrailles de la mer.
Mais là, quelle tranquillité, quel silence, quel
milieu paisible ! Qui eût dit quun ouragan
terrible se déchaînait alors à la surface de cet
océan ?
867
XX
Par 47° 24 de latitude et 17° 28 de longitude
À la suite de cette tempête, nous avions été
rejetés dans lest. Tout espoir de sévader sur les
atterrages de New York ou du Saint-Laurent
sévanouissait. Le pauvre Ned, désespéré, sisola
comme le capitaine Nemo. Conseil et moi, nous
ne nous quittions plus.
Jai dit que le Nautilus sétait écarté dans lest.
Jaurais dû dire, plus exactement, dans le nord-est
. Pendant quelques jours, il erra tantôt à la surface
des flots, tantôt au-dessous, au milieu de ces
brumes si redoutables aux navigateurs. Elles sont
principalement dues à la fonte des glaces, qui
entretient une extrême humidité dans
latmosphère. Que de navires perdus dans ces
parages, lorsquils allaient reconnaître les feux
incertains de la côte ! Que de sinistres dus à ces
868
brouillards opaques ! Que de chocs sur ces
écueils dont le ressac est éteint par le bruit du
vent ! Que de collisions entre les bâtiments,
malgré leurs feux de position, malgré les
avertissements de leurs sifflets et de leurs cloches
dalarme !
Aussi, le fond de ces mers offrait-il laspect
dun champ de bataille, où gisaient encore tous
ces vaincus de locéan ; les uns vieux et empâtés
déjà ; les autres jeunes et réfléchissant léclat de
notre fanal sur leurs ferrures et leurs carènes de
cuivre. Parmi eux, que de bâtiments perdus corps
et biens, avec leurs équipages, leur monde
démigrants, sur ces points dangereux signalés
dans les statistiques, le cap Race, lîle Saint-Paul,
le détroit de Belle-Île, lestuaire du Saint-
Laurent ! Et depuis quelques années seulement
que de victimes fournies à ces funèbres annales
par les lignes du Royal-Mail, dInmann, de
Montréal, le Solway, lIsis, le Paramatta,
lHungarian, le Canadian, lAnglo-Saxon, le
Humboldt, lUnited-States, tous échoués, lArctic,
le Lyonnais, coulés par abordage, le Président, le
Pacific, le City-of-Glasgow, disparus pour des
869
causes ignorées, sombres débris au milieu
desquels naviguait le Nautilus, comme sil eût
passé une revue des morts !
Le 15 mai, nous étions sur lextrémité
méridionale du banc de Terre-Neuve. Ce banc est
un produit des alluvions marines, un amas
considérable de ces détritus organiques, amenés
soit de lÉquateur par le courant du Gulf Stream,
soit du pôle boréal, par ce contre-courant deau
froide qui longe la côte américaine. Là aussi
samoncellent les blocs erratiques charriés par la
débâcle des glaces. Là sest formé un vaste
ossuaire de poissons, de mollusques ou de
zoophytes qui y périssent par milliards.
La profondeur de la mer nest pas considérable
au banc de Terre-Neuve. Quelques centaines de
brasses au plus. Mais vers le sud se creuse
subitement une dépression profonde, un trou de
trois mille mètres. Là sélargit le Gulf Stream.
Cest un épanouissement de ses eaux. Il perd de
sa vitesse et de sa température, mais il devient
une mer.
Parmi les poissons que le Nautilus effaroucha
870
à son passage, je citerai le cycloptère dun mètre,
à dos noirâtre, à ventre orange, qui donne à ses
congénères un exemple peu suivi de fidélité
conjugale, un unernack de grande taille, sorte de
murène émeraude, dun goût excellent, des
karraks à gros yeux, dont la tête a quelque
ressemblance avec celle du chien, des blennies,
ovovivipares comme les serpents, des gobiesboulerots
ou goujons noirs de deux décimètres,
des macroures à longue queue, brillant dun éclat
argenté, poissons rapides, aventurés loin des mers
hyperboréennes.
Les filets ramassèrent aussi un poisson hardi,
audacieux, vigoureux, bien musclé, armé de
piquants à la tête et daiguillons aux nageoires,
véritable scorpion de deux à trois mètres, ennemi
acharné des blennies, des gades et des saumons ;
cétait le cotte des mers septentrionales, au corps
tuberculeux, brun de couleur, rouge aux.
nageoires. Les pêcheurs du Nautilus eurent
quelque peine à semparer de cet animal, qui,
grâce à la conformation de ses opercules,
préserve ses organes respiratoires du contact
desséchant de latmosphère et peut vivre quelque
871
temps hors de leau.
Je cite maintenant pour mémoire des
bosquiens, petits poissons qui accompagnent
longtemps les navires dans les mers boréales, des
ables-oxyrhinques, spéciaux à lAtlantique
septentrional, des rascasses, et jarrive aux gades,
principalement à lespèce morue, que je surpris
dans ses eaux de prédilection, sur cet inépuisable
banc de Terre-Neuve.
On peut dire que ces morues sont des poissons
de montagnes, car Terre-Neuve nest quune
montagne sous-marine. Lorsque le Nautilus
souvrit un chemin à travers leurs phalanges
pressées, Conseil ne put retenir cette
observation :
« Ça ! des morues ! dit-il ; mais je croyais que
les morues étaient plates comme des limandes ou
des soles ?
Naïf ! mécriai-je. Les morues ne sont plates
que chez lépicier, où on les montre ouvertes et
étalées. Mais dans leau, ce sont des poissons
fusiformes comme les mulets, et parfaitement
conformés pour la marche.
872
Je veux croire monsieur, répondit Conseil.
Quelle nuée, quelle fourmilière !
Eh ! mon ami, il y en aurait bien davantage,
sans leurs ennemis, les rascasses et les hommes !
Sais-tu combien on a compté doeufs dans une
seule femelle ?
Faisons bien les choses, répondit Conseil.
Cinq cent mille.
Onze millions, mon ami.
Onze millions. Voilà ce que je nadmettrai
jamais, à moins de les compter moi-même.
Compte-les, Conseil. Mais tu auras plus vite
fait de me croire. Dailleurs, cest par milliers que
les Français, les Anglais, les Américains, les
Danois, les Norvégiens, pêchent les morues. On
les consomme en quantités prodigieuses, et sans
létonnante fécondité de ces poissons, les mers en
seraient bientôt dépeuplées. Ainsi, en Angleterre
et en Amérique seulement, cinq mille navires
montés par soixante-quinze mille marins, sont
employés à la pêche de la morue. Chaque navire
en rapporte quarante mille en moyenne, ce qui
873
fait vingt-cinq millions. Sur les côtes de la
Norvège, même résultat.
Bien, répondit Conseil, je men rapporte à
monsieur. Je ne les compterai pas.
Quoi donc ?
Les onze millions doeufs. Mais je ferai une
remarque.
Laquelle ?
Cest que si tous les oeufs éclosaient, il
suffirait de quatre morues pour alimenter
lAngleterre, lAmérique et la Norvège. »
Pendant que nous effleurions les fonds du
banc de Terre-Neuve, je vis parfaitement ces
longues lignes, armées de deux cents hameçons,
que chaque bateau tend par douzaines. Chaque
ligne, entraînée par un bout au moyen dun petit
grappin, était retenue à la surface par un orin fixé
sur une bouée de liège. Le Nautilus dut
manoeuvrer adroitement au milieu de ce réseau
sous-marin.
Dailleurs il ne demeura pas longtemps dans
ces parages fréquentés. Il séleva jusque vers le
874
quarante-deuxième degré de latitude. Cétait à la
hauteur de Saint-Jean de Terre-Neuve et de
Hearts Content, où aboutit lextrémité du câble
transatlantique.
Le Nautilus, au lieu de continuer à marcher au
nord, prit direction vers lest, comme sil voulait
suivre ce plateau télégraphique sur lequel repose
le câble, et dont des sondages multipliés ont
donné le relief avec une extrême exactitude.
Ce fut le 17 mai, à cinq cents milles environ
de Hearts Content, par deux mille huit cents
mètres de profondeur, que japerçus le câble
gisant sur le sol. Conseil, que je navais pas
prévenu, le prit dabord pour un gigantesque
serpent de mer et sapprêtait à le classer suivant
sa méthode ordinaire. Mais je désabusai le digne
garçon, et pour le consoler de son déboire, je lui
appris diverses particularités de la pose de ce
câble.
Le premier câble fut établi pendant les années
1857 et 1858 ; mais, après avoir transmis quatre
cents télégrammes environ, il cessa de
fonctionner. En 1863, les ingénieurs
875
construisirent un nouveau câble, mesurant trois
mille quatre cents kilomètres et pesant quatre
mille cinq cents tonnes, qui fut embarqué sur le
Great-Eastern. Cette tentative échoua encore.
Or, le 25 mai, le Nautilus, immergé par trois
mille huit cent trente-six mètres de profondeur, se
trouvait précisément en cet endroit où se
produisit la rupture qui ruina lentreprise. Cétait
à six cent trente-huit milles de la côte dIrlande.
On saperçut, à deux heures après midi, que les
communications avec lEurope venaient de
sinterrompre. Les électriciens du bord résolurent
de couper le câble avant de le repêcher, et à onze
heures du soir, ils avaient ramené la partie
avariée. On refit un joint et une épissure ; puis le
câble fut immergé de nouveau. Mais, quelques
jours plus tard, il se rompit et ne put être ressaisi
dans les profondeurs de locéan.
Les Américains ne se découragèrent pas.
Laudacieux Cyrus Field, le promoteur de
lentreprise, qui y risquait toute sa fortune,
provoqua une nouvelle souscription. Elle fut
immédiatement couverte. Un autre câble fut
876
établi dans de meilleures conditions. Le faisceau
de fils conducteurs isolés dans une enveloppe de
guttapercha, était protégé par un matelas de
matières textiles contenu dans une armature
métallique. Le Great-Eastern reprit la mer le 13
juillet 1866.
Lopération marcha bien. Cependant un
incident arriva. Plusieurs fois, en déroulant le
câble, les électriciens observèrent que des clous y
avaient été récemment enfoncés dans le but den
détériorer lâme. Le capitaine Anderson, ses
officiers, ses ingénieurs, se réunirent,
délibérèrent, et firent afficher que si le coupable
était surpris à bord, il serait jeté à la mer sans
autre jugement. Depuis lors, la criminelle
tentative ne se reproduisit plus.
Le 23 juillet, le Great-Eastern nétait plus
quà huit cents kilomètres de Terre-Neuve,
lorsquon lui télégraphia dIrlande la nouvelle de
larmistice conclu entre la Prusse et lAutriche
après Sadowa. Le 27, il relevait au milieu des
brumes le port de Hearts Content. Lentreprise
était heureusement terminée, et par sa première
877
dépêche, la jeune Amérique adressait à la vieille
Europe ces sages paroles si rarement comprises :
« Gloire à Dieu dans le ciel, et paix aux hommes
de bonne volonté sur la terre. »
Je ne mattendais pas à trouver le câble
électrique dans son état primitif, tel quil était en
sortant des ateliers de fabrication. Le long
serpent, recouvert de débris de coquilles, hérissé
de foraminifères, était encroûté dans un
empâtement pierreux qui le protégeait contre les
mollusques perforants. Il reposait tranquillement,
à labri des mouvements de la mer, et sous une
pression favorable à la transmission de létincelle
électrique qui passe de lAmérique à lEurope en
trente-deux centièmes de seconde. La durée de ce
câble sera infinie sans doute, car on a observé que
lenveloppe de guttapercha saméliore par son
séjour dans leau de mer.
Dailleurs, sur ce plateau si heureusement
choisi, le câble nest jamais immergé à des
profondeurs telles quil puisse se rompre. Le
Nautilus le suivit jusquà son fond le plus bas,
situé par quatre mille quatre cent trente et un
878
mètres, et là, il reposait encore sans aucun effort
de traction. Puis, nous nous rapprochâmes de
lendroit où avait eu lieu laccident de 1863.
Le fond océanique formait alors une vallée
large de cent vingt kilomètres, sur laquelle on eût
pu poser le mont Blanc sans que son sommet
émergeât de la surface des flots. Cette vallée est
fermée à lest par une muraille à pic de deux
mille mètres. Nous y arrivions le 28 mai, et le
Nautilus nétait plus quà cent cinquante
kilomètres de lIrlande.
Le capitaine Nemo allait-il remonter pour
atterrir sur les Îles Britanniques ? Non. À ma
grande surprise, il redescendit au sud et revint
vers les mers européennes. En contournant lîle
dEmeraude, japerçus un instant le cap Clear et
le feu de Fastenet, qui éclaire les milliers de
navires sortis de Glasgow ou de Liverpool.
Une importante question se posait alors à mon
esprit. Le Nautilus oserait-il sengager dans la
Manche ? Ned Land, qui avait reparu depuis que
nous rallions la terre, ne cessait de minterroger.
Comment lui répondre ? Le capitaine Nemo
879
demeurait invisible. Après avoir laissé entrevoir
au Canadien les rivages dAmérique, allait-il
donc me montrer les côtes de France ?
Cependant le Nautilus sabaissait toujours vers
le sud. Le 30 mai, il passait en vue du Lands
End, entre la pointe extrême de lAngleterre et les
Sorlingues, quil laissa sur tribord.
Sil voulait entrer en Manche, il lui fallait
prendre franchement à lest. Il ne le fit pas.
Pendant toute la journée du 31 mai, le
Nautilus décrivit sur la mer une série de cercles
qui mintriguèrent vivement. Il semblait chercher
un endroit quil avait quelque peine à trouver. À
midi, le capitaine Nemo vint faire son point luimême.
Il ne madressa pas la parole. Il me parut
plus sombre que jamais. Qui pouvait lattrister
ainsi ? Était-ce sa proximité des rivages
européens ? Sentait-il quelque ressouvenir de son
pays abandonné ? Quéprouvait-il alors ? des
remords ou des regrets ? Longtemps cette pensée
occupa mon esprit, et jeus comme un
pressentiment que le hasard trahirait avant peu les
secrets du capitaine.
880
Le lendemain, 1er juin, le Nautilus conserva les
mêmes allures. Il était évident quil cherchait à
reconnaître un point précis de locéan. Le
capitaine Nemo vint prendre la hauteur du soleil,
ainsi quil avait fait la veille. La mer était belle, le
ciel pur. À huit milles dans lest, un grand navire
à vapeur se dessinait sur la ligne de lhorizon.
Aucun pavillon ne battait à sa corne, et je ne pus
reconnaître sa nationalité.
Le capitaine Nemo, quelques minutes avant
que le soleil passât au méridien, prit son sextant
et observa avec une précision extrême. Le calme
absolu des flots facilitait son opération. Le
Nautilus immobile ne ressentait ni roulis ni
tangage.
Jétais en ce moment sur la plate-forme.
Lorsque son relèvement fut terminé, le capitaine
prononça ces seuls mots :
« Cest ici ! »
Il redescendit par le panneau. Avait-il vu le
bâtiment qui modifiait sa marche et semblait se
rapprocher de nous ? Je ne saurais le dire.
881
Je revins au salon. Le panneau se ferma, et
jentendis les sifflements de leau dans les
réservoirs. Le Nautilus commença de senfoncer,
suivant une ligne verticale, car son hélice
entravée ne lui communiquait plus aucun
mouvement.
Quelques minutes plus tard, il sarrêtait à une
profondeur de huit cent trente-trois mètres et
reposait sur le sol.
Le plafond lumineux du salon séteignit alors,
les panneaux souvrirent, et à travers les vitres,
japerçus la mer vivement illuminée par les
rayons du fanal dans un rayon dun demi-mille.
Je regardai à bâbord et je ne vis rien que
limmensité des eaux tranquilles.
Par tribord, sur le fond, apparaissait une forte
extumescence qui attira mon attention. On eût dit
des ruines ensevelies sous un empâtement de
coquilles blanchâtres comme sous un manteau de
neige. En examinant attentivement cette masse, je
crus reconnaître les formes épaissies dun navire,
rasé de ses mâts, qui devait avoir coulé par
lavant. Ce sinistre datait certainement dune
882
époque reculée. Cette épave, pour être ainsi
encroûtée dans le calcaire des eaux, comptait déjà
bien des années passées sur ce fond de locéan.
Quel était ce navire ? Pourquoi le Nautilus
venait-il visiter sa tombe ? Nétait-ce donc pas un
naufrage qui avait entraîné ce bâtiment sous les
eaux ?
Je ne savais que penser, quand, près de moi,
jentendis le capitaine Nemo dire dune voix
lente :
« Autrefois ce navire se nommait le
Marseillais. Il portait soixante-quatorze canons et
fut lancé en 1762. En 1778, le 13 août,
commandé par La Poype-Vertrieux, il se battait
audacieusement contre le Preston. En 1779, le 4
juillet, il assistait avec lescadre de lamiral
dEstaing à la prise de Grenade. En 1781, le 5
septembre, il prenait part au combat du comte de
Grasse dans la baie de la Chesapeak. En 1794, la
République française lui changeait son nom. Le
16 avril de la même année, il rejoignait à Brest
lescadre de Villaret-Joyeuse, chargée descorter
un convoi de blé qui venait dAmérique sous le
883
commandement de lamiral van Stabel. Le 11 et
le 12 prairial an II, cette escadre se rencontrait
avec les vaisseaux anglais. Monsieur, cest
aujourdhui le 13 prairial, le 1er juin 1868. Il y a
soixante-quatorze ans, jour pour jour, à cette
place même, par 47° 24 de latitude et 17° 28 de
longitude, ce navire, après un combat héroïque,
démâté de ses trois mâts, leau dans ses soutes, le
tiers de son équipage hors de combat, aima mieux
sengloutir avec ses trois cent cinquante-six
marins que de se rendre, et clouant son pavillon à
sa poupe, il disparut sous les flots au cri de : Vive
la République !
Le Vengeur ! mécriai-je.
Oui ! monsieur. Le Vengeur ! Un beau
nom ! » murmura le capitaine Nemo en se
croisant les bras.
884
XXI
Une hécatombe
Cette façon de dire, limprévu de cette scène,
cet historique du navire patriote froidement
raconté dabord, puis lémotion avec laquelle
létrange personnage avait prononcé ses dernières
paroles, ce nom de Vengeur, dont la signification
ne pouvait méchapper, tout se réunissait pour
frapper profondément mon esprit. Mes regards ne
quittaient plus le capitaine. Lui, les mains tendues
vers la mer, considérait dun oeil ardent la
glorieuse épave. Peut-être ne devais-je jamais
savoir qui il était, doù il venait, où il allait, mais
je voyais de plus en plus lhomme se dégager du
savant. Ce nétait pas une misanthropie commune
qui avait enfermé dans les flancs du Nautilus le
capitaine Nemo et ses compagnons, mais une
haine monstrueuse ou sublime que le temps ne
885
pouvait affaiblir.
Cette haine cherchait-elle encore des
vengeances ? Lavenir devait bientôt me
lapprendre.
Cependant, le Nautilus remontait lentement
vers la surface de la mer, et je vis disparaître peu
à peu les formes confuses du Vengeur. Bientôt un
léger roulis mindiqua que nous flottions à lair
libre.
En ce moment, une sourde détonation se fit
entendre. Je regardai le capitaine. Le capitaine ne
bougea pas.
« Capitaine ? » dis-je.
Il ne répondit pas.
Je le quittai et montai sur la plate-forme.
Conseil et le Canadien my avaient précédé.
« Doù vient cette détonation ? demandai-je.
Un coup de canon », répondit Ned Land.
Je regardai dans la direction du navire que
javais aperçu. Il sétait rapproché du Nautilus et
lon voyait quil forçait de vapeur. Six milles les
886
séparaient de nous.
« Quel est ce bâtiment, Ned ?
À son gréement, à la hauteur de ses bas
mâts, répondit le Canadien, je parierais pour un
navire de guerre. Puisse-t-il venir sur nous et
couler, sil le faut, ce damné Nautilus !
Ami Ned, répondit Conseil, quel mal peut-il
faire au Nautilus ? Ira-t-il lattaquer sous les
flots ? Ira-t-il le canonner au fond des mers ?
Dites-moi, Ned, demandai-je, pouvez-vous
reconnaître la nationalité de ce bâtiment ? »
Le Canadien, fronçant ses sourcils, abaissant
ses paupières, plissant ses yeux aux angles, fixa
pendant quelques instants le navire de toute la
puissance de son regard.
« Non, monsieur, répondit-il. Je ne saurais
reconnaître à quelle nation il appartient. Son
pavillon nest pas hissé. Mais je puis affirmer que
cest un navire de guerre, car une longue flamme
se déroule à lextrémité de son grand mât. »
Pendant un quart dheure, nous continuâmes
dobserver le bâtiment qui se dirigeait vers nous.
887
Je ne pouvais admettre, cependant, quil eût
reconnu le Nautilus à cette distance, encore
moins quil sût ce quétait cet engin sous-marin.
Bientôt le Canadien mannonça que ce
bâtiment était un grand vaisseau de guerre, à
éperon, un deux-ponts cuirassé. Une épaisse
fumée noire séchappait de ses deux cheminées.
Ses voiles serrées se confondaient avec la ligne
des vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon.
La distance empêchait encore de distinguer les
couleurs de sa flamme, qui flottait comme un
mince ruban.
Il savançait rapidement. Si le capitaine Nemo
le laissait approcher, une chance de salut soffrait
à nous.
« Monsieur, me dit Ned Land, que ce bâtiment
nous passe à un mille, je me jette à la mer, et je
vous engage à faire comme moi. »
Je ne répondis pas à la proposition du
Canadien, et je continuai de regarder le navire qui
grandissait à vue doeil. Quil fût anglais,
français, américain ou russe, il était certain quil
nous accueillerait, si nous pouvions gagner son
888
bord.
« Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors
Conseil, que nous avons quelque expérience de la
natation. Il peut se reposer sur moi du soin de le
remorquer vers ce navire, sil lui convient de
suivre lami Ned. »
Jallais répondre, lorsquune vapeur blanche
jaillit à lavant du vaisseau de guerre. Puis,
quelques secondes plus tard, les eaux troublées
par la chute dun corps pesant, éclaboussèrent
larrière du Nautilus. Peu après, une détonation
frappait mon oreille.
« Comment ? ils tirent sur nous ! mécriai-je.
Braves gens ! murmura le Canadien.
Ils ne nous prennent donc pas pour des
naufragés accrochés à une épave !
Nen déplaise à monsieur... Bon, fit
Conseil en secouant leau quun nouveau boulet
avait fait jaillir jusquà lui. Nen déplaise à
monsieur, ils ont reconnu le narval, et ils
canonnent le narval.
Mais ils doivent bien voir, mécriai-je, quils
889
ont affaire à des hommes.
Cest peut-être pour cela ! » répondit Ned
Land en me regardant.
Toute une révélation se fit dans mon esprit.
Sans doute, on savait à quoi sen tenir maintenant
sur lexistence du prétendu monstre. Sans doute,
dans son abordage avec lAbraham Lincoln,
lorsque le Canadien le frappa de son harpon, le
commandant Farragut avait reconnu que le narval
était un bateau sous-marin, plus dangereux quun
cétacé surnaturel ?
Oui, cela devait être ainsi, et sur toutes les
mers, sans doute, on poursuivait maintenant ce
terrible engin de destruction !
Terrible, en effet, si, comme on pouvait le
supposer, le capitaine Nemo employait le
Nautilus à une oeuvre de vengeance ! Pendant
cette nuit, lorsquil nous emprisonna dans la
cellule, au milieu de locéan Indien, ne sétait-il
pas attaqué à quelque navire ? Cet homme enterré
maintenant dans le cimetière de corail, navait-il
pas été victime du choc provoqué par le
Nautilus ? Oui, je le répète. Il en devait être ainsi.
890
Une partie de la mystérieuse existence du
capitaine Nemo se dévoilait. Et si son identité
nétait pas reconnue, du moins, les nations
coalisées contre lui chassaient maintenant, non
plus un être chimérique, mais un homme qui leur
avait voué une haine implacable !
Tout ce passé formidable apparut à mes yeux.
Au lieu de rencontrer des amis sur ce navire qui
sapprochait, nous ny pouvions trouver que des
ennemis sans pitié.
Cependant les boulets se multipliaient autour
de nous. Quelques-uns, rencontrant la surface
liquide, sen allaient par ricochet se perdre à des
distances considérables. Mais aucun natteignit le
Nautilus.
Le navire cuirassé nétait plus alors quà trois
milles. Malgré sa violente canonnade, le capitaine
Nemo ne paraissait pas sur la plate-forme. Et
cependant, lun de ces boulets coniques, frappant
normalement la coque du Nautilus, lui eût été
fatal.
Le Canadien me dit alors :
891
« Monsieur, nous devons tout tenter pour nous
tirer de ce mauvais pas. Faisons des signaux !
Mille diables ! On comprendra peut-être que nous
sommes dhonnêtes gens ! »
Ned Land prit son mouchoir pour lagiter dans
lair. Mais il lavait à peine déployé, que, terrassé
par une main de fer, malgré sa force prodigieuse,
il tombait sur le pont.
« Misérable, sécria le capitaine, veux-tu donc
que je te cloue sur léperon du Nautilus avant
quil ne se précipite contre ce navire ? »
Le capitaine Nemo, terrible à entendre, était
plus terrible encore à voir. Sa face avait pâli sous
les spasmes de son coeur, qui avait dû cesser de
battre un instant. Ses pupilles sétaient
contractées effroyablement. Sa voix ne parlait
plus, elle rugissait. Le corps penché en avant, il
tordait sous sa main les épaules du Canadien.
Puis, labandonnant et se retournant vers le
vaisseau de guerre dont les boulets pleuvaient
autour de lui :
« Ah ! tu sais qui je suis, navire dune nation
892
maudite ! sécria-t-il de sa voix puissante. Moi, je
nai pas eu besoin de tes couleurs pour te
reconnaître ! Regarde ! Je vais te montrer les
miennes ! »
Et le capitaine Nemo déploya à lavant de la
plate-forme un pavillon noir, semblable à celui
quil avait déjà planté au pôle Sud.
À ce moment, un boulet frappant obliquement
la coque du Nautilus, sans lentamer, et passant
par ricochet près du capitaine, alla se perdre en
mer.
Le capitaine Nemo haussa les épaules. Puis,
sadressant à moi :
« Descendez, me dit-il dun ton bref,
descendez, vous et vos compagnons.
Monsieur, mécriai-je, allez-vous donc
attaquer ce navire ?
Monsieur, je vais le couler.
Vous ne ferez pas cela !
Je le ferai, répondit froidement le capitaine
Nemo. Ne vous avisez pas de me juger,
monsieur. La fatalité vous montre ce que vous ne
893
deviez pas voir. Lattaque est venue. La riposte
sera terrible. Rentrez.
Ce navire, quel est-il ?
Vous ne le savez pas ? Eh bien ! tant mieux !
Sa nationalité, du moins, restera un secret pour
vous. Descendez. »
Le Canadien, Conseil et moi, nous ne
pouvions quobéir. Une quinzaine de marins du
Nautilus entouraient le capitaine et regardaient
avec un implacable sentiment de haine ce navire
qui savançait vers eux. On sentait que le même
souffle de vengeance animait toutes ces âmes.
Je descendis au moment où un nouveau
projectile éraillait encore la coque du Nautilus, et
jentendis le capitaine sécrier :
« Frappe, navire insensé ! Prodigue tes inutiles
boulets ! Tu néchapperas pas à léperon du
Nautilus. Mais ce nest pas à cette place que tu
dois périr ! Je ne veux pas que tes ruines aillent
se confondre avec les ruines du Vengeur ! »
Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son
second étaient restés sur la plate-forme. Lhélice
894
fut mise en mouvement. Le Nautilus, séloignant
avec vitesse, se mit hors de la portée des boulets
du vaisseau. Mais la poursuite continua, et le
capitaine Nemo se contenta de maintenir sa
distance.
Vers quatre heures du soir, ne pouvant
contenir limpatience et linquiétude qui me
dévoraient, je revins vers lescalier central. Le
panneau était ouvert. Je me hasardai sur la plateforme.
Le capitaine sy promenait encore dun
pas agité. Il regardait le navire qui lui restait sous
le vent à cinq ou six milles. Il tournait autour de
lui comme une bête fauve, et lattirant vers lest,
il se laissait poursuivre. Cependant, il nattaquait
pas. Peut-être hésitait-il encore ?
Je voulus intervenir une dernière fois. Mais
javais à peine interpellé le capitaine Nemo, que
celui-ci mimposant silence :
« Je suis le droit, je suis la justice ! me dit-il.
Je suis lopprimé, et voilà loppresseur ! Cest par
lui que tout ce que jai aimé, chéri, vénéré, patrie,
femme, enfants, mon père, ma mère, jai vu tout
périr ! Tout ce que je hais est là ! Taisez-vous ! »
895
Je portai un dernier regard vers le vaisseau de
guerre qui forçait de vapeur. Puis, je rejoignis
Ned et Conseil.
« Nous fuirons ! mécriai-je.
Bien, fit Ned. Quel est ce navire ?
Je lignore. Mais quel quil soit, il sera coulé
avant la nuit. En tout cas, mieux vaut périr avec
lui que de se faire les complices de représailles
dont on ne peut pas mesurer léquité.
Cest mon avis, répondit froidement Ned
Land. Attendons la nuit. »
La nuit arriva. Un profond silence régnait à
bord. La boussole indiquait que le Nautilus
navait pas modifié sa direction. Jentendais le
battement de son hélice qui frappait les flots avec
une rapide régularité. Il se tenait à la surface des
eaux, et un léger roulis le portait tantôt sur un
bord, tantôt sur un autre.
Mes compagnons et moi, nous avions résolu
de fuir au moment où le vaisseau serait assez
rapproché, soit pour nous faire entendre, soit pour
nous faire voir, car la lune, qui devait être pleine
896
trois jours plus tard, resplendissait. Une fois à
bord de ce navire, si nous ne pouvions prévenir le
coup qui le menaçait, du moins nous ferions tout
ce que les circonstances nous permettraient de
tenter. Plusieurs fois, je crus que le Nautilus se
disposait pour lattaque. Mais il se contentait de
laisser se rapprocher son adversaire, et, peu de
temps après, il reprenait son allure de fuite.
Une partie de la nuit se passa sans incident.
Nous guettions loccasion dagir. Nous parlions
peu, étant trop émus. Ned Land aurait voulu se
précipiter à la mer. Je le forçai dattendre.
Suivant moi, le Nautilus devait attaquer le deuxponts
à la surface des flots, et alors il serait non
seulement possible, mais facile de senfuir.
À trois heures du matin, inquiet, je montai sur
la plate-forme. Le capitaine Nemo ne lavait pas
quittée. Il était debout, à lavant, près de son
pavillon, quune légère brise déployait au-dessus
de sa tête. Il ne quittait pas le vaisseau des yeux.
Son regard, dune extraordinaire intensité,
semblait lattirer, le fasciner, lentraîner plus
sûrement que sil lui eût donné la remorque !
897
La lune passait alors au méridien. Jupiter se
levait dans lest. Au milieu de cette paisible
nature, le ciel et locéan rivalisaient de
tranquillité, et la mer offrait à lastre des nuits le
plus beau miroir qui eût jamais reflété son image.
Et quand je pensais à ce calme profond des
éléments, comparé à toutes ces colères qui
couvaient dans les flancs de limperceptible
Nautilus, je sentais frissonner tout mon être.
Le vaisseau se tenait à deux milles de nous. Il
sétait rapproché, marchant toujours vers cet éclat
phosphorescent qui signalait la présence du
Nautilus. Je vis ses feux de position, vert et
rouge, et son fanal blanc suspendu au grand étai
de misaine. Une vague réverbération éclairait son
gréement et indiquait que les feux étaient poussés
à outrance. Des gerbes détincelles, des scories de
charbons enflammés, séchappant de ses
cheminées, étoilaient latmosphère.
Je demeurai ainsi jusquà six heures du matin,
sans que le capitaine Nemo eût paru
mapercevoir. Le vaisseau nous restait à un mille
et demi, et avec les premières lueurs du jour, sa
898
canonnade recommença. Le moment ne pouvait
être éloigné où, le Nautilus attaquant son
adversaire, mes compagnons et moi, nous
quitterions pour jamais cet homme que je nosais
juger.
Je me disposais à descendre afin de les
prévenir, lorsque le second monta sur la plateforme.
Plusieurs marins laccompagnaient. Le
capitaine Nemo ne les vit pas ou ne voulut pas les
voir. Certaines dispositions furent prises quon
aurait pu appeler « le branle-bas de combat » du
Nautilus. Elles étaient très simples. La filière qui
formait balustrade autour de la plate-forme, fut
abaissée. De même, les cages du fanal et du
timonier rentrèrent dans la coque de manière à
laffleurer seulement. La surface du long cigare
de tôle noffrait plus une seule saillie qui pût
gêner sa manoeuvre.
Je revins au salon. Le Nautilus émergeait
toujours. Quelques lueurs matinales sinfiltraient
dans la couche liquide. Sous certaines
ondulations des lames, les vitres sanimaient des
rougeurs du soleil levant. Ce terrible jour du 2
899
juin se levait.
À cinq heures, le loch mapprit que la vitesse
du Nautilus se modérait. Je compris quil se
laissait approcher. Dailleurs les détonations se
faisaient plus violemment entendre. Les boulets
labouraient leau ambiante et sy vissaient avec
un sifflement singulier.
« Mes amis, dis-je, le moment est venu. Une
poignée de main, et que Dieu nous garde ! »
Ned Land était résolu, Conseil calme, moi
nerveux, me contenant à peine.
Nous passâmes dans la bibliothèque. Au
moment où je poussais la porte qui souvrait sur
la cage de lescalier central, jentendis le panneau
supérieur se fermer brusquement.
Le Canadien sélança sur les marches, mais je
larrêtai. Un sifflement bien connu mapprenait
que leau pénétrait dans les réservoirs du bord.
En effet, en peu dinstants, le Nautilus
simmergea à quelques mètres au-dessous de la
surface des flots.
Je compris sa manoeuvre. Il était trop tard pour
900
agir. Le Nautilus ne songeait pas à frapper le
deux-ponts dans son impénétrable cuirasse, mais
au-dessous de sa ligne de flottaison, là où la
carapace métallique ne protège plus le bordé.
Nous étions emprisonnés de nouveau, témoins
obligés du sinistre drame qui se préparait.
Dailleurs, nous eûmes à peine le temps de
réfléchir. Réfugiés dans ma chambre, nous nous
regardions sans prononcer une parole. Une
stupeur profonde sétait emparée de mon esprit.
Le mouvement de la pensée sarrêtait en moi. Je
me trouvais dans cet état pénible qui précède
lattente dune détonation épouvantable.
Jattendais, jécoutais, je ne vivais que par le sens
de louïe !
Cependant, la vitesse du Nautilus saccrut
sensiblement. Cétait son élan quil prenait ainsi.
Toute sa coque frémissait.
Soudain, je poussai un cri. Un choc eut lieu,
mais relativement léger. Je sentis la force
pénétrante de léperon dacier. Jentendis des
éraillements, des raclements. Mais le Nautilus,
emporté par sa puissance de propulsion, passait
901
au travers de la masse du vaisseau comme
laiguille du voilier à travers la toile !
Je ne pus y tenir. Fou, éperdu, je mélançai
hors de ma chambre et me précipitai dans le
salon.
Le capitaine Nemo était là. Muet, sombre,
implacable, il regardait par le panneau de bâbord.
Une masse énorme sombrait sous les eaux, et
pour ne rien perdre de son agonie, le Nautilus
descendait dans labîme avec elle. À dix mètres
de moi, je vis cette coque entrouverte, où leau
senfonçait avec un bruit de tonnerre, puis la
double ligne des canons et les bastingages. Le
pont était couvert dombres noires qui sagitaient.
Leau montait. Les malheureux sélançaient
dans les haubans, saccrochaient aux mâts, se
tordaient sous les eaux. Cétait une fourmilière
humaine surprise par lenvahissement dune
mer !
Paralysé, raidi par langoisse, les cheveux
hérissés, loeil démesurément ouvert, la
respiration incomplète, sans souffle, sans voix, je
902
regardais, moi aussi ! Une irrésistible attraction
me collait à la vitre !
Lénorme vaisseau senfonçait lentement. Le
Nautilus, le suivant, épiait tous ses mouvements.
Tout à coup, une explosion se produisit. Lair
comprimé fit voler les ponts du bâtiment comme
si le feu eût pris aux soutes. La poussée des eaux
fut telle que le Nautilus dévia.
Alors le malheureux navire senfonça plus
rapidement. Ses hunes, chargées de victimes,
apparurent, ensuite ses barres, pliant sous des
grappes dhommes, enfin le sommet de son grand
mât. Puis, la masse sombre disparut, et avec elle
cet équipage de cadavres entraînés par un
formidable remous...
Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce
terrible justicier, véritable archange de la haine,
regardait toujours. Quand tout fut fini, le
capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte de sa
chambre, louvrit et entra. Je le suivis des yeux.
Sur le panneau du fond, au-dessous des
portraits de ses héros, je vis le portrait dune
femme jeune encore et de deux petits enfants. Le
903
capitaine Nemo les regarda pendant quelques
instants, leur tendit les bras, et, sagenouillant, il
fondit en sanglots.
904
XXII
Les dernières paroles du capitaine Némo
Les panneaux sétaient refermés sur cette
vision effrayante, mais la lumière navait pas été
rendue au salon. À lintérieur du Nautilus, ce
nétaient que ténèbres et silence. Il quittait ce lieu
de désolation, à cent pieds sous les eaux, avec
une rapidité prodigieuse. Où allait-il ? Au nord
ou au sud ? Où fuyait cet homme après cette
horrible représaille ?
Jétais rentré dans ma chambre où Ned et
Conseil se tenaient silencieusement. Jéprouvais
une insurmontable horreur pour le capitaine
Nemo. Quoi quil eût souffert de la part des
hommes, il navait pas le droit de punir ainsi. Il
mavait fait, sinon le complice, du moins le
témoin de ses vengeances ! Cétait déjà trop.
905
À onze heures, la clarté électrique réapparut.
Je passai dans le salon. Il était désert. Je consultai
les divers instruments. Le Nautilus fuyait dans le
nord avec une rapidité de vingt-cinq milles à
lheure, tantôt à la surface de la mer, tantôt à
trente pieds au-dessous.
Relèvement fait sur la carte, je vis que nous
passions à louvert de la Manche, et que notre
direction nous portait vers les mers boréales avec
une incomparable vitesse.
À peine pouvais-je saisir à leur rapide passage
des squales au long nez, des squales-marteaux,
des roussettes qui fréquentent ces eaux, de grands
aigles de mer, des nuées dhippocampes,
semblables aux cavaliers du jeu déchecs, des
anguilles sagitant comme les serpenteaux dun
feu dartifice, des armées de crabes qui fuyaient
obliquement en croisant leurs pinces sur leur
carapace, enfin des troupes de marsouins qui
luttaient de rapidité avec le Nautilus. Mais
dobserver, détudier, de classer, il nétait plus
question alors.
Le soir, nous avions franchi deux cents lieues
906
de lAtlantique. Lombre se fit, et la mer fut
envahie par les ténèbres jusquau lever de la lune.
Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir.
Jétais assailli de cauchemars. Lhorrible scène
de destruction se répétait dans mon esprit.
Depuis ce jour, qui pourra dire jusquoù nous
entraîna le Nautilus dans ce bassin de
lAtlantique nord ? Toujours avec une vitesse
inappréciable ! Toujours au milieu des brumes
hyperboréennes ! Toucha-t-il aux pointes du
Spitzberg, aux accores de la Nouvelle-Zemble ?
Parcourut-il ces mers ignorées, la mer Blanche, la
mer de Kara, le golfe de lObi, larchipel de
Liarrov, et ces rivages inconnus de la côte
asiatique ? Je ne saurais le dire. Le temps qui
sécoulait je ne pouvais plus lévaluer. Lheure
avait été suspendue aux horloges du bord. Il
semblait que la nuit et le jour, comme dans les
contrées polaires, ne suivaient plus leur cours
régulier. Je me sentais entraîné dans ce domaine
de létrange où se mouvait à laise limagination
surmenée dEdgar Poe. À chaque instant, je
mattendais à voir, comme le fabuleux Gordon
907
Pym, « cette figure humaine voilée, de proportion
beaucoup plus vaste que celle daucun habitant
de la terre, jetée en travers de cette cataracte qui
défend les abords du pôle » !
Jestime mais je me trompe peut-être ,
jestime que cette course aventureuse du Nautilus
se prolongea pendant quinze ou vingt jours, et je
ne sais ce quelle aurait duré, sans la catastrophe
qui termina ce voyage. Du capitaine Nemo, il
nétait plus question. De son second, pas
davantage. Pas un homme de léquipage ne fut
visible un seul instant. Presque incessamment, le
Nautilus flottait sous les eaux. Quand il remontait
à leur surface afin de renouveler son air, les
panneaux souvraient ou se refermaient
automatiquement. Plus de point reporté sur le
planisphère. Je ne savais où nous étions.
Je dirai aussi que le Canadien, à bout de forces
et de patience, ne paraissait plus. Conseil ne
pouvait en tirer un seul mot, et craignait que,
dans un accès de délire et sous lempire dune
nostalgie effrayante, il ne se tuât. Il le surveillait
donc avec un dévouement de tous les instants.
908
On comprend que, dans ces conditions, la
situation nétait plus tenable.
Un matin à quelle date, je ne saurais le dire
, je métais assoupi vers les premières heures du
jour, assoupissement pénible et maladif. Quand je
méveillai, je vis Ned Land se pencher sur moi, et
je lentendis me dire à voix basse :
« Nous allons fuir ! »
Je me redressai.
« Quand fuyons-nous ? demandai-je.
La nuit prochaine. Toute surveillance semble
avoir disparu du Nautilus. On dirait que la
stupeur règne à bord. Vous serez prêt, monsieur ?
Oui. Où sommes-nous ?
En vue de terres que je viens de relever ce
matin au milieu des brumes, à vingt milles dans
lest.
Quelles sont ces terres ?
Je lignore, mais quelles quelles soient,
nous nous y réfugierons.
Oui ! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dût
909
la mer nous engloutir !
La mer est mauvaise, le vent violent, mais
vingt milles à faire dans cette légère embarcation
du Nautilus ne meffraient pas. Jai pu y
transporter quelques vivres et quelques bouteilles
deau à linsu de léquipage.
Je vous suivrai.
Dailleurs, ajouta le Canadien, si je suis
surpris, je me défends, je me fais tuer.
Nous mourrons ensemble, ami Ned. »
Jétais décidé à tout. Le Canadien me quitta.
Je gagnai la plate-forme, sur laquelle je pouvais à
peine me maintenir contre le choc des lames. Le
ciel était menaçant, mais puisque la terre était là
dans ces brumes épaisses, il fallait fuir. Nous ne
devions perdre ni un jour ni une heure.
Je revins au salon, craignant et désirant tout à
la fois de rencontrer le capitaine Nemo, voulant
et ne voulant plus le voir. Que lui aurais-je dit ?
Pouvais-je lui cacher linvolontaire horreur quil
minspirait ! Non ! Mieux valait ne pas me
trouver face à face avec lui ! Mieux valait
910
loublier ! Et pourtant !
Combien fut longue cette journée, la dernière
que je dusse passer à bord du Nautilus ! Je restais
seul. Ned Land et Conseil évitaient de me parler
par crainte de se trahir.
À six heures, je dînai, mais je navais pas
faim. Je me forçai à manger, malgré mes
répugnances, ne voulant pas maffaiblir.
À six heures et demie, Ned Land entra dans
ma chambre. Il me dit :
« Nous ne nous reverrons pas avant notre
départ. À dix heures, la lune ne sera pas encore
levée, Nous profiterons de lobscurité. Venez au
canot. Conseil et moi, nous vous y attendrons. »
Puis le Canadien sortit, sans mavoir donné le
temps de lui répondre.
Je voulus vérifier la direction du Nautilus. Je
me rendis au salon. Nous courions nord-nord-est
avec une vitesse effrayante, par cinquante mètres
de profondeur.
Je jetai un dernier regard sur ces merveilles de
la nature, sur ces richesses de lart entassées dans
911
ce musée, sur cette collection sans rivale destinée
à périr un jour au fond des mers avec celui qui
lavait formée. Je voulus fixer dans mon esprit
une impression suprême. Je restai une heure
ainsi, baigné dans les effluves du plafond
lumineux, et passant en revue ces trésors
resplendissants sous leurs vitrines. Puis, je revins
à ma chambre.
Là, je revêtis de solides vêtements de mer. Je
rassemblai mes notes et les serrai précieusement
sur moi. Mon coeur battait avec force. Je ne
pouvais en comprimer les pulsations.
Certainement, mon trouble, mon agitation
meussent trahi aux yeux du capitaine Nemo.
Que faisait-il en ce moment ? Jécoutai à la
porte de sa chambre. Jentendis un bruit de pas.
Le capitaine Nemo était là. Il ne sétait pas
couché. À chaque mouvement, il me semblait
quil allait mapparaître et me demander pourquoi
je voulais fuir ! Jéprouvais des alertes
incessantes. Mon imagination les grossissait.
Cette impression devint si poignante que je me
demandai sil ne valait pas mieux entrer dans la
912
chambre du capitaine, le voir face à face, le
braver du geste et du regard !
Cétait une inspiration de fou. Je me retins
heureusement, et je métendis sur mon lit pour
apaiser en moi les agitations du corps. Mes nerfs
se calmèrent un peu, mais, le cerveau surexcité,
je revis dans un rapide souvenir toute mon
existence à bord du Nautilus, tous les incidents
heureux ou malheureux qui lavaient traversée
depuis ma disparition de lAbraham Lincoln, les
chasses sous-marines, le détroit de Torrès, les
sauvages de la Papouasie, léchouement, le
cimetière de corail, le passage de Suez, lîle de
Santorin, le plongeur crétois, la baie de Vigo,
lAtlantide, la banquise, le pôle Sud,
lemprisonnement dans les glaces, le combat des
poulpes, la tempête du Gulf Stream, le Vengeur,
et cette horrible scène du vaisseau coulé avec son
équipage !... Tous ces événements passèrent
devant mes yeux, comme ces toiles de fond qui se
déroulent à larrière-plan dun théâtre. Alors le
capitaine Nemo grandissait démesurément dans
ce milieu étrange. Son type saccentuait et prenait
des proportions surhumaines. Ce nétait plus mon
913
semblable, cétait lhomme des eaux, le génie des
mers.
Il était alors neuf heures et demie. Je tenais ma
tête à deux mains pour lempêcher déclater. Je
fermais les yeux. Je ne voulais plus penser. Une
demi-heure dattente encore ! Une demi-heure
dun cauchemar qui pouvait me rendre fou !
En ce moment, jentendis les vagues accords
de lorgue, une harmonie triste sous un chant
indéfinissable, véritables plaintes dune âme qui
veut briser ses liens terrestres. Jécoutai par tous
mes sens à la fois, respirant à peine, plongé
comme le capitaine Nemo dans ces extases
musicales qui lentraînaient hors des limites de ce
monde.
Puis, une pensée soudaine me terrifia. Le
capitaine Nemo avait quitté sa chambre. Il était
dans ce salon que je devais traverser pour fuir.
Là, je le rencontrerais une dernière fois. Il me
verrait, il me parlerait peut-être ! Un geste de lui
pouvait manéantir, un seul mot, menchaîner à
son bord !
Cependant, dix heures allaient sonner. Le
914
moment était venu de quitter ma chambre et de
rejoindre mes compagnons.
Il ny avait pas à hésiter, dût le capitaine
Nemo se dresser devant moi. Jouvris ma porte
avec précaution, et cependant, il me sembla quen
tournant sur ses gonds, elle faisait un bruit
effrayant. Peut-être ce bruit nexistait-il que dans
mon imagination !
Je mavançai en rampant à travers les
coursives obscures du Nautilus, marrêtant à
chaque pas pour comprimer les battements de
mon coeur.
Jarrivai à la porte angulaire du salon. Je
louvris doucement. Le salon était plongé dans
une obscurité profonde. Les accords de lorgue
résonnaient faiblement. Le capitaine Nemo était
là. Il ne me voyait pas. Je crois même quen
pleine lumière, il ne meût pas aperçu, tant son
extase labsorbait tout entier.
Je me traînai sur le tapis, évitant le moindre
heurt dont le bruit eût pu trahir ma présence. Il
me fallut cinq minutes pour gagner la porte du
fond qui donnait sur la bibliothèque.
915
Jallais louvrir, quand un soupir du capitaine
Nemo me cloua sur place. Je compris quil se
levait. Je lentrevis même, car quelques rayons de
la bibliothèque éclairée filtraient jusquau salon.
Il vint vers moi, les bras croisés, silencieux,
glissant plutôt que marchant, comme un spectre.
Sa poitrine oppressée se gonflait de sanglots. Et
je lentendis murmurer ces paroles les dernières
qui aient frappé mon oreille :
« Dieu tout-puissant ! assez ! assez ! »
Était-ce laveu du remords qui séchappait
ainsi de la conscience de cet homme ?...
Éperdu, je me précipitai dans la bibliothèque.
Je montai lescalier central, et, suivant la coursive
supérieure, jarrivai au canot. Jy pénétrai par
louverture qui avait déjà livré passage à mes
deux compagnons.
« Partons ! Partons ! mécriai-je.
À linstant ! » répondit le Canadien.
Lorifice évidé dans la tôle du Nautilus fut
préalablement fermé et boulonné au moyen dune
clef anglaise dont Ned Land sétait muni.
916
Louverture du canot se ferma également, et le
Canadien commença à dévisser les écrous qui
nous retenaient encore au bateau sous-marin.
Soudain un bruit intérieur se fit entendre. Des
voix se répondaient avec vivacité. Quy avait-il ?
Sétait-on aperçu de notre fuite ? Je sentis que
Ned Land me glissait un poignard dans la main.
« Oui ! murmurai-je, nous saurons mourir ! »
Le Canadien sétait arrêté dans son travail.
Mais un mot, vingt fois répété, un mot terrible,
me révéla la cause de cette agitation qui se
propageait à bord du Nautilus. Ce nétait pas à
nous que son équipage en voulait !
« Maelström ! Maelström ! » sécriait-il.
Le maelström ! Un nom plus effrayant dans
une situation plus effrayante pouvait-il retentir à
notre oreille ? Nous trouvions-nous donc sur ces
dangereux parages de la côte norvégienne ? Le
Nautilus était-il entraîné dans ce gouffre, au
moment où notre canot allait se détacher de ses
flancs ?
On sait quau moment du flux, les eaux
917
resserrées entre les îles Feroë et Loffoden sont
précipitées avec une irrésistible violence. Elles
forment un tourbillon dont aucun navire na
jamais pu sortir. De tous les points de lhorizon
accourent des lames monstrueuses. Elles forment
ce gouffre justement appelé le « Nombril de
lOcéan », dont la puissance dattraction sétend
jusquà une distance de quinze kilomètres. Là
sont aspirés non seulement les navires, mais les
baleines, mais aussi les ours blancs des régions
boréales.
Cest là que le Nautilus involontairement ou
volontairement peut-être avait été engagé par
son capitaine. Il décrivait une spirale dont le
rayon diminuait de plus en plus. Ainsi que lui, le
canot, encore accroché à son flanc, était emporté
avec une vitesse vertigineuse. Je le sentais.
Jéprouvais ce tournoiement maladif qui succède
à un mouvement de giration trop prolongé. Nous
étions dans lépouvante, dans lhorreur portée à
son comble, la circulation suspendue, linfluence
nerveuse annihilée, traversés de sueurs froides
comme les sueurs de lagonie ! Et quel bruit
autour de notre frêle canot ! Quels mugissements
918
que lécho répétait à une distance de plusieurs
milles ! Quel fracas que celui de ces eaux brisées
sur les roches aiguës du fond, là où les corps les
plus durs se brisent, là où les troncs darbres
susent et se font « une fourrure de poils », selon
lexpression norvégienne !
Quelle situation ! Nous étions ballottés
affreusement. Le Nautilus se défendait comme un
être humain. Ses muscles dacier craquaient.
Parfois il se dressait, et nous avec lui !
« Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les
écrous En restant attachés au Nautilus, nous
pouvons nous sauver encore... ! »
Il navait pas achevé de parler, quun
craquement se produisait. Les écrous manquaient,
et le canot, arraché de son alvéole, était lancé
comme la pierre dune fronde au milieu du
tourbillon.
Ma tête porta sur une membrure de fer, et,
sous ce choc violent, je perdis connaissance.
919
XXIII
Conclusion
Voici la conclusion de ce voyage sous les
mers. Ce qui se passa pendant cette nuit,
comment le canot échappa au formidable remous
du Maelström, comment Ned Land, Conseil et
moi, nous sortîmes du gouffre, je ne saurai le
dire. Mais quand je revins à moi, jétais couché
dans la cabane dun pêcheur des îles Loffoden.
Mes deux compagnons, sains et saufs, étaient
près de moi et me pressaient les mains. Nous
nous embrassâmes avec effusion.
En ce moment, nous ne pouvons songer à
regagner la France. Les moyens de
communication entre la Norvège septentrionale et
le sud sont rares. Je suis donc forcé dattendre le
passage du bateau à vapeur qui fait le service
bimensuel du cap Nord.
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Cest donc là, au milieu de ces braves gens qui
nous ont recueillis, que je revois le récit de ces
aventures. Il est exact. Pas un fait na été omis,
pas un détail na été exagéré. Cest la narration
fidèle de cette invraisemblable expédition sous un
élément inaccessible à lhomme, et dont le
progrès rendra les routes libres un jour.
Me croira-t-on ? Je ne sais. Peu importe, après
tout. Ce que je puis affirmer maintenant, cest
mon droit de parler de ces mers sous lesquelles,
en moins de dix mois, jai franchi vingt mille
lieues, de ce tour du monde sous-marin qui ma
révélé tant de merveilles à travers le Pacifique,
locéan Indien, la mer Rouge, la Méditerranée,
lAtlantique, les mers australes et boréales !
Mais quest devenu le Nautilus ? A-t-il résisté
aux étreintes du maelström ? Le capitaine Nemo
vit-il encore ? Poursuit-il sous locéan ses
effrayantes représailles, ou sest-il arrêté devant
cette dernière hécatombe ? Les flots apporterontils
un jour ce manuscrit qui renferme toute
lhistoire de sa vie ? Saurai-je enfin le nom de cet
homme ? Le vaisseau disparu nous dira-t-il, par
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sa nationalité, la nationalité du capitaine Nemo ?
Je lespère. Jespère également que son
puissant appareil a vaincu la mer dans son
gouffre le plus terrible, et que le Nautilus a
survécu là où tant de navires ont péri ! Sil en est
ainsi, si le capitaine Nemo habite toujours cet
Océan, sa patrie dadoption, puisse la haine
sapaiser dans ce coeur farouche ! Que la
contemplation de tant de merveilles éteigne en lui
lesprit de vengeance ! Que le justicier sefface,
que le savant continue la paisible exploration des
mers ! Si sa destinée est étrange, elle est sublime
aussi. Ne lai-je pas compris par moi-même ?
Nai-je pas vécu dix mois de cette existence
extra-naturelle ? Aussi, à cette demande posée, il
y a six mille ans, par lEcclésiaste : « Qui a
jamais pu sonder les profondeurs de labîme ? »
deux hommes entre tous les hommes ont le droit
de répondre maintenant. Le capitaine Nemo et
moi.
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Cet ouvrage est le 48e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.
La Bibliothèque électronique du Québec
est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.
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